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Accueil du site > Tribune Libre > La tragédie du poète-roi Césaire

La tragédie du poète-roi Césaire

Tandis qu’on apprend que l’état de santé d’Aimé Césaire est préoccupant, les souvenirs affluent. On peut lui devoir l’envie de découvrir les Antilles dans les années 70. Son art savait non pas séduire, mais saisir au tréfonds de l’âme : il avait, lui au moins, quelque chose à dire qui ne l’avait jamais été, fût-ce jusqu’à l’emphase. L’histoire d’où il venait, comme Senghor, Depestre, Damas, Roumain, Zobel, Tyrolien, n’avait pas fait non plus dans la mesure, mais dans la barbarie la plus débridée que fut l’esclavage « civilisé » par le « Code noir » de 1685.

Il suffit d’entendre Granier de Cassagnac dans son Voyage aux Antilles : « L’esclavage adouci, comme il l’est, par la religion et par les mœurs, et qui se borne, en général, à un patronage, à une tutelle, aurait pour effet certain, infaillible, d’amener, avec l’aide du temps, la population africaine à peu près entière à la vie civilisée. Si bien qu’un nombre considérable de créatures humaines, qui restées en Afrique, y auraient vécu et y seraient mortes dans l’idôlatrie et dans la barbarie, se seront trouvées introduites par la servitude à la vie morale et intelligente du christianisme. » (1)

Le rêve de Césaire

Césaire donnait l’envie de connaître les descendants de « ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole / ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité / ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel. »
Dans l’avion qui volait vers les Antilles au-dessus d’une mousse immaculée de cumulo-nimbus épars poussés par les vents alizés dans l’azur du ciel et de la mer, on entendait résonner en soi l’échange entre la mère et son fils rebelle, les personnages de sa tragédie, « Et les chiens se taisaient » (2) :
« Mon nom : offensé, criait le fils ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre.
- Ma race, lui répondait sa mère en écho : la race humaine. Ma religion : la fraternité...
- Ma race, rétorquait alors son fils, la race tombée. Ma religion... mais ce n’est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement... c’est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute  ».
On revisitait aussi en mémoire la passion de Patrice Lumumba dans Une saison au Congo (3).

On avait pris pour argent comptant le rêve du roi Christophe : « Jadis on nous vola nos noms, s’écrie-t-il. Notre fierté. Notre noblesse. (...) Pierre, Paul, Jacques, Toussaint, voilà les estampilles humiliantes dont on oblitéra nos noms de vérité.(...) Nous, nos noms, puisque nous ne pouvons les arracher au passé, que ce soit à l’avenir. (...) De noms de gloire je veux couvrir vos noms d’esclaves. (...) C’est d’une nouvelle naissance, Messieurs, qu’il s’agit. »

On avait oublié sa tragédie perçue d’entrée par sa femme qui lui reproche d’en « demander trop aux hommes » : « Je demande trop aux hommes, réplique-t-il vertement, mais pas assez au Nègres, Madame. (...) Tous les hommes ont les mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? À qui fera-t-on croire, que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les Nègres. Alors au fond de la fosse (...). C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière au soleil. (...) Et si nous voulons remonter (...) voilà pourquoi il faut en demander aux Nègres plus qu’aux autres. (...) C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche. » (4)

La gifle de la réalité

Redescendu sur terre, en mettant pour la première fois le pied en Guadeloupe, dans la touffeur de la saison des pluies de 1973 et la clameur stridente des grenouilles douchées sous les hallebardes d’une averse tropicale, tandis qu’à la nuit tombante les moustiques zézayaient aux oreilles des « Z’Oreilles » nouvellement débarqués, - Métropolitains en créole - on ne pouvait prendre gifle plus cinglante. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on se défait des habitudes de trois siècles d’esclavage. « Désastre, écrit Damas au sujet de son éducation, / Parlez-moi du désastre / Parlez-m’en  ! (...) Les Mulâtres ne font pas ça, laissez donc ça aux Nègres. » (5)

Un ethnisme omniprésent
« Je cherchais des hommes au bout de mon voyage, écrit Jacques Gérardin, "un métro" comme on appelle aussi ceux qui viennent du continent européen, et j’ai trouvé des ombres persuadées d’être supérieures à d’autres ombres, car ce n’est jamais l’être que l’on désigne ou que l’on juge ici, ses idées, ses actes, ses réalisations ou ses options, mais la couleur de sa peau : les Chabins méprisent les Mulâtres qui méprisent les « Rouges » qui méprisent les Nègres qui méprisent alors les « Nègres bleus » qui méprisent « les Bâta’Z’Indiens » qui méprisent à leur tour les « Z’Indiens », et les Blancs méprisent le tout sans distinction. » (6) Franz Fanon avait pourtant prévenu dans son livre Peau noire et masque blanc (7).

