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Le