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Crise de sens, crise de hiérarchisation

Ton seul libérateur c’est toi, criait dans le noir du dédain Wilhelm Reich voulant inciter le citoyen à penser et surtout à sentir plutôt que subir pulsions et idées préfabriquées. C’était une époque dure et manichéenne, qui, en enterrant le mal absolu que furent les camps d’extermination, se permit les plus grands abus et une répression systématique de la différence, se dédouanant en se pensant le pur bien, celui qui avait gagné la guerre. D’ailleurs, pour ceux qui acceptaient et s’épanouissaient dans la norme victorieuse, le quotidien n’était pas loin de cette réalité idéalisée, indiquant que nous vivions dans le meilleur des mondes.

La guerre froide figea cette situation, le nouvel antéchrist soviétique (et ce n’est pas le moindre de ses méfaits) introduisant un manichéisme des pour et des contre perpétuant des certitudes proches de la radicalité hindouiste : les pauvres paient une faute, non pas ancestrale mais congénitale, aggravée par celle d’être communiste. Les riches, en chien de faïence et miroir déformant, étant tout simplement coupables de l’être.

Et pourtant, cette période, du fait même d’être engagée, même si les engagements étaient simplificateurs, manichéens et contradictoires, du fait aussi d’être consciente du message mortifère de la deuxième guerre mondiale, produisit des citoyens répondant à l’appel de Wilhelm Reich, assumant un vertige philosophique et existentiel aussi diversifié qu’interrogateur, qu’il soit le fait de Sartre, d’Arendt ou d’Aaron. En assumant qu’elle est en crise, c’est-à-dire en instance de jugement, la période de l’après guerre engendra la modernité : le citoyen devint acteur de son histoire, fut passionné, se trompa souvent, mais ne lâchât pas l’utopie, ni le rêve, ni le projet, qu’il soient individuels ou, plus souvent encore, collectifs. Pendant une bonne dizaine d’années (et un peu plus dans le monde anglo-saxon), la création artistique s’adossa à ces interrogations, reprenant le flambeau de ce qui fut son apogée de l’entre deux guerres, inventant nouvelles formes de liberté et d’expression, créant, tout en la critiquant, une modernité inattendue, elle-même non exempte d’équivoques. Les luttes anti-impérialistes souvent idéalisées et celles pour une société plus juste et plus ouverte, libérée des carcans des traditionalismes, engendra un chaos situationniste dont le feed back s’infiltra autour d’une recherche effrénée du moi et un morcellement des intérêts enterrant la notion même de fraternité qui avait pourtant survécu aux trente glorieuses. A partir de la première crise pétrolière s’installa en occident une crise permanente, c’est-à-dire le contraire d’une crise-jugement. L’homme inquiet et s’interrogeant sur les formes collectives donnant un sens à son existence fut phagocyté par l’homme panique situant le urbi et orbi nul part et subissant l’Histoire comme un mécanisme machiavélique n’ayant d’autre but que de l’amputer de ses acquis. Les luttes syndicales s’identifièrent à un combat d’arrière garde, celles de la laïcisation sociétale à des exigences minoritaires d’un moi multiple. La contestation globale en tant que concept se déplaça à la marge tandis que la globalisation financière et politique s’installa tel un Prométhée nouveau libéré de sa damnation, comme un Dieu démiurge. 

Le temps fut segmenté à l’instar des décisions politiques qui prirent de plus en plus la forme de réponses - toujours inadéquates - à la crise permanente mais qui, dans les faits, action après action, installèrent la suprématie du marché comme réponse globale et sa non contestation comme une évidence. Ainsi, la crise-jugement disparût dans les limbes de l’instant, un instant anti-historique et répétitif, qui refuse d’être jugé à cause de l’urgence, elle même permanente.

Comme dans un film d’horreur, la suggestion d’une catastrophe à venir alterne avec une catastrophe choisie - quand elle n’est pas préméditée -, mondialisation et technologie offrant à chaque instant une palette de catastrophes dans laquelle il suffit de piocher. En conséquence, rien n’est vraiment important et tout est interchangeable comme le démontre le choix éditorial quotidien des médias. Une crise en chasse une autre, une guerre devient la précédente mais surtout pas sa conséquence. Cassez devient aisément Jeanne d’Arc, Delarue l’Ange déchu, la neige, tel un brouillard hollywoodien, efface les bombardements sur la route de Damas. Et comme un rituel lassant, les usines ferment, les citoyens s’appauvrissent, et les milliards s’accumulent (ou s’évaporent) dans une linéarité routinière incontestable.

