Ensemble, tout était possible !
N’en déplaise à Nicolas Sarkozy, l’individualisme au service d’une utopie collective aurait pu éviter le double piège du capitalisme sans état d’âme et du sectarisme collectiviste marxiste-léniniste. Mai-68 est l’exemple-type d’une révolution manquée qui faillit bien changer l’Histoire comme le disait Renaud avant d’être corrompu par les écologistes et les anti-tabac. Il fallait bien s’y mettre, se laisser aller à la nostalgie d’un temps révolu qui fut une période charnière de mon existence. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans, je ne les avais même pas en ce temps-là, alors comment parler sérieusement de cette époque ?
Mai-68 fut avant tout pour moi une
période de découverte, à la fois de moi-même, mais aussi des autres, une
ouverture à la vie et une possibilité de penser autrement qu’en famille, qu’au
lycée et qu’au travers des livres. Mon âge aidant, j’ai vécu Mai-68 comme une
aubaine, cela aurait été différent si j’avais été plus âgé, car ayant eu déjà
une expérience autonome préalable en dehors de l’école et de la famille, on n’aurait
pas pu se conceptualiser si j’avais été plus jeune, ne serait-ce que de
quelques années, comme c’est le cas de notre président Sarkozy, pourfendeur de
ce qu’il n’a pas connu. Mais, en dehors d’une certaine nostalgie et d’un retour
sur mon adolescence, qui a priori n’intéresse personne, ce qui m’amène à parler
de ce mouvement est qu’il est encore bien présent dans les têtes de ceux qui
ont aujourd’hui entre 55 et 70 ans, âge de l’immense majorité des ex-soixante-huitards. De beaux (?) jeunes gens, devenus au mieux des pré-retraités,
au pire de vieux bougons et de rêches pies. Toutes les égéries du mouvement
sont désormais ménopausées et les membres actifs qui ne sont pas encore sous
Viagra vivent avec des problèmes de prostate, de mémoire et d’audition à de
rares exceptions pour les plus âgés d’entre eux. Donc, ce sont des individus
déjà ou bientôt chenus qui parlent d’un âge d’or, d’un mouvement de jeunesse,
la leur, alors qu’ils sont tous entrés dans le mûrissement si ce n’est la
décomposition due au vieillissement. Le temps n’a pas suspendu son vol et le
paradoxe est bien dans le fait que les partisans de l’imagination au pouvoir
ratiocinent sur leur propre passé en se disant et souvent en disant aux plus
jeunes : c’était le bon temps !
Car Mai-68 fut avant tout un mouvement
de jeunesse, rien de comparable avec d’autres périodes de l’histoire de France
pourtant riche en bouleversements culturels politiques et sociaux comme le furent
la Régence, la Révolution française ou la Commune de Paris. La jeunesse,
on ne la retrouve que militaire autour de Bonaparte, une bande de jeunes gens
partis à la conquête de la gloire et de l’Europe avec les soldats de la
République avant de devenir de prétentieux maréchaux de boulevard ! Léo
Ferré fut le seul « vieux » accepté en 68, juste avant le
célébrissime C’est extra qui fut le tube de l’année 69, aussi à cause de
ses prises de position anarchistes et parce qu’il nous fit aimer Rimbaud. Jean Genet ne fit hélas
qu’une courte apparition et son fameux « je préfère la compagnie des
fascistes à celle des bourgeois », traduit un état d’esprit et une
constatation : les militants d’Occident et du GUD n’avaient pas peur des
coups alors que les bourgeois exprimaient leur violence sans prendre de risque
par le truchement des CRS. Genet rejoint Drieu La Rochelle dans son mépris de la bourgeoisie, même si son suicide peut être considéré
comme un acte égoïste et bourgeois selon l’analyse gauchiste.
