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Conformisme et complotisme

Au lendemain de l’emprisonnement de Dominique Strauss-Kahn pour viol, le cinéaste Éric Rochant à l’émission du lundi 16 mai 2011 Ce Soir (ou jamais !) de Frédéric Taddéi intitulée "DSK inculpé pour viol, la France sous le choc", fait une  intervention très révélatrice sur la motivation que pour lui, l’opinion publique[1] et la majorité de la classe médiatique peuvent avoir d’être anti-complotistes jusqu’alors et complotistes depuis la veille (voir un précédent texte : DSK et les nouveaux complotistes), c’est-à-dire le confort d’un certain conformisme.

Avant de l’analyser, je retranscris la plupart de son discours, en mettant en gras les mots importants, qu’il répète d’ailleurs souvent :

« Moi, je ne connais pas Dominique Strauss-Kahn. Je ne sais rien de sa vie privée. Je n’ai même lu aucun livre sur lui. Je suis, à mon avis, comme énormément de gens. C’est un homme politique, c’est le directeur du FMI, c’est… c’était un éventuel candidat, et peut-être même président de la République. Je ne sais que ça. […] L’événement majeur qui a eu lieu, c’est un événement extrêmement angoissant. C’est pas… on n’est pas en train de charger l’homme ou de le défendre. Ce qui est vrai à mon avis, pour des gens comme moi qui ne le connaissent pas, c’est que c’est extrêmement angoissant. Pourquoi c’est angoissant ? Parce que ça échappe à toutes les catégories qu’on a pu, qu'on aurait pu, qu’on a pu avoir, qu’on aurait pu organiser pour prévoir l’avenir, pour prévoir ce qui allait se passer. On allait entrer dans une bataille politique majeure en France, c’est le directeur du FMI, et tout d’un coup, y a cet événement qui vient bousculer toutes nos catégories, et on est en même temps sidérés, y a ce mot[2] qui a été prononcé, on est sidérés par l’événement. On est traumatisés, et à mon avis on est totalement angoissés par l’événement. De la même manière, On est angoissés à chaque fois qu’un événement sort, c’est-à-dire fait déborder le réel par rapport à ce qu’on attendait, même, même si on attend des choses qui peuvent arriver. C’est-à-dire que, on m’aurait dit, Strauss-Kahn a une maîtresse, tout ça c’était bien organisé. Là, on parle de viol, c’est-à-dire que Strauss-Kahn, il s’est jeté sur une femme de chambre dans et… [« se serait, se serait », rectifie Clémentine Autin] Oui, enfin, c’est ce qu’on dit, se serait... Et donc, on parle de viol. C’est absolument traumatisant. C’est traumatisant parce qu’en fait, j’allais dire, y a deux films qui se déroulent en même temps, deux films contradictoires. Je parle de film, comme vous m’avez invité en tant que cinéaste. Bon. Il y a le film qui est une comédie dramatique qui est proche du tragique. C’est le film qui dirait quoi ? que la pulsion est plus importante que l’ambition ; la pulsion terrasse l’ambition. Quand même, là, on parle d’une pulsion qui est vraiment une misérable petite pulsion, franchement, on est dans la misère, on est dans la misère sexuelle aujourd’hui là, dans cette histoire ; et elle terrasse la plus grande des ambitions. C’est un homme qui a un rang de… qui a un rang de chef d’État. C’est un...le futur, enfin on disait de lui qu’il était futur candidat, peut-être le futur président. Donc, c’est l’ambition suprême. Donc là, c’est un film qui dirait : « Voilà, la pulsion est plus forte que l’ambition. ». C’est extraordinaire. On a déjà eu cette, on a déjà été confronté à cette réalité ; ça n’a rien à voir, c’est sûrement moins grave ; c’est le coup de boule de Zidane. C’était pareil, c’est-à-dire que tout d’un coup, on était, on avait un scénario ; je vais dire, on était prêts à avoir tous les scénarios possibles sur la Coupe du Monde, et tout d’un coup, y a un événement qui déborde, qui… qui… déborde toutes les catégories qu’on peut avoir, où la pulsion, hein, la pulsion, une petite pulsion, disons, la pulsion terrasse l’ambition... […] C’est un événement qui me parait être angoissant car il déborde les catégories qu’on peut avoir... C’est-à-dire, euh, qu’il est traumatisant. Je pense qu’il est traumatisant pour beaucoup de gens. Et comme il est angoissant, comme il est angoissant, comme à chaque fois qu’il y a un événement angoissant, on, on, on se, on va se protéger avec la théorie du complot ; parce que la théorie du complot sert à ça : elle sert à se protéger contre l’angoisse face à un événement. Quand le 11 septembre était un événement extrêmement angoissant pour tout le monde, parce qu’il débordait tout ce qu’on pouvait imaginer, et évidemment, à ce moment-là, la théorie du complot vient nous protéger de cette angoisse, parce qu’elle apporte enfin la sérénité, elle apporte une explication, elle met une volonté derrière les événements, qui probablement sont beaucoup plus complexes que ça et grâce à ça, on revient quand même à des choses un peu plus simples dans lesquelles on peut se retrouver. Je pense que… Je parle de ça parce que en fait, je suis jamais adepte de la théorie du complot, je pense que… on a envie, on a envie de se dire : « Non, c’est une machination. » ; on a envie parce que c’est moins angoissant. Si ce n’est pas ça, c’est extrêmement traumatisant, bon... […] Tout le monde se dit : « Un homme comme ça doit pouvoir à un moment donné… j’ai entendu un moment, ça n’est pas possible, ce qui l’attend, le destin qui l’attend, doit écraser absolument tout... Son comportement doit être moral, et cetera, absolument moral… »

Au début, Éric Rochant affirme l’ignorance commune de la personnalité de DSK (alors qu’à la fin il invoque le stéréotype d’ « un homme comme ça ».

Ensuite, il met en avant l’émotion désagréable que lui et ses semblables ressentent en apprenant un événement qui « sort », « déborde » du cadre (« catégorie », « scénario », « destin ») « organisé », préparé (« prêt »), attendu, anticipé, assimilé, à tel point qu’il parle de « sidération », un étonnement très intense, l’étonnement étant « une émotion causée par un événement ou une réalité qui conduit à se poser des questions du fait de son caractère inhabituel, inattendu, étrange, difficile à expliquer ».

Après, il oppose la « pulsion » (sexuelle, en l’occurrence) et l’ « ambition » et qualifie la première de « misérable », de « misère », de « petite », et la seconde de « suprême » car il s’agit de devenir le « chef d’État », au-dessus de tous les Français dans la hiérarchie (et par ailleurs le plus immunisé de toute poursuite judiciaire, et donc intouchable, comme immatériel, sans corps, sans pulsion physique).

Son opposition entre « misère » et « ambition » de « chef d’État » rappelle la fable Les Animaux malades de la peste de Jean de La Fontaine, dont les deux derniers vers concluent :

« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

Le tableau (cadre) analogique est « simple » dans son manichéisme d’un « destin » tout tracé par les médias, les sondages et toutes les histoires qu’on nous raconte (Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, de Christian Salmon) :

Puissant

Blanc

Misérable

Noir

 

Éric Rochant imite et répète ces « jugements de cour » : ignorant, comme la plupart des gens, des rares informations qui avaient publiquement filtré de la nomenklatura (la surclasse) sur les antécédents sexuels de DSK, il continue la reproduction coutumière et moutonnière, dans sa misère consensuelle. C’est un patriote, soumis au modèle du père puissant et incontestable (paradoxalement pour son discours, son film Les Patriotes met en scène des agents de services secrets, obéissants, qui complotent pour leur nation…).

Il invoque, pour résoudre la dissonance cognitive[3], le recours anxiolytique à « la théorie du complot » : si DSK est accusé, ce n’est parce qu’il est coupable, puisqu’il est au-dessus de la mêlée des pulsions, par-delà le mal de l’en deçà : dans le bien commun. La bave d’un terrestre crapaud comploteur a voulu atteindre la blanche colombe aérienne de la paix de la haute finance.

