Le feu des artifices
J'ai été témoin de l'évolution d'une société formidable. Ou bien : j'ai été témoin de la formidable évolution d'une société, ce qui revient à dire que j'ai été le témoin d'une évolution formidable de la société.
Peu à peu, et sans doute grâce à l'humanisme des Lumières comme seule source prônée d'une politique universelle, ou universaliste, si vous voulez, alors qu'il ne s'agit que d'un humano centrisme, nous avons remplacé l'authenticité qui nous exige humbles, avertis, vigilants, intuitifs, attentifs, spirituels, abandonnés, forts... par l'artifice qui n'exige de nous que passivité ou soumission.
Nous avons remplacé un monde avec lequel nous sommes en relation par un monde que nous dominons.
Si tous ne sont pas passifs : il y a ceux qui les créent, les inventent, les dispensent et les vendent, tous sont dépendants.
Les artifices créent tout un monde où l'on cause, se mobilise, s'extasie, un monde où l'on compte, où l'on nous conte, où l'on se produit, s'expose, mais surtout, un monde où l'on se cache, l'on se protège, s'assure, où l'on compose !
Ça veut dire quoi, tout ça ?
Ça veut dire que l'on a une opinion sur tout, qu'on aime à se retrouver pour râler ensemble, qu'on bée d'admiration devant ce qu'on nous montre comme beau, que l'on passe notre temps à trouver le moins cher, la bonne affaire, qu'on critique ou qu'on écoute l'histoire qu'on nous raconte, mais qu'on y reste collé, que l'on expose ses maigres talents pour récolter une maigre reconnaissance éphémère, mais que derrière toutes ces activités qui ne laisse guère de temps, on ne fait que se fuir soi-même : éviter coûte que coûte, de se rencontrer, se connaître... parce que nos racines, animales, culturelles, génétiques, sociales, ethniques sont maudites, honteuses, sont jetées aux oubliettes.
Et leur perte est brandie comme un progrès.
Rien ne subsiste déjà plus pour la plupart des hommes alors qu'on fonce toujours davantage dans ce nouveau monde globalisé où les frontières sont diabolisées. Ce monde où tout est tenu à bout de bras, en force, où les effets pervers sont dénoncés par les critiques et donnent de l'eau au moulin des causeurs, et jusqu'au clash final il y aura toujours à dire, toujours à faire.
Ainsi, sommes-nous occupés.
Notre temps est pris ; intégralement.
De la quête du moins cher au plus performant, de la fuite éperdue de notre solitude à la quête, non moins importante, de notre tranquillité, tout est permis : l'aveuglement, le consentement, la servitude volontaire ( quoique que...), l'à quoi bonisme, la dérision, le cynisme, l'arrogance, la suffisance, la démission, le fatalisme, l'impuissance,etc.
Il faut tenir éloignés les risques d'atteinte à nos certitudes, à notre confort moral, à notre bonne foi ou à notre découragement.
Pour ce faire, on n'hésite pas à sabrer les intrus, se ruer sur les boucs-émissaires, à gober les leurres, à se fermer à toute atteinte à notre ego.
Ce monde prétendu globalisé, mondialisé, libéral n'a pas d'équivalent dans la réussite de la fabrication d'individus fermés.
Ainsi, on zappe, on surfe... et c'est rien de le dire : mémoriser, retenir, approfondir, synthétiser sont devenus des barbarismes.
Se prendre la tête, être « casse-couilles » sont des tares universellement reconnues.
À moins de les reconnaître comme qualités chez les experts !
Mais pour que ce monde d'artifices tienne le coup, il a fallu en trouver le fondamental, le socle.
Le plus beau est l'individualisme.
On nous flatte d'être unique, on nous caresse dans le sens du poil, on nous achète, on nous paye, tout en continuant une très vieille litanie : l'exploitation de l'homme par l'homme et la mise au rebut.
Aujourd'hui, on ne nous fait plus taire, on ne nous écoute plus.
On ne nous enferme plus dans des goulags, on nous néglige et nous dédaigne.
Pouvoir absolu de l'absence...
Et si toutefois restait une faille de chair tendre, on l'attaque, on l'insulte, on la calomnie !