Moustaki n’était pas très vieux, mais
il avait déjà l’air de l’être et ses positions politiques faisaient passer sa
barbe grise. Gainsbourg avait alors tout
juste 40 ans, mais il avait déjà l’esprit de Mai : se comporter comme un
porc tout en exhibant sa culture. Ce que ni Finkielkraut (cultivé mais sinistre) ni les chanteurs de rap de
banlieue (incultes
et se voulant provocateurs) n’ont compris à ce jour. Le but étant de ne pas se comporter comme un
pédant constipé dans un carcan bourgeois. Car, j’y reviendrai, Mai-68 rend
inséparable culture et provocation.
Mai-68, et cela peu de
commentateurs le disent, est d’abord un mouvement intellectuel de fils de
bourgeois blancs, issus, culturellement et non religieusement, du catholicisme
et du judaïsme laïc. Les idées, plus que l’idéologie sorties de Mai-68 ont été
émises par de jeunes privilégiés cultivés ayant étudié Corneille et Racine au
lycée, certains ayant tâté Horace et Tite Live ainsi que Socrate et Platon.
Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit, les figures charismatiques du mouvement en
sont les exemples criants. Il faut, d’autre part, remarquer que quasiment aucun
leader et même participant ne vient du prolétariat ou de l’immigration.
On ne peut comprendre Mai-68 sans se
référer à l’origine ethnique et sociale de ses participants. Mai-68 serait
impensable en 2008 du fait de la structure actuelle de la société, de sa
formation scolaire et de ses intérêts économiques. Car la troisième spécificité
de ce mouvement est qu’il a eu lieu lors d’une période de croissance
économique (les Trente Glorieuses) sans chômage, avec une immigration de
travailleurs célibataires sans regroupement familial dans un pays quasiment
mono-culturel. Le brassage culturel et ethnique n’apparaîtra qu’après 1974 avec
les initiatives de Giscard sur l’immigration.
Fils de bourgeois, certes crachant
dans la gueule à papa, comme dans la chanson éponyme Paris Mai
de Claude Nougaro, mais fils de bourgeois tout de même ayant reçu une éducation
classique reposant sur des valeurs morales, familiales et religieuses,
réfutées, dénigrées et combattues avec virulence, mais initialement intégrées
dès la plus tendre enfance. Ceux, issus du catholicisme, portaient pourtant le pape et les curés en dérision, car Mai-68 est une période d’athéisme militant,
reprenant à fond le slogan marxiste de l’opium du peuple. Le vieux slogan
anarchiste « Ni Dieu ni maître » est revisité en un
plus ludique « Un clou, je glisse ! » Et
d’ailleurs, si les activistes de l’époque ont attaqué avec virulence le
judéo-christianisme, ils ne s’en sont pas pris à l’islam car les Arabes de
France étaient considérés alors comme des travailleurs maghrébins exploités et
non comme des croyants. Des travailleurs exploités à Flins, à Billancourt et au
Mans. Le ridicule ne tuant pas, de jeunes boutonneux post-pubères osaient le
commentaire : Je l’ai baisée comme un OS du Mans !
C’est-à-dire mal, tant ils croyaient que les cadences infernales altéraient le
potentiel sexuel des ouvriers psychologiquement manipulés et physiquement
exploités. Pauvres vaniteux, soit dit en passant, car ces prolétaires avaient
probablement plus d’expérience dans le domaine sexuel que de nombreux
étudiants.
Quant aux
Palestiniens, ils étaient des combattants affrontant l’impérialisme américain
et le sionisme (tout cela sans connotation antisémites même lors des
affrontements violents contre les militants du Betar). Et, d’ailleurs, les
leaders palestiniens des années 60 et 70 étaient tous laïcs, presque tous
marxisants et quelquefois d’origine chrétienne. Les Georges Habache, Ahmed
Djibril, Hayef Hawatmeh et, en France, Hamshari, Ezzedinne Kalak ou Ibrahim
Souss ne se présentaient pas en croyants, mais en combattants ; sans
parler d’Arafat que les plus radicaux en France considéraient alors comme un
tiède. L’islam radicalo-politique n’est réellement apparu qu’après 1984 avec
l’attentat anti-français de Beyrouth.
