Disjonction ou les coulisses de l’héroïsme
Ou l'envers du décor... ou le revers de la médaille...
Il nous parvient, presque toujours, des produits finis dont on ne sait pas grand chose de la fabrication ; on peut le découvrir par des enquêtes, ou l'apprendre par des lettres comme celle-ci, sinon on a rarement accès aux coulisses.
Cette « lettre d'une pigiste perdue dans l'enfer syrien » circule sur le net ; peut-être l'avez-vous lue. Elle m'a interpellée, je suis passée par plusieurs états d'esprit en la lisant, elle m'a donnée envie d'insister.
Cette lettre est celle d'une journaliste italienne, publiée sur le site : « Columbia journalist review. »
D'abord c'est une plainte qui place en tête les problèmes d'argent ; ça peut agacer, mais si l'on continue la lecture, on comprend que l'argent, là, est primordial.
Pour un article payé 7O euros, et comme elle le souligne, le même prix que pour un article écrit de Rome, elle décrit :
« … même dans des endroits comme la Syrie où la spéculation délirante fait tripler les prix. Donc, par exemple, dormir dans une basse rebelle, sous les obus de mortier, sur un matelas posé à même le sol, avec cette eau jaune qui m'a donné la typhoïde, coûte 50 euros par nuit ; une voiture coûte 250 euros par jour. »
Nous apprenons un peu plus loin que ce prix dérisoire le papier, n'est pas dû au manque d'argent, mais à une concurrence acharnée et féroce entre « collègues ». Sommes-nous là par ambition, pour obtenir le prix Pulitzer, s'étonne-t-elle !
Il n'y a plus rien de propre en ce bas monde...
Dans cet enfer où notre pigiste est bien seulette, le contact avec le monde ordinaire reste néanmoins, via Internet. Chaque soir elle espère un retour, un remerciement pour son article, un encouragement, un peu d'affection de la part des siens. Que nenni, son rédacteur qui suppose qu'elle fait partie des journaleux kidnappés, lui envoie un mot l'enjoignant d'écrire un tweet sur sa captivité dès qu'elle aura une connexion ! Quant à une de ses amies qui squatte son logement en Italie, elle lui demande la cachette de sa carte Spa, pour qu'elle puisse aller se faire masser gratos.
Est-il devenu si difficile d'être un héros ou bien le revers des cartes fut-il le même naguère ?
Devant tant de désarroi et d'abandon, on peut se demander quelles peuvent bien être ses motivations : nulle part un regard, un mot humain pour vous ragaillardir !
Voilà ce qu'elle dit ;
« Du reporter freelance, les gens gardent l'image romantique d'un journaliste qui a préféré la liberté de traiter les sujets qui lui plaisent à la certitude d'un salaire régulier. Mais nous ne sommes pas libres, bien au contraire. Rester en Syrie, là où personne ne veut rester, est ma seule chance d'avoir du boulot. Je ne parle même pas d' Alep, pour être précise. Je parle de la ligne du front. Parce que les rédacteurs en chef, en Italie, ne veulent que le sang et les « bang-bang » des fusils d'assaut.
J'écris à propos des groupes islamistes et des services sociaux qu'ils mettent à la disposition des populations, les racines de leur pouvoir, - une enquête beaucoup plus complexe à mener que le traditionnel article du front. Je fais tout mon possible pour expliquer, et pas seulement pour émouvoir, et je me vois répondre : « Qu'est-ce-que c'est que ça ? Six mille mots et personne ne meurt ? ».
Les nouvelles technologiques, dit-elle, nous incitent à penser que la vitesse, que l'immédiateté, sont constitutives de l'info. Or ces infos, minutes par minutes ou presque, sont inutiles à la compréhension d'un événement quel qu'il soit.
Le contenu des magazines est standardisé, dit-elle aussi ; et pour cause, la vie en direct sur le front ne peut être suivi par aucun lecteur, or l'analyse, la mise en perspective et la mise en forme ont besoin de temps : même sur place, un reporter n'est pas simplement un œil.
