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Accueil du site > Tribune Libre > De la rétroactivité jurisprudentielle

De la rétroactivité jurisprudentielle

Depuis bien longtemps se pose le problème de la rétroactivité de la jurisprudence. Le problème se pose ainsi : la loi interdit une application rétroactive d'elle-même. On ne peut vous appliquer une loi qui n'était pas en vigueur à l'époque des faits jugés (Article 2 du Code Civil).

Les décisions de la Cour de Cassation ne sont pas la loi, mais lorsqu'elles marquent une interprétation particulière et répétée de la loi, elles forment ce qu'on appelle une jurisprudence. Cette jurisprudence devient la norme, et est donc source de droit. Les juges en font application comme si elle était la loi.

Mais, de temps en temps, se produit ce qu'on appelle un "revirement de jurisprudence". La Cour de Cassation (ou le Conseil d'état, pour les affaires administratives) change sa manière d'interpréter telle ou telle loi, et alors que pendant des années ou des dizaines d'années elle considérait que telle loi devait être interprétée d'une manière x, elle décide que maintenant elle sera appliquée de manière y. 

Ce revirement se fait sur la base d'une décision particulière et techniquement ne devrait pas constituer pas un principe général, car il est interdit au juge de juger du général (Article 5 du Code Civil). Le juge juge des cas particuliers. Donc ce revirement ne devrait pas devenir la norme. Dans les faits c'est pourtant ce qu'il devient. 

Alors, les juges des cours inférieurs se baseront sur cette jurisprudence pour faire application de la loi. Le problème, c'est que si à l'époque des faits jugés, la jurisprudence était différente, c'est l'actuelle jurisprudence qui s'appliquera aux faits antérieurs, même si à l'époque la personne jugée n'aurait absolument pas pu deviner que la loi serait appliquée d'une autre manière, et ne pouvait donc pas agir en se conformant à une jurisprudence qui n'existait pas alors.

Exemple fictif, pour comprendre : imaginons que la loi déclare que "les chats doivent être immatriculés en France". Pendant des années, dans ses arrêts, la Cour de Cassation considère que cette loi s'applique uniquement aux chats nés en France. Ainsi, en 1990, un justiciable ne fait pas immatriculer son chat en France, parce que celui-ci est né en Australie. Il se conforme à la jurisprudence de la Cour de Cassation. Mais en 1993, la Cour de Cassation décide qu'en fait, la loi doit s'interpréter différemment (revirement de jurisprudence) et que celle-ci s'applique à tous les chats exerçant sur le territoire Français. Et notre justiciable est condamné sur cette nouvelle base légale. La loi n'a pas changé, seule son interprétation est différente, et appliquée… rétroactivement.

On sent bien que cela place le justiciable dans une certaine insécurité juridique…

Malheureusement, la solution n'est pas d'interdire qu'un revirement de jurisprudence soit rétroactif, puisque sinon, cela reviendrait à dire qu'aucun revirement de jurisprudence n'est possible. En effet, un revirement de jurisprudence ne peut intervenir qu'à l'occasion de examen d'une affaire dont les faits se sont passés, évidemment, avant ledit revirement. Donc la Cour de Cassation ne pourrait jamais évoluer vers une meilleure interprétation de la loi, et serait condamnée à ne jamais changer, même lorsqu'elle a pu errer auparavant.

Ce problème a été soulevé par d'éminents juristes à de nombreuses reprises. En 2004, le Premier Président de la Cour de Cassation avait confié au Professeur Molfessis le soin de constituer un groupe de travail chargé d'évaluer cette problématique et de proposer des solutions. Son rapport, fort intéressant, a été rendu, mais depuis lors, force est de constater que le problème ne s'est pas résolu.

Alors, avant d'une refonte en profondeur impliquant le législateur, on pourrait imaginer une solution assez simple. Le juge devrait avoir comme nécessité d'observer si un changement de jurisprudence met le justiciable dans une position où, s'il avait voulu se conformer à la jurisprudence en vigueur à l'époque des faits, il n'aurait pu éviter de se trouver "hors la loi" au vu de la nouvelle jurisprudence que la Cour souhaite appliquer.

Si tel était le cas, la Cour pourrait donner dans ses motifs le raisonnement nouveau qu'elle souhaite appliquer aux faits, puis à la fin statuer que comme la jurisprudence était différente à l'époque des faits, et que donc il n'était pas possible au justiciable d'imaginer qu'il serait hors la loi plus tard pour cause d'interprétation différente, celui-ci doit échapper à la sanction qui aujourd'hui devrait lui être appliquée.

Dans le cas de notre chat immatriculé en Australie, le juge estimerait que le propriétaire a violé la loi en ne le faisant pas immatriculer en France, mais que comme la jurisprudence de l'époque tolérait et cautionnait ce genre d'attitude, le propriétaire ne pouvait être condamné de ce fait.

Ainsi, la nouvelle jurisprudence entrerait en vigueur pour des faits commis postérieurement à son introduction.