En mai 68, deux cris annonciateurs résument, hélas, cette dérive a-historique. Jouir sans entraves et qu’est-ce qu’on veut ? TOUT. Si en 68, ces deux slogans furent collectifs et spécifiques à une situation précise, leur intemporalité contemporaine renverse radicalement leur signification. Si les fameux 1% en ont fait leur modus vivendi, les 99% qui s’en indignent ne jouissent plus, conscients désormais que la recherche du Tout les a menés à un Rien les enchaînant. 

Si ce constat global est nécessaire, il n’est pas suffisant. 

Prisonnier de la pensée panique, Guy Debord disait déjà : l’époque ne demande pas seulement de répondre vaguement à la question que faire, il s’agit maintenant de répondre, presque chaque semaine, à la question que se passe-t-il ? Or, comme l’indique Jaques Ellul, la « société technicienne » tend de plus en plus à se confondre avec le « système technicien » : produit de la conjonction du phénomène technique caractérisé par l’autonomie, l’unicité ou l’insécabilité, il se définit pourtant dans l’universalité et la totalisation. Donner à un fait, un sujet, une catastrophe, une guerre, une réforme un aspect universel et globalisateur, c’est nier la hiérarchie et la diversité de notre monde sous l’excuse que celui-ci s’est « globalisé ». C’est surtout s’abstraire du temps et de l’Histoire au nom de l’urgence et de la soi-disant « contraction du temps ». Ce n’est pas parce que l’ont ne jouit plus, que l’on subit une panique institutionnalisée, que ce que l’on conçoit ou que l’on désire prend une valeur universelle. Pour citer Raimon Panikkar, le fait de prendre un fait pour universel est un virus venant du Nominalisme et encore d’avant ; c’est une croyance selon laquelle en connaissant les parties on connaîtra le tout, et que pour connaître nous devons nous spécialiser dans quelque chose. Ainsi, commence la fragmentation de la connaissance qui conduit à la schizophrénie du connaissant.

 Les technostructures qui nous gouvernent ont tout intérêt à perpétuer ce mythe. La responsabilité du citoyen consiste à le réfuter. A recommencer à donner un sens et du sens, à hiérarchiser, à lutter contre ce bombardement d’insignifiance inculquée

Enfin, ce n’est pas parce que les réseaux sociaux le permettent que tout serait important à commencer par ce moi idéalisé et bétonné. Il faut peut-être revenir à Spinoza et assumer, comme lui le fait, que la distinction entre la durée et le temps confère un nouvel éclairage à l’opposition classique entre un temps physique et un temps psychologique, car le temps façonné par la conscience imaginative produit des effets dans le monde jusqu’à être confondu avec la durée réelle des choses. Aujourd’hui cela ne concerne pas uniquement la durée des choses mais aussi leur signification, leur importance et leur hiérarchie.


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14 réactions à cet article    


  • Robert GIL ROBERT GIL 9 février 2013 13:17

    Le W. REICH de l’article, c’est le même qui a dit : « La question n’est pas de savoir pourquoi il y a des gens qui jettent des pierres sur la police, mais de savoir pourquoi il y en a si peu » ?

    Quand a la hierarchisation, notament dans le travail, voir :
    http://2ccr.unblog.fr/2013/01/31/organisation-du-travail/


    • captain beefheart 10 février 2013 13:49

      C’est aussi le même dont les autorités fédérales américaines ont brûlé (!) tous les livres en 1956 sur décision judiciaire. On peut être sûr que ces mêmes livres sont étudié intensivement par les services secrètes et les organes cachés du New World Order.


    • Mani Mani 9 février 2013 13:50

      Tout à fait d’accord.

      De plus et en complément, il semble élémentaire d’après moi de se questionner sur la façon dont ce système ultra hiérarchisé et son acceptation par le public a put être établie.
      Je pense que bien malgré lui, Darwin (qui lui même s’opposait a ce qui devint le « Darwinisme Social ») et sa théorie sur l’évolution des espèce y a grandement contribué en donnant aux détenteurs des capitaux qui avaient intérêt à ce que ce système soit accepté par tous des arguments incontestables si bien utilisés, ce qu’ils ont fait.
      En effet l’interprétation « capitaliste » de la sélection naturelle fait de cette théorie la justification absolue (car censée être naturelle) de la domination des uns sur les autres. Sur le modèle « des forts contre les faibles ».
      Le caractère immoral de la compétition nécessaire à la société capitaliste actuelle(améliorer sa propre au condition au détriment de celle des autres) fut et reste accepté comme étant dans « la nature » de l’homme. Amalgame tendancieux puisqu’il semble presque tenir du bon sens si l’on veut bien admettre qu’une certaine compétition existe aussi bien entre les hommes en société qu’entre les espèces dans la nature. Mais cette compétition naturelle a de multiples visages et n’opère que rarement au sein d’une même espèce, et presque jamais au point de réellement nuire aux individus d’une même espèce. 
      D’autre part si l’on veut s’inspirer de la nature autant le faire jusqu’au bout et ne pas s’arrêter à des déductions incomplètes et génériques : l’entraide et la coopération sont également très présent dans la nature, particulièrement au sein des groupes d’animaux sociaux, depuis les fourmis aux mammifères, comme les Lycaons (chiens sauvages d’Afrique, considérés comme les chasseurs les plus efficace du monde animal grâce à leur cohésion sociale).
      Il existe de multiples exemples.
      Et au delà de cela, et d’après moi élément capital (sans mauvais jeu de mot), l’Homme n’est pas un animal comme les autres. Nous sommes a part. Nous avons un psyché. Nous sommes INTELLIGENTS.
      Depuis la découverte de l’agriculture et de l’élevage au Néolithique (env 9000 ans avant JC), l’Homme s’est donné les moyens de s’affranchir des contraintes de survie liées a son alimentation. Depuis que les Hommes savent construire des abris ils ne sont plus en compétition pour s’approprier des cavernes. L’Homme à réussi a s’affranchir des contraintes de survies naturelles pour devenir esclave de contraintes « artificielles » créées par ses propres congénères. Certes un certain besoin de dominer ses semblables est indéniablement un caractère humain possible, mais il s’est exacerber de façon maladive avec l’avènement du capitalisme, qui en a fait une sorte de « loi universelle », une norme. Presque un atout, un but a atteindre pour chacun..
      S’ensuit la dégradation de l’expression de ses émotions, des qualités telles que l’altruisme et l’empathie considérées comme des marque de faiblesse...On peut dire que l’Homme doit refouler sa nature profonde et émotionnelle afin de s’intégrer dans cette société. Les qualités naturelles positives de l’Homme ont étés ainsi occultées en faveur des valeurs négatives qui furent misent en avant comme indispensable à la réussite social des individus.

      Je pense qu’aujourd’hui les esprits s’ouvrent et se questionnent, en espérant qu’ils décident d’évoluer un jour pour le bien commun plutôt que pour un développement individuel nocif à la planète et à ses semblables. Que l’Homme sorte de son l’adolescence forcée sous le joug d’un paternel matérialiste, irresponsable, égoïste et immoral pour devenir un Adulte, responsable, autonome, critique et en accord complet avec toutes ses émotions d’être humain complet. 

      • Pelletier Jean Pelletier Jean 9 février 2013 14:44

        @L’auteur,


        Rien ne me semble aussi fermé que vous le dites et je pense que les esprits sont plus libres qu’il n’y parait... les événements peuvent agir à un moment en catalyseur et ce qui semblait acquis à jamais se retrouvent basculé d’un seul coup.




        • alinea Alinea 9 février 2013 16:53

          La spécialisation se façonne très jeune et laisse à l’individu un rail étroit, mais surtout, la conscience des autres, ou de son action dans la société, semble complétement absente ; du moins autant que je puisse en juger ; la finalité de chaque action n’est même pas entrevue : l’irresponsabilité est à son comble. C’est sûrement déjà la société-ruche décrite par Orwell comme idéal fasciste. Mais les abeilles sont parfaites ; cellules d’un corps qui est la ruche, elles s’activent selon leur âge dans les tâches dévolues. chez les humains, chaque coureur dans son couloir n’a aucune idée de ce qu’il construit, ni ce à quoi il participe ; les médias ont jeu facile à le lui indiquer !!
          Pourtant, comme Jean Pelletier, mais de manière optimiste,( donc inverse à ce qu’il décrit) je pense que l’événement donnera matière à reconstruire, renouera des liens et définira un but. Le moi « bétonné » alors, ne sera plus nécessaire...


          • antonio 10 février 2013 11:51

            Oui, lutter contre ce « bombardement d’insignifiance inculquée » Et y’a du boulot ! Car c’est un véritable obscurantisme qui se met en place....au point que le simple bon sens est lui-même de plus en plus mis à mal....la lucidité devient de la « mal-pensance »  ! Quant à l’intelligence, critiquée, malmenée, vilipendée, il ne lui restera bientôt qu’à se cacher pour survivre !


            • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 10 février 2013 16:18

              Très intéressant, mais sens et hiérarchisation n’ont-ils pas été perdus en route ?


              • Jules Elysard Jules Elysard 10 février 2013 18:43

                Pourriez-vous préciser en deux mots, cher collègue, votre concept de « pensée panique » ?


                Je vois par ailleurs que vous avez omis de citer l’opuscule légendaire REICH, MODE D’EMPLOI. 

                • rocla (haddock) rocla (haddock) 10 février 2013 18:50

                  La pensée panique est une pensée vierge de tout préjugé . 




                  • Jules Elysard Jules Elysard 10 février 2013 19:28

                    @ Haddock


                    Vous voulez que c’est une pensée qui n’a encore niqué personne ?

                    • rocla (haddock) rocla (haddock) 10 février 2013 19:50

                      C ’est cela Jules ,


                      Une pensée panique est une pensée invirile impuissante et de par le 
                      fait stérile . 

                      Dans les milieux autorisés on prévoit l’ érection d’ une statue à la pensée panique .

                    • Jules Elysard Jules Elysard 10 février 2013 19:43

                      Je voulais dire :« Vous voulez DIRE... »


                      • L'enfoiré L’enfoiré 11 février 2013 08:48

                        Bien vu Michel. smiley

                        On ne crée plus de généralistes qui en connaissent un peu de tout.
                        Diviser pour régner, encore une fois.
                        Les experts ne parviennent plus à se parler puisqu’ils ont des vocabulaires différents, spécialisés.
                        On se fait entuber comme manager d’un goulot étroit d’autorité.
                        Compétition oblige.
                         

                        • bakerstreet bakerstreet 11 février 2013 09:02

                          Mani

                          "Et au delà de cela, et d’après moi élément capital (sans mauvais jeu de mot), l’Homme n’est pas un animal comme les autres. Nous sommes a part. Nous avons un psyché. Nous sommes INTELLIGENTS.« 

                          Tout le problème ne vient-il pas de là ? Sans vouloir ironiser,d ’ailleurs, en fonction de la simple logique, car comment peut-on être juge et parti, il reste que l’ensemble de l’humanité est malheureusement convaincu de cette hiérarchisation abusive.
                          L’homme se complait à faire une hiérarchie, se situant au sommet bien sûr ; position qui l’autorise à faire n’importe quoi, s’arrogeant un statut de dieu puissant, et jonglant avec des déterminismes qu’il est bien loin de saisir dans leur intégralité.
                          Il joue aux échecs comme il le ferai aux petits chevaux ; perdant le sens que certaines religions ont entrevu : Tout ce tient dans l’univers, et point besoin d’être un mystique pour s’en convaincre, juste un cultivateur, devant gérer les ressources, les besoins, et léguer son champ à ses enfants, sans ruiler leur capital.
                          On le sait bien d’ailleurs, les sciences cognitives nous apprennent chaque jour que l’homme est loin de maitriser seul cette »intelligence" dont il se gausse, n’ont pas en fonction d’une intelligence naturelle, qui serait lié au milieu, mais je veux parler même d’une intelligence conceptuelle. Renseignez vous, les corbeaux, les loups, les éléphants n’ont rien à nous envier, que ce soit au niveau de la mémoire ou au niveau des opérations formelles.
                          Un peu de modestie ferait pas mal de bien à l’homme.
                          C’est justement ce qui pose problème ;
                          Reich en manquait tout autant, qui fila totalement parano, aveuglé par sa suffisance et son dogmatisme.

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