Or les journaux, les magazines ne se réclament d'aucune singularité de publication, « il n'y a aucune raison de payer des reporters ». Les analyses, le recul ce n'est pas pour les journalistes freelance « … qui sont des journalistes de seconde zone, même s'il n'y a que des freelance en Syrie, parce que c'est une guerre sale, une guerre du siècle dernier ; c'est une guerre de tranchées entre les rebelles et les loyalistes qui sont si proches qu'ils se hurlent dessus pendant qu'ils se mitraillent... ».
C'est une crise des médias, car les lecteurs sont toujours là qui voudraient comprendre et pas seulement savoir, et pour ce faire attendent de « la simplicité sans simplification ».
Nous ne pouvons qu'être d'accord avec elle, à moins d'être un boulimique de données oubliées aussitôt ingérées, on espère un tracé évolutif des événements, un retour comparatif pourquoi pas, et une ligne directrice qui guide notre compréhension. L'information première nous est donnée par les journalistes sur place ; mais celle-ci ne suffit pas, pour la rendre audible, il faut qu'elle soit liée aux décisions politiques internationales, qu'elle s'insère dans l'Histoire ! Cela demanderait un travail d'équipe, sur place mais aussi dans le socle fixe des parutions occidentales ! Apparemment il n'en est rien, et cela se sent !! Ce travail est fait, bien sûr, mais pas dans les mêmes journaux et les analyses sont le privilège de quelques-uns qui cherchent à comprendre... Toute l'inanité des images et des mots de ceux qui vivent les faits, se situe là, et du coup, toute la propagande.
On a acquis la certitude que les reporters de guerre étaient neutres, juste des témoins ; la neutralité et l'objectivité étant, bien évidemment, l'oeil de notre camp ! Cette femme est pro-rebelles ; elle loge chez eux, mais on l'a vu, pas gratuitement, ce qui ne l'empêche pas de voir. Elle dit :
« Parce que la Syrie n'est plus la Syrie. C'est un asile de fous. Il y a cet italien qui était au chômage et qui a rejoint al-Qaeda, dont la mère sillonne Alep pour le retrouver et lui mettre une bonne raclée ; il y a le touriste japonais qui arpente les lignes de front parce qu'il dit avoir besoin de deux semaines de « sensations fortes » ; le suédois diplômé d'une école de droit qui est venu pour rassembler des preuves de crimes de guerre ; les musiciens américains qui portent la barbe à la Ben Laden, prétendant que ça les aide à se fondre dans le décor alors qu'ils sont blonds et qu'ils mesurent plus d'un mètre quatre-vingt-dix. ( Ils ont apporté des médicaments contre la malaria, même s'il n'y a pas de cas de malaria ici, et veulent les distribuer en jouant du violon). Il y a les membres de diverses agences des Nations-Unies qui, lorsque vous leur dîtes que vous connaissez un enfant souffrant de leishmaniose ( une maladie transmise par piqûre d'insecte) et que vous leur demandez s'ils pourraient aider les parents à le faire soigner en Turquie, vous répondent qu'ils ne peuvent pas parce que c'est un cas particulier et qu'ils ne s'occupent que de « l'enfance » en général. »
Voilà, c'est un petit morceau de guerre, impartial. Elle parle de cette guerre en passant, parce que cette lettre n'est pas un article. Et elle conclut comme ça :
« La vérité, c'est que nous sommes des ratés. Deux ans que ça dure et nos lecteurs se rappellent à peine où se situe Damas, le monde entier qualifie ce qui se passe en Syrie de « pagaille » parce que personne ne comprend rien à la Syrie- hormis le sang, toujours le sang. Et c'est pour cette raison que les Syriens ne nous supportent plus maintenant. Parce que nous montrons au monde entier des photos comme celle de cet enfant de sept ans avec une cigarette et une kalachnikov. Il est clair que cette photo est une mise en scène mais elle a été publiée dans tous les journaux et sur les sites web du monde entier en mars et tout le monde criait : « Ces Syriens, ces arabes, quels barbares ! »