Mes collègues chevronnés objecteront du simplisme de ma solution (et de mon développement, qui je l'avoue laisse de coté de nombreux détails, points de doctrine et cas de figure que l'on pourrait longuement débattre). D'un autre coté, ceux qui n'y connaissent rien en droit se plaindront que cet article est encore trop compliqué et sans intérêt.

Il faut croire que je l'ai écrit pour ceux qui sont entre les deux (en espérant qu'il y en ait). Et souvent les solutions les plus simples sont les meilleures. Mais le débat est ouvert depuis longtemps, et je n'ai pas la prétention de l'avoir refermé. J'ai juste voulu vulgariser un point de droit qui, s'il a été longuement débattu en des termes savants par d'éminents professionnels et génies de la loi, concerne tous les justiciables puisqu'ils en sont, parfois sans le savoir, les seuls sujets.


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7 réactions à cet article    


  • Ronny Ronny 17 janvier 2012 10:51

    A mon sens, en terme de loi pénale, la rétroactivité des lois ou celle de l’interprétation de ces lois (et donc celle de la jursiprudence) doivent obéir au principe fondamentaux de la déclaration des droits de l’homme :

    Art. 8 - La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

    Et se conformer au principe de non rétroactivité des lois pénales plus sévères.

    Repris par l’article 7 de la convention EU des droits de l’homme qui pose deux principes :
    - nul ne peut être poursuivi pour une infraction qui n’était pas reconnue comme telle au moment des faits ;
    - nul ne peut être soumis à une peine plus lourde que celle qui était prévue au moment des faits.

    J’aurai tendance à penser que la jurisprudence doit être « liée » à la/aux loi(s) qu’elle concerne et qu’elle est donc susceptible du même principe de non rétroactivité. Dans votre exemple, le propriétaire du chat devrait donc pouvoir dormir tranquille.

    Rappelons par ailleurs que Sarko et Dati avaient tenté de faire appliquer de façon rétroactive des peines plus sévères pour certains crimes et délits. J’écrivais ainsi dans un article d’Avox :

    Le conseil constitutionnel a donc justement remis en cause cette volonté ministero-présidentielle rappelant par la bouche de son président, Mr. Jean-Louis Debré « la loi n’est pas rétroactive, il y a des principes généraux sur la non rétroactivité des lois sauf les lois pénales les plus douces ». Mécontent de cet état de fait, le président de la République, a cherché à remettre en cause cette décision. Il a saisi le président de la cour de cassation de la question provoquant une levée de boucliers chez les politiques et les magistrats. Ainsi, le président de l’union des jeunes avocats, Me. Lionel Escofffier déclarait que « cette décision de saisir le Premier président de la Cour de cassation pour le forcer à trouver une solution pour rendre rétroactive cette loi est d’autant plus juridiquement et intellectuellement inconcevable que la Constitution de la Ve République impose aux juridictions administratives et judiciaires de respecter les décisions du Conseil Constitutionnel qui ne sont pas susceptibles de recours ».

    Précisons que le président est en théorie le gardien de la constitution, ce qui me faisait dire aussi qu’il y avait ici un risque de dérive autoritaire, voire dictatoriale... dont j’espère à titre personnel être débarassé dans moins de trois mois !


    • Juristor 17 janvier 2012 11:04

      C’est vrai qu’en pénal, cette piste d’une application pure et dure de la non-rétroactivité de la jurisprudence (sauf pour de jurisprudences plus douces) est une piste qui n’est pas dénuée de fondement. Après, au parlement de légiférer si la loi n’est pas assez sévère ou est interprétée d’une façon qui n’est pas de son goût.


    • Senatus populusque (Courouve) Senatus populusque (Courouve) 17 janvier 2012 13:48

      Il y a au moins deux exceptions au principe de non-rétroactivité de la loi pénale :


      - Définition du crime contre l’humanité

      - Imprescriptibilité du crime contre l’humanité

    • lord_volde lord_volde 17 janvier 2012 16:01

      J’ai noté quelque imperfection de langage oscillant entre la contradiction et la confusion. Extraits :
       
      1) « Les décisions de la Cour de Cassation ne sont pas la loi, mais lorsqu’elles marquent une interprétation particulière et répétée de la loi, elles forment ce qu’on appelle une jurisprudence. Cette jurisprudence devient la norme, et est donc source de droit. Les juges en font application comme si elle était la loi. »

      2) « Dans le cas de notre chat immatriculé en Australie, le juge estimerait que le propriétaire a violé la loi en ne le faisant pas immatriculer en France, mais que comme la jurisprudence de l’époque tolérait et cautionnait ce genre d’attitude, le propriétaire ne pouvait être condamné de ce fait. »

      Les termes exprimant une tolérance ou un cautionnement à l’endroit d’une jurisprudence constante sont parfaitement inappropriés. La jurisprudence tend à cristalliser l’interprétation de la règle de droit comme source de loi. Ainsi la jurisprudence fixe la norme juridique à la lumière du développement de la règle qui a été soumise au jugement de la cour. 