Le temps est devenu notre ennemi, on le passe donc à le combattre.
Mais on meurt quand même.
L'intimité n'existe plus : on la jette en pâture à la face du monde où elle atterrit, vide.
Et si certains s'arrêtent un moment pour réfléchir, leurs réflexions restent inaudibles dans le tumulte car le surenchérissement, la surabondance les renvoient à leur inanité.
Le désir d'artifices devient une nécessité, un moyen de survie, un sauve-qui-peut !
Diantre ! Mais qu'est-ce donc l'artifice ?
( J'en donne les aspects les plus importants à mes yeux)
Le mensonge.
On ment, pour taire une action peu glorieuse, parce que l'on sait ce qu'est la gloire ;
on ment pour embellir une réalité très ordinaire
on ment par lâcheté
on ment parce que l'on se croit important et qu'il faut que ça se sache
on ment pour protéger l'autre
on ment pour se distraire, pour jouer.
On ment parce que c'est le seul argument qui nous reste ou bien parce que l'on est agacé. Et le mensonge touche juste parce qu'il séduit.
Certains mentent , c'est une seconde nature, ils mentent parce qu'ils sont médiocres et qu'ils se voudraient grands, parce qu'ils sont lâches et qu'ils se voudraient héros, parce qu'ils ont une certaine idée de la beauté.
L'artifice est l'art de tromper.
Le caméléon use d'artifices pour changer ses couleurs. Il y va de sa survie.
Certes tout le monde n'est pas maître dans l'art de tromper mais se tromper soi-même est devenu la condition quasi exclusive de l'intégration ; parce qu'intégration est un joli mot aussi, mais c'est une autre histoire !
Ainsi il n'est plus besoin de dictature pour diriger et opprimer : séduire et mentir suffisent.
C'est ce qu'on appelle « démocratie ».
Tout en douceur...jusqu'aux abîmes de l'horreur.
La persona
C'est le masque que l'on met, le personnage que l'on se compose, c'est le rôle que l'on joue, pour se protéger du monde.
Alors ? Comme le caméléon ?
Oui et non ; car il semble bien que le caméléon soit très avisé de se déguiser en branche, en feuille tandis que l'homme se protège principalement de lui-même. Des autres congénères aussi mais de lui-même principalement. Or cette protection, me semble-t-il, est beaucoup plus une entrave qu'une aide !
L'être s'enferme dans les artifices inventés par son mental !
À un certain niveau de conscience, il est judicieux de faire le large !
Car l'homme qu'on dit à injuste titre « civilisé » s'imagine qu'il peut tout maîtriser ; il a donc promu au niveau le plus haut, son côté rationnel, donc, sa raison, pensant y faire entrer la totalité du monde !
Aujourd'hui encore, il s'accroche à cette illusion.
Or, comme cela ne peut être, la part irrationnelle de son être ( l'instinct, l'intuition, la sensibilité, l'émotion, l'inspiration...) étranglée, jaillit dans tous les désordres possibles, de la croyance au fanatisme, de la drogue à la violence, de l'exhibition à la provocation ; j'en passe, j'en oublie et sans doute des meilleures comme on dit.
On en vient donc naturellement à la notion d'authenticité.
Il me semble que l'authenticité, comme la décence ou le bon sens ne nécessite pas d'explication. Certes ces notions se sont perdues au fur et à mesure que notre capitalisme ultra libéral confisquait sa culture au peuple pour la remplacer par une non-culture de consommation.
Et c'est à cet endroit que je situe le feu des artifices.
La culture populaire avec ses contes, ses mythes, ses dictons et son théâtre, ses superstitions, sa musique et ses chansons, faisait lien entre le monde et l'homme, entre l'être et son inconscient. Entre ses courages et ses peurs.
Si l'authenticité est difficile à décrire puisque multiple et mouvante, nous pouvons au moins dire ce qu'elle n'est pas.
Outre les artifices déjà énoncés, elle exclut les manigances, l'ignorance, la démission de soi, l'indifférence.