Les militants
d’extrême gauche, issus du judaïsme avaient des familles peu
pratiquantes, mais moralement strictes et, s’ils se référaient plus à Marx,
Engels et Freud qu’au Talmud, ils n’en avaient pas moins reçu de leurs parents
une base morale.
La culture, même
prise en dérision, réinterprétée et même combattue par la contre-culture au nom
de la solidarité avec le prolétariat, était omniprésente. On lisait, on analysait,
on critiquait souvent sans recul du fait de notre jeune âge, mais, au moins,
l’écrit n’avait pas encore été débouté par le visuel.
Le prolétariat
était pour les soixante-huitards une manne idéologique, avant d’être un groupe
d’êtres humains. Il fallait absolument sauver ses membres de la rapacité du "grand capital", même si la volonté des intéressés était tout autre, attachés
qu’ils étaient alors à la CGT et au Parti communiste. Donc, des jeunes gens
bourrés de culture, ayant mal et trop vite lu Marx, Freud, Marcuse et
Carlos Castaneda, utopistes et
généreux voulant le bien des autres contre leur gré s’il le fallait. Mais aussi
iconoclastes, bons vivants, un peu misogynes ou du moins non féministes (se
souvenir de la corvée de patates dévolue aux filles lors de l’occupation de la
Sorbonne) et pas du tout écolos. Car Mai-68 ne fut ni écologique ni féministe
et, s’il ne fut pas homophobe, il ne fut pas non plus du côté des minorités
sexuelles en dehors du groupusculaire FHAR qui se piquait de marxisme (Front homosexuel d’action révolutionnaire, pour ceux qui auraient oublié). S’il ne fut
pas raciste, il ne fut pas antiraciste, mais anticolonialiste, le mouvement
considérait surtout l’immigré comme une victime du patronat du fait de son
appartenance au monde ouvrier avant d’appartenir à une race ou une ethnie. Du
fait du « tout est politique », on scandait les noms d’Ho Chi
Min et de Guevara et même Lin Piao, le thuriféraire de Mao avant sa disgrâce
révisionniste, on se référait à Bandung et au panarabisme nassérien et à Franz
Fanon. Enfin, en dehors du bref épisode du Biafra, où l’on voit Kouchner
pointer le nez, il n’y eut aucune connotation humanitaire. On était loin de
l’Afrique du Paris-Dakar et de l’Arche de Zoé, pas de MSF, pas de Balavoine ni
même de Restos du cœur. C’était le temps des chemins de Katmandou et des
pétards, pas celui du tiers-mondisme. D’ailleurs, si la proposition humanitaire
avait été émise en 68, elle aurait probablement été rejetée car considérée comme alliée
objective sinon complice de l’impérialisme en empêchant le tiers-monde de se
révolter en échange de quelques miettes.
Ce qui reste de cet état d’esprit est
l’arrogance, l’irrévérence et le mélange des genres qui fait que ceux qui ont
encore « l’esprit 68 » peuvent roter leur bière en écoutant les Gymnopédies
d’Eric Satie, tout en expliquant La Princesse de Clèves à une odalisque
pulpeuse en bas résille, leur autre main libre de chope sur ses vertèbres
lombaires.
Générosité et individualisme n’étaient
pas contradictoires. Le désir de jouir sans entrave concernait et
soi-même et les autres, quitte à les libérer contre leur gré de
l’aliénation de la famille et de la mentalité bourgeoise, dite «
petit-bourgeois ». C’est dire l’irréalisme et le manque d’analyse
psychologique de cette ambition. L’engagement politique, anti-impérialiste
était omniprésent, d’ailleurs, tout était politique, même la sexualité, quelle
prétention, mais quelle joie de vivre. 69 était proche, ce fut d’ailleurs
l’année de la libération des mœurs débarrassée du politique. Car, à part les
enragés, presque plus personne dès la fin 1969, ne croyait pouvoir changer la
société gaulliste qui nous maintenait dans le XIXe siècle. La
société, elle, s’est décomposée d’elle-même sans l’intervention des
soixante-huitards, mais avec l’aide de Giscard d’Estaing lors du référendum
perdu sur la régionalisation et le retrait volontaire du grand Charles.