      S’agissant du principe de sécurité juridique, il y a lieu de constater que le revirement de jurisprudence crée une situation paradoxale qui fait courir un risque réel au justiciable dont le comportement querellé était en adéquation avec la norme antérieure de source jurisprudentielle.


      On peut se poser la question, pour trancher le différend, de la recherche de la hiérarchie des normes pour tenter de concilier le heurt de deux principes contradictoires, à savoir celui de la sécurité juridique et celui de la mutabilité de la jurisprudence.

      Lorsque ces deux principes ne peuvent se concilier, quel est celui qui l’emporte sur l’autre, sachant que la notion de sécurité juridique ne figure pas, en tant que telle, dans la jurisprudence du conseil constitutionnel, mais qu’elle est utilisée au titre de « l’exigence de sécurité juridique » pour limiter les possibilités de la rétroactivité des lois (sauvagarde de la qualité de la loi, de la clarté de la loi, de la normativité de la loi).

      Par ailleurs, le juge suprême étant libre d’interpréter l’application des lois, il peut dés lors modifier la jurisprudence antérieure et en proposer une autre qui atteindra une légitimité renforcée si elle émane de l’assemblée pleinière. 

      Dans le cadre du droit pénal, le revirement de jurisprudence ne devrait pas affecter la situation du justiciable dans la mesure où il n’y a ni délit, ni crime sans texte (nullum crimen , nulla poena sine lege) et que le principe de surête correspondant à la notion d’habeas corpus se rattache indivisiblement à la non rétroactivité de la loi pénale. 

      Du côté du juge administratif, le CE a consacré le principe de sécurité juridique via une décision valant revirement de jurisprudence (CE Ass. 24 mars 2006, société KPMG, n° 288460).

      Observons que si nul n’est censé ignorer la loi, les revirements de jurisprudence échappent à cet adage car l’homme standard ne peut surveiller la jurisprudence adapter ses comportements aux nouvelles interprétations normatives émises par les cours de justice.

      Comment appréhender la difficulté de concilier le principe de sécurité juridique qui n’est pas une valeur protégée par la constitution quand les juges modifient dans le temps les règles à l’aune de leurs interprétations contradictoires ? 

      Je vous invite à creuser en profondeur la question car il y a matière à dissertation. 

      Bien à vous.


      • lord_volde lord_volde 17 janvier 2012 17:30

        Salut Lübeck.

        J’ai été libéré après deux passages avortés en commission conditionnelle. J’espère que l’on va pouvoir s’amuser un peu en échangeant quelques cinglantes réparties contre les ennuyeux du parti de la déconfiture. smiley

        Bien à toi Amigo. 


      • Juristor 17 janvier 2012 22:41

        Vous l’aurez remarqué, j’ai choisi la simplicité de langage justement pour ne pas rentrer dans une complexité de plaideurs rompus à l’exercice. Je l’ai confessé dans l’article d’ailleurs :)

        Sinon, si le principe de sécurité juridique n’est effectivement pas consacré par la constitution, la non rétroactivité de la loi l’est (article 8 de la déclaration des DH et du Citoyen), et le conseil constitutionnel reconnait que la jurisprudence fait partie du droit positif. Et il y a effectivement cette fameuse décision du Conseil d’Etat de 2006...


      • lord_volde lord_volde 18 janvier 2012 14:48

        La jurisprudence n’est pas une valeur constitutionnelle, mais elle prévaut par la qualité des cours dont elle émane. Par ailleurs, le principe de non rétroactivité des lois pénales, à l’exception de la rétroactivité in mitius a été mis à mal par les lois définissant les crimes imprescriptibles. 

        Le statut des revirements de jurisprudence est ambigu et pas exactement précisé.

        En droit interne, il semble que les revirements soient rétroactifs

        Cette formule est susceptible de deux interprétations : soit la Cour nie l’existence de revirements, les qualifiant de « simple interprétation jurisprudentielle » pour se conformer au dogme de la légalité criminelle ; soit la Cour introduit une distinction entre la simple interprétation, rétroactive, et le véritable revirement, que l’on suppose non rétroactif.

        Cette deuxième analyse permet de concilier la position française avec le droit européen : la cour EDH a en effet admis la rétroactivité d’un revirement dés lors que ce revirement est prévisible (S.W. c/R.U., 22 novembre 1995) : il s’agissait en l’espèce de la condamnation d’un mari pour le viol de son épouse. On en revient toujours au critère matériel de prévisibilité du droit pénal, qui prime sur les considérations formelles.

        Il existe également des exceptions au principe de rétroactivité in mitius.

        La Cour a également pu admettre qu’une loi pénale plus douce prévoit une dérogation à son application rétroactive.

        Par arrêt du 7 avril 2004, la Cour de cassation a encore refusé l’application rétroactive d’une norme moins sévère au motif que ce n’était pas le texte pénal qui avait été modifié, mais le code des marchés publics. Les faits poursuivis n’étaient pourtant plus susceptibles de sanction pénale s’ils avaient été commis à l’époque où le juge a statué.

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