Et c’est là qu’il trébuche dans son discours. Il explique la théorie d’un complot, sous-entendu un complot interne, et non pas le complot officiellement attribué à des islamistes à cutter, pour les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis par une quête de « sérénité », et c’est là qu’il mélange tout, inconscient de son conformisme, en gnou de la pensée, dirait l’humoriste Marc Jolivet, se précipitant dans le gouffre de l’incohérence. Car, pour un occidental comme lui, on va mieux « se protéger de l’angoisse » en attribuant « une volonté derrière les événements » à un ennemi extérieur, étranger, différent. Dans tous les cas, il y a complot (interne ou externe) et terrorisme (d’État ou de rebelles), et nécessairement « une volonté derrière les événements » : personne n’a prétendu que c’était une catastrophe naturelle. Éric Rochant, faisant partie de la classe sociale occidentale dominante, a bien moins d’angoisse à avaler la « théorie du complot » islamiste extérieur, que la « théorie du complot » occidental interne, car, en citant à nouveau le judicieux Jean de La Fontaine dans L'Aigle et le Hibou, il s’agit de « la commune loi | Qui veut qu'on trouve son semblable | Beau, bien fait, et sur tous aimable ». Et c’est donc la poutre qu’il ne voit pas dans son œil. Fort peu charitable chrétiennement, il ne peut, il ne veut imaginer que les premiers puissent être des derniers, et les derniers des premiers. Pourtant producteur de spectacles (qu’il doit croire plus vrais que vrais), il n’imagine pas comme Guy Debord dans La Société du spectacle que : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. ».

Espérons qu’à New York, loin de sa surclasse latine péri-berlusconienne[4], le jugement de DSK ne soit pas de cour, mais de justice.



[1] Le cartel médiatique RMC + BFM TV + 20 Minutes nous présente dans un sondage de l’ « opinion publique » française, selon lequel sur 1007 personnes interrogées le 16 mai 2011 selon la méthode des quotas, 57 % (70 % parmi les sympathisants du Parti Socialiste) pensent que DSK est victime d’un complot, et 32 % que non (23 % parmi les sympathisants du PS).

[2] Stéphane Rozès, politologue président de l'institut Cap : « le pays est en état de sidération […] il y a un choc du fait de l'écart entre la fonction de DSK et la perspective qu'il aille à la présidentielle de 2012, et la gravité des accusations. […] Ce n'est pas dans nos codes. Les Français étaient fiers de DSK, directeur du FMI au travail apprécié et d'un coup les médias renvoient au personnage d'une mauvaise série américaine : l'effet est un peu irréel. »

Dans le même article, des Français expriment leur trouble : « Exemple, Gilles, consultant, 28 ans : "On connaissait son passé de séducteur invétéré. Mais ça paraît irréel de voir la décadence d'un homme promis à la fonction présidentielle qui, du jour au lendemain, se retrouve dans une prison miteuse". », « "Pour moi il a été piégé. C'est quand même un grand homme, je ne le vois pas faire quelque chose comme ça", déclarait dimanche matin Huguette Nkoua 41 ans ».

[3] Denis Muzet, sociologue des médias, invoque aussi la dissonance cognitive pour expliquer le sondage soi-disant « surprenant » : « Les Français ont été sidérés, au sens fort du mot, en apprenant la nouvelle. Pour réduire la distance entre l'empathie qu'ils avaient accumulée en faveur du directeur du FMI, présenté comme le futur candidat socialiste à la présidentielle, et cet événement bloquant soudainement sa candidature, ils ont eu recours au déni. Si lui n'est pas coupable, la seule explication possible est celle du complot. Ce chiffre de 57 % traduit l'ampleur du désarroi de l'opinion. » Les journalistes expliquent bien : « Dès dimanche, la classe politique et les intellectuels français, relayés par les grands médias, ont lancé leurs propres théories du complot, ce qui a pu libérer la parole de simples citoyens et contribuer à légitimer d'autres affabulations. » (http://wwwo.lemonde.fr/dsk/article/2011/05/19/la-theorie-du-complot-a-emerge-en-reponse-au-choc-cause-par-l-affaire-dsk_1524195_1522571.html).

[4] Les médias anglo-saxons parlent, comme le New York Times, d'un « code du silence » qui domine dans les médias sur les relations extraconjugales des politiciens, notamment de Dominique Strauss-Kahn et ajoute que « Dans les rédactions, tout le monde savait pour DSK ». Le Guardian évoque la collusion entre les patrons de presse français et les personnalités politiques. Le Wall Street Journal rappelle l'affaire de la fille cachée de Mitterrand ou de la séparation de Ségolène Royal et François Hollande. La BBC parle « de la culture macho » française et critique les « lâchetés » de nos médias vis-à-vis de « la vie privée des puissants ».


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4 réactions à cet article    


  • picpic 20 mai 2011 14:45

    Croire en la théorie de l’inside job, c’est basculer dans un monde infiniment plus angoissant, ou le gouvernement, celui qui est censé œuvrer pour notre bien est en réalité un monstre qui nous manipule depuis fort longtemps.
    C’est un changement de paradigme difficile à accepter.

    Quel est le mobile d’un conspirationniste ?
    Il bascule dans un monde ou l’ennemi est infiniment plus proche de lui et ou il s’isole et passe pour un illuminé s’il ose s’exprimer en publique.
    L’individu qui bascule d’un paradigme à un autre peut être comparer a ce que vit néo dans le film matrix...
    Sortir de la matrice,c’est basculer d’un monde confortable sécurisé mais faux à un monde de guerre délabré mais réel.
    Au fond, néo ne tire comme avantage de sa situation que de connaitre la vérité...

    L’individu qui croit dur comme fer en la version dites officiel (qui rappelons le est aussi un complot...)préserve inconsciemment son monde de sécurité et de confort ou son papa le gouvernement veille sur lui.

    il y a tout un article à pondre sur l’aspect psychologique, le leitmotiv du « chercheur de vérité » et de ses contradicteurs, malheureusement, je n’en ai pas les compétences.


    • flesh flesh 20 mai 2011 19:24
      Beau commentaire, picpic.

      J’en profite pour citer Morpheus :

      La Matrice est un système, Neo.
      Et ce système est notre ennemi.
      Quand on est à l’intérieur que voit-on ? Des hommes d’affaires, des professeurs, des avocats, des charpentiers...
      En attendant, ils font partie de ce système.
      Tu dois comprendre : ils ne supporteraient pas d’être débranchés. Certains sont si amorphes et tellement dépendants du système qu’ils se battraient pour le protéger.

    • Guido Falxius 20 mai 2011 16:50

      Rochant, en bon admirateur d’Israël (il a quand même réalisé Les Patriotes, avec le très mauvais Yvan Attal), est complètement perdu puisque son cher DSK qui devait assurer le poste tout nouveau de président de la France / d’Israël / du monde n’est plus en état de le faire. Balot !
      Il pourra peut-être nous parler des moeurs de Moshé Katsav, s’il les connait mieux...
      Mais c’est vrai que devant cette émission il m’a rendu fou par son incohérence. De toute façon c’est simple, sur le plateau ce soir-là les seules personnes sensées étaient C. Autain (pour la première fois de sa vie sûrement, comme quoi tout arrive) et Daniel Scheidermann, le seul qui a assumé franchement la réputation de harceleur de DSK que visiblement tout le monde savait sauf nous !


      • Herlock Sholmes Herlock Sholmes 21 mai 2011 12:32

        J’ai vu cette émission et je n’ai même pas retenu son nom tellement il était à côté de la plaque !


        La tactique des Puissants de ce monde, qui se prennent pour des demi-dieux, et de leurs fidèles valets, c’est de crier au complot lorsqu’ils sont pris la main dans le sac...

        Les fautifs, ce sont toujours les autres, jamais eux !

        Une bande de comédiens !

        De menteurs, voleurs, tricheurs, et plus encore...





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