Après, l’honnêteté indiscutable du général a été balayée par les arrivistes de droite qui ont saccagé Paris au nom
de la spéculation immobilière et qui en ont dépavé les rues par peur des
émeutes comme l’aurait fait le baron Haussmann en creusant de larges artères où
pouvaient charger les chevaux. L’après-de Gaulle fut la chienlit, non du
fait des gauchistes, mais des arrivistes et des affairistes de tout poil, cette
tradition de prédation fut reprise par la clique des mitterrandistes bien des
années plus tard.
Mais revenons à 68 où le lien entre
culture, histoire, politique et sens critique est essentiel à la compréhension
du mouvement. S’il n’est que deux leçons à retenir c’est bien ce lien, la
seconde étant le jaillissement de l’irrespect, de l’irrévérence et de la
provocation comme mode de création et d’expression.
Le film qui résume
la parabole de Mai-68 est probablement Themroc de Faraldo. Film sans
paroles intelligibles sans dialogues, s’exprimant par onomatopées et
borborygmes, il nous montre un Michel Piccoli aux cheveux rouges ayant détruit
un pavillon de banlieue à coup de masse pour le transformer en caverne d’homme
préhistorique d’où il sort la nuit pour traquer le CRS et le cuire à la broche.
Romain Bouteille astique amoureusement et lascivement sa voiture américaine
avant de prendre conscience de la vanité du geste et de la détruire au marteau,
tandis que Coluche est membre d’une brigade qui repeint la face
extérieure d’une grille alors qu’une autre brigade est en charge du côté
interne (allégorie du travail à la chaîne). Ce film de 1973, reprend tous les
thèmes de 68, bien plus subtilement, malgré l’absence de dialogues que le
facile Cocktail Molotov de Diane Kurys de 1980. Car, ce qui définit
aussi Mai-68, c’est la violence relative des affrontements avec quasiment aucun mort alors que la même police n’avait pas été tendre à Charonne quelques
années plus tôt, avec le même Papon. Le préfet Grimaud a probablement évité un
bain de sang en ne faisant pas tirer sur des manifestants qui étaient, je le
répète, des fils de bourgeois et non des ouvriers communistes ou des Magrébins.
Mai-68, c’est aussi, un désir
d’émancipation, une utopie collective ayant débouché sur un échec politique,
mais aussi sur un grand bouleversement des mœurs, des modes de communication et
de relations sociales entre individus. Alors, mon bilan personnel est mitigé,
échec politique car impréparation et trop grande spontanéité (bien mieux
structuré, Mai-68 aurait pu débarrasser la France du carcan gaulliste, mais la
faute en revient surtout à Mendès-France qui n’a pas su contourner les
atermoiements du PCF et la frilosité calculée de Mitterrand), mais aussi
période de libre parole où l’on croyait à l’irréalisable, fièvre acnéique d’une
génération, mais au moins désir de changer les choses.
Sarkozy et Royal ne sont pas des
produits de 68, loin de là, ils n’en ont pas la moindre once de subtilité.
Sarkozy est trop inculte et trop égocentrique pour cela, il aime jouir sans
penser aux autres. Ségolène Royal en est encore à la morale laïque du temps de
de Gaulle avec une mentalité de lectrice de la collection Harlequin. Non, définitivement
le retour aux idéologies de Mai-68 est impossible. D’abord du fait de la crise
économique, mais aussi de la mondialisation, du retour à l’ordre moral
américain et de la poussée de fanatisme religieux de tous bords.
On a rêvé, c’était bien, on en avait
les moyens intellectuels et financiers, mais ni l’histoire ni les rêves ne se
répètent, sinon on parle de cauchemars.
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