Tout conflit, le plus dérisoire fût-il, comme une dispute pour une place de parking qu’avec sa petite Renault « 4 L » on a ravie à bon droit à une Mercedes, tout devenait affrontement ethnique : « Il ne faudrait pas prendre le monde pour son serviteur ! », s’entendait-on répondre de son conducteur antillais bagué d’or.

Des relations féodales
Quant à enseigner Césaire, Damas ou Tyrolien, les collègues du cru n’y voyaient que mépris de la part du « Métro » qui ne jugeait pas ses élèves dignes des vers d’Andromaque de Racine. Leur considération pour les leurs se mesurait du reste sans peine pour peu que survînt un scandale impliquant un notable guadeloupéen. L’ethnisme assaisonné d’opportunisme guidait leur conduite. Et tant pis si leurs élèves en faisaient les frais !

Un notable de l’île, à la carrure épaisse, bien connu de l’ancien dictateur d’Ouganda, Idi Amin Dada, maire du village, conseiller général et régional, et à certaines heures professeur PEGC de mathématiques, pouvait, par exemple, aux dires de l’administration elle-même, n’assurer qu’une heure sur trois sans possibilité d’être remplacé : il prévenait non pas quand il ne venait pas, comme c’était la règle, mais seulement quand il venait ! Sans doute voulait-il cumuler son salaire avec ses indemnités d’élu. Aucun remplacement ne pouvait donc être prévu dans de telles conditions. Les murmures souterrains allaient bon train. Mais ça n’empêchait pas des classes entières d’être sacrifiées.

Que quatre « Métros » décident de s’en émouvoir publiquement, c’est aussitôt la guerre dans l’établissement ! L’élu reparaît plus souvent qu’à l’ordinaire, du moins quelque temps, juste pour souder autour de lui la masse de « ceux qui se taisaient  », parmi lesquels, comme maire, il doit compter nombre d’obligés.

Convoqués par le vice-recteur, les quatre « Métros » se font tancer vertement comme des malpropres dans le langage fleuri des potentats locaux : ils ont provoqué - s’en rendent-ils compte ? - « l’ire de l’édile » ! Et, s’ils reçoivent une bonne volée au coin d’un bois, eh bien ! ils ne l’auront pas volée ! Celui qui parle ainsi, on appelle ça un vice-recteur ! Jamais titre n’a été plus approprié !

L’administration se sert alors de la notation administrative pour régler ses comptes : « Ses convictions, accuse-t-elle, jointes à une tournure d’esprit très rigoriste, lui font adopter des attitudes qui vont à l’encontre du but recherché, l’intérêt des élèves.  » Autrement dit, qu’il s’occupe de ses oignons et laisse l’édile et l’administration faire leurs affaires comme ils l’entendent ! De quoi je me mêle !

Le tribunal administratif de Basse-Terre tancé par le Conseil d’État
La rigueur pour des laxistes, c’est connu, c’est forcément du rigorisme, et le délit d’opinion, le quotidien des tyrannies. Toutefois, la mise en cause des convictions dans la notation administrative d’un fonctionnaire étant encore interdite par la loi française, le tribunal administratif de Basse-Terre est saisi pour en demander l’annulation. Seulement encore faut-il que la justice respecte elle-même la loi, à défaut de délais raisonnables pour le faire. Peu regardant en la matière, le tribunal administratif de Basse-Terre rejette le recours sans motif.

Qu’à cela ne tienne ! Appel est interjeté devant le Conseil d’État. « Sept ans de réflexion » après la première requête - comme le film du même nom -, en juin 1982, la Haute Cour annulera enfin cette notation comme illégale et même reprochera au tribunal administratif de Basse-Terre, d’ « avoir omis de statuer  » ! Pas moins et, ce, sans honte aucune ! À quoi peut, en effet, servir encore un tribunal s’il omet de statuer sur la demande qui lui est soumise ? Était-ce de l’incompétence ou au contraire l’aveu désinvolte de sa soumission inconditionnelle à l’administration locale ? L’arrêt du Conseil d’État est, du moins, aujourd’hui consigné dans le recueil Lebon.

On comprend sans peine comme peuvent être fort différentes de celles de l’aller les pensées dont on est assailli dans l’avion de « retour à son pays natal ». Mais Césaire n’y est pour rien. Il a fait ce qu’il a pu : aider à prendre à conscience et c’est capital ! Sans doute est-il resté maire de sa ville plus que de raison, durant plus d’un demi-siècle. Seulement les peuples vont à leur pas. Il est vain et même dangereux de vouloir le leur faire accélérer. Dans l’attente, cependant, il est prudent de se méfier des élans poétiques : la lévitation qu’ils provoquent ne peut échapper à la loi de la gravitation universelle. Les bûches sont alors parfois douloureuses. Paul Villach