Lorsque je suis arrivée ici la première fois, les Syriens venaient vers moi et me disaient : « Merci de montrer au monde les crimes du gouvernement. » Aujourd'hui un homme est venu vers moi ; il m'a dit : « Honte à vous. »
Si j'avais réellement compris quelque chose à la guerre, je n'aurais pas essayé d'écrire sur les rebelles et les loyalistes, les sunnites et les chiites. Parce que la seule chose qui vaille d'être racontée en temps de guerre, c'est comment vivre sans peur. Tout peut basculer en une fraction de seconde. Si j'avais su cela, alors je n'aurais pas eu si peur d'aimer, d'oser, dans ma vie ; au lieu d'être ici, maintenant, recroquevillée dans l'obscurité et la puanteur, en regrettant désespérément tout ce que je n'ai pas fait, tout ce que je n'ai pas dit. Vous qui demain serez encore en vie, qu'attendez-vous ? Pourquoi hésitez-vous à aimer ? Vous qui avez tout, pourquoi avez-vous si peur ? »
Cette lettre m'a parue quelque chose d'inédit ; elle témoigne de l'humain dans l'enfer mais parce que cet enfer a été choisi, elle reste liée au monde ordinaire, comme à une bouée ; un désir pourtant désespéré que la vie ait un sens, comme un réveil des valeurs de nos sociétés qui traitent de sujets et qui oublient l'humain. Tous les jours, on le sait que l'humain est oublié, au travail, dans les transports, qu'il n'y a qu'un consommateur ou bien un travailleur ; nous sommes des chiffres, des courbes, des rapports, des sondages, des avis, et, des pigistes et des reporters pour en faire le rapport.
Et si cette lettre m'a tellement touchée sans m'émouvoir, c'est sans doute que la prise de conscience de cette femme faisant métier de montrer, l'amène dans mon champ : je n'ai jamais regardé un journal télévisé ; j'en ai vu des bouts, ça et là, mais cela m'était insupportable ; je ne suis ni photogénique ni photophile même si j'aime les photos de rues et certains portraits.
Comme dit une amie photographe d'art : ce ne sont plus des photographies mais des images. Et l'image fige et la quête de l'horrible trahit à coup sûr le regard de l'auteur du cliché.
Un cliché.
Par ailleurs, le traitement qui semble être fait de ces pions sous les feux d'un scoop rentable m'a fait penser à ce que dit Michéa de la libre pensée qui tolère tout dans la plus parfaite indifférence et évoque cette expression aussi laide que ce qu'elle dit : à chacun sa merde !
La nécessaire efficacité pour la non moins nécessaire rentabilité ne laisse rien à l'écoute.
Cette femme, entre devoir et nécessité de gagner sa vie et de suivre sa voie de danger, même sous l'injonction de motivations futiles ou à tout le moins pragmatiques, réalise soudain que nous ne sommes héros que reconnus.
Son désarroi, sa peur, son plongeon dans un réel inimaginable chez nous, elle les relate avec non seulement beaucoup d'intelligence mais une pudeur, une absence de ce concept très mode de victimisation, ce qui est tout à son honneur.
Nul n'est tenu de dire l'indicible et l'idée me vient que le blocage de toute sensibilité est la seule plausibilité du succès de telles missions. Nous sommes donc envahis d'images figées par des regards qui se sont dépourvus de toute humanité. Et pour combler cette béance, une sirupeuse compassion de mots convenus...
J'espère en tout cas vous avoir donné envie de lire cette lettre qui a encore bien d'autres choses à vous dire, si vous ne l'avez déjà fait, et d'en laisser, vous qui êtes peut-être au fait des actualités télévisées, d'autres éclairages.
Un autre lien sur la guerre et sa folie ; ce n'est pas la même guerre, et pourtant...
32 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON