La volonté de faire disparaître le juge d’instruction n’est-elle pas celle de détruire une obstruction résiduelle à la domination de l’Etat au sein de la justice ?
Philippe Bilger, le 6 janvier dernier, sur son blog, délire. Voici la conclusion de son papier :
"L’inquisitoire, qu’on le veuille ou non, c’est tout de même le triomphe de ce qui s’affirme indiscutable et qui ne supporte pas d’être discuté, le culte du décret et, souvent, de la pétition de principe. Avec l’accusatoire, cela en serait fini du décret d’autorité et de l’autorité du décret. Plus aucun professionnel ne pourrait s’abriter derrière son statut, son apparence, son discours stéréotypé. L’accusateur aurait la mission et la charge d’affronter, à visage découvert, sans le secours d’aucun appareil, l’avocat obligé de compter sur sa seule compétence, sans la bouée de sauvetage commode des droits de la défense, arme et bouclier à la fois. Les médiocres de part et d’autre n’y survivraient pas.
Il faut achever le juge d’instruction."
Dans pareille configuration, il est à remarquer que, de fait, non seulement l’avocat sera obligé de compter sur sa seule compétence, sans la bouée de sauvetage commode des droits de la défense (sic), mais il devra surtout compter sur les moyens de son client.
Peut-on voir dans cette volonté de disparition du juge d’instruction le signe d’un glissement étrange de la manifestation de la vérité vers la disponibilité de la vérité ? Dès lors en effet, il n’y a plus, stricto sensu, de mise en examen, mais une accusation directe. L’être encore-innocent que constitue le mis en examen est le premier à savoir s’il est innocent ou coupable. Il délivre ce savoir au juge d’instruction, chargé d’agir utilement pour la manifestation de la vérité de manière inquisitoire. Ce savoir, devant un accusatoire direct, devient un discours, un logos, puisque l’accusatoire ne cherche pas la manifestation de la vérité mais le règne d’un autre discours, celui de la domination. C’est ainsi que dans le registre du plaider-coupable, on obtient des postures déconcertantes au regard de la vérité, puisqu’il arrive, aux USA par exemple, qu’on plaide coupable alors même qu’on est innocent.
C’est en ce sens en effet que s’inscrit la volonté présidentielle : conforter et renforcer un pouvoir dont il a déjà le contrôle (le Parquet et son ministère public) plutôt que de laisser ce pouvoir aux mains de l’inquiétante indépendance, c’est-à-dire de la justice émancipée.
Par "Il faut achever le juge d’instruction", on peut entendre "dans l’idée de justice, la vérité ne compte pas". Instruire à charge et à décharge est un témoignage indépendant et liminaire du débat public qui aura lieu au tribunal.
Si le juge d’instruction signe une ordonnance de remise en liberté (Yldune Lévy) c’est qu’il considère que la liberté de la jeune femme n’est pas un obstacle à la manifestation de la vérité. L’appel interjeté en urgence par le Parquet, en référé détention, signale donc la volonté de ne pas révéler la vérité, ne pas la concéder, comme s’il s’agissait d’une marchandise discursive, et oppose comme argument le "risque de concertation frauduleuse", concept qui au passage cadre bien le fantasme de l’organisation secrète et invisible à des fins terroristes. Ainsi, quand le juge d’instruction dit "encore innocente", le parquet -ventriloque de l’Etat- rétorque "déjà coupable".
La démarche s’est précisée, l’actuel occupant du Palais de l’Elysée est passé du constat qu’il fallait "sortir de l’isolement le juge d’instruction" à la suppression nette de cette fonction qui, plus qu’isolée, est encore indépendante. Je pense par ailleurs qu’il demeure inconcevable pour ce gouvernement-là de sortir de la dépendance le Parquet. Ce dernier est une arme relativement efficace et qui le sera davantage avec des droits de la défense encore plus réduits et plus ou moins accessibles selon les moyens financiers dont on dispose. La magistrature dite debout est bien souvent à genoux et aux ordres de l’Etat, aussi le principe accusatoire qui ici veut être instauré est un danger supplémentaire pour ce que d’aucuns nomment la démocratie.
Johann LEFEBVRE