__________

(1) Granier de Cassagnac, Voyage aux Antilles, II, p. 290, cité par H. Wallon, De l’esclavage dans les colonies pour servir d’introduction à l’Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Dezobry, E. Magdeleine et Cie, Lib.-éditeurs, 1847.
(2) A. Césaire, Et les chiens se taisaient, Paris, Présence africaine, 1958.
(3) A. Césaire, Une saison au Congo, Paris, Seuil, 1966.
(4) A. Césaire, La Tragédie du roi Christophe, Présence africaine, 1963, 1972.
(5) L.-G. Damas, Pigments, Paris, Présence africaine, 1937.
(6) Jacques Gérardin, L’Autre bord, P.-J. Oswald, 1974.
(7) Franz Fanon, Peau noire et masque blanc, Le Seuil, Coll. Points, 1971.




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6 réactions à cet article    


  • G.BORDES 14 avril 2008 10:36

    C’est un détail mais vous citez, à la fin de l’article, le Conseil d’Etat : "la haute cour annulera enfin cette notation comme illégale et même reprochera au tribunal administratif de Basse-Terre, d’ « avoir omis de statuer  »"

    N’est ce pas là une charmante formule, pour ne pas évoquer le déni de justice, qu’a employé le Conseil d’Etat ?


    • Paul Villach Paul Villach 14 avril 2008 10:43

      @ G. Bordes

      Je pense que vous avez raison.

      C’était "un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître", et où un recours contre les violations de la loi commises sciemment par une autorité avait encore quelques chances d’être accueillis favorablement. Paul Villach


    • Icks PEY Icks PEY 14 avril 2008 10:51

      Des bribes de cohérences au milieu d’un flot de choses incompréhensibles ... j’ai passé l’article à me demander « mais de quoi parle-t-il ?? »

      L’article aurait pu être intéressant s’il avait su se mettre à la portée de tout un chacun.

      Icks PEY


      • Paul Villach Paul Villach 14 avril 2008 14:49

        @ Icks Pey

        Je n’ai sans doute pas été suffisamment clair. Je livre un témoignage personnel.

        1- La littérature antillaise et africaine d’expression française (dont les textes de Césaire) m’a donné envie de connaître les Antilles par tout ce qu’elle promettait.

        2- Je suis allé y vivre trois en ans dans les années 70... et j’en suis revenu, dans les deux sans du terme.

        Ce sont les deux parties de mon article. Et ma conclusion ne dit pas autre chose. Paul Villach


      • Rochonen 1955 15 avril 2008 23:46

        M. Villach,

        Dans votre témoignage je relève deux phrases : "Seulement les peuples vont à leur pas. Il est vain et même dangereux de vouloir le leur faire accélérer." Très curieusement, à leur lecture, il me revient quelque chose que j’ai entendu il y a quelque temps déjà : "Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. ... Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin." ( citation ne vaut pas approbation ). Je sais que ce rapprochement est surprenant voire provocateur, mais est-il de la nature de certains peuples de progresser lentement dans l’histoire, sans pour autant comprendre cette lenteur comme qualité négative.

        Chacun de ces pas, lents ou rapides, ont la même valeur ; la vraie question est : vers où mènent-ils ? Il y a effectivement l’aller et le retour ou l’aller simple ... 

        Nous pouvons peut-être écouter Césaire. (Extrait de Cahier d’un retour au pays natal)

        ô lumière amicale
        ô fraîche source de la lumière
        ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
        ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
        ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
        mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
        gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte
        davantage la terre
        silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre
        ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
        ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
        ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale

        elle plonge dans la chair rouge du sol
        elle plonge dans la chair ardente du ciel
        elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

        Eia pour le Kaïlcédrat royal !
        Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
        pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
        pour ceux qui n’ont jamais rien dompté

        mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
        ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
        insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
        véritablement les fils aînés du monde
        poreux à tous les souffles du monde
        aire fraternelle de tous les souffles du monde
        lit sans drain de toutes les eaux du monde
        étincelle du feu sacré du monde
        chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
        Tiède petit matin de vertus ancestrales

        Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
        ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile
        l’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile
        ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !
        Eia parfait cercle du monde et close concordance !

        Écoutez le monde blanc
        horriblement las de son effort immense
        ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
        ses raideurs d’acier bleu transperçant la chair mystique
        écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
        écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
        Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

        _____________________________________________________

         PS perso : J’ai écrit au "nénuphar".

         

         

         

         

         

         

         


        • Paul Villach Paul Villach 25 avril 2008 10:48

          @ Rochonen 1955

          Je partage volontiers votre point de vue. Mais je n’ai fais que reprendre la réflexion de Césaire.

          J’ai voulu seulement livrer une expérience personnelle d’il y a un peu plus de trente ans.

          Le problème est qu’aux Antilles, plus particulièrement en Guadeloupe, je n’ai pas rencontré beaucoup de "Césaire"... Paul Villach

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