Elle est ou n'est pas spontanée mais elle ne cohabite pas avec l'irresponsabilité ; elle n'admet pas l'incompétence ; elle peut tolérer le pouvoir jusqu'à un certain point ; elle a besoin de courage et de vigilance : elle est fragile comme la vérité mais indestructible comme elle.
L'authenticité n'a rien d'une idée universelle , elle n'est que celle d'un individu, d'un groupe ou d'une société à un moment donné.
Elle est comme la vie, si elle n'est pas la vie.
Tous les masques sont mortifères.
L'artifice encombre, embrouille, pipe les dés, triche le jeu...
On apprend quand même à nos gamins, à l'école, en classe de philosophie que les « masques » sont nécessaires à la vie en société.
Cela sous-entend que l'homme est mauvais, si laid qu'il doit se cacher à lui-même avec des dogmes, des lois, des croyances, des interdits qui ont pour principal effet : la névrose.
Mais l'authenticité ne peut rien, ne résout rien car elle l'origine perdue et le but à retrouver pendant que dans la lutte perpétuelle de la vie, l'artifice fait des victimes.
L'artifice a détruit le lien ; il a confiné la peur derrière des murs de carton pâte, il a réduit sa richesse intérieure à quelques données factuelles et temporelles.
Cette authenticité est le vrai, abordable par l'homme ordinaire ou exceptionnel ; elle ne s'apprend pas dans les livres ni sur les bancs de l'école.
Pour l'acquérir il faut déconstruire les idées reçues, les a priori, les conditionnements : rendu au point zéro, le vrai se mélange à la vie.
Tout le contraire de la construction opiniâtre de « trucs » de modèles, de leçons, de recettes, d'apprentissages des comportements.
Il a existé des civilisations – oh ! Pas des empires- ou le seul artifice était les parades, les ornements, les peintures sur le corps, les totems et tout un langage symbolique qui reliait l'homme au monde, par le sacré.
Il n'existe plus aucun langage symbolique qui nous lie au monde par le sacré et rien ne pourra laisser encore longtemps l'humain dans son désert factice.
Je suis convaincue que se dépouiller de tous les artifices que nous dicte un mental habile à nous faire croire qu'il nous protège- alors qu'il accroît nos faiblesses- est la seule voie positive.
Ce que j'appelle « le retour à l'animalité » est le contraire de ce qui est compris dans le langage courant- et qui est dévoyé : nous n'avons de cesse de mettre toutes les atrocités commises par l'homme sur le compte de son animalité.
Ce qui est un contre-sens.
Mais si couramment admis qu'il semble impossible d'en venir à bout.
Toutes les sagesses du monde prônent l'abandon, le vide intérieur qui nous rend disponibles, l'attention donc la vigilance, bref, toute attitude qui exclut l'artifice !
L'amour de soi n'est que cela : l'acceptation de notre être et non plus la contemplation de notre paraître.
Ainsi donc le chemin de notre réalisation ( processus d'individuation) passe par le dépouillement de tous ces falbalas encombrants et évite l'accumulation !
Ce processus devient un défi de plus en plus difficile dans notre « société de spectacle », de surf, de zapping, de courses de plus en plus effrénées vers le plus de tout.
Au niveau social, la décroissance n'a pas d'autre signification pour moi.
J'aime lancer des galets dans l'eau, et qu'ils ricochent !
Quant à ceux qui aiment les liens et les références, je vous conseillerais la lecture exhaustive de C.G. Jung ! Et, pendant que vous y êtes, ajoutez-y l'intégralité des oeuvres de J. C. Michéa.
« … Toutefois, comme je ne suis pas un philosophe mais un empiriste, je ne puis me permettre de donner a priori une valeur générale à mon tempérament particulier, c'est-à-dire à mon attitude individuelle en face des problèmes de pensée. Le seul, apparemment, à pouvoir prendre une telle liberté est le philosophe qui confère une valeur générale à son attitude et ne voit pas – si tant est que cela soit possible- dans sa personnalité individuelle, avec ce qu'elle a de contestable, une condition essentielle de sa philosophie. » C. G. Jung Les racines de la Conscience .
Aussi, comme je considère que chacun se devrait d'être philosophe, je prends cette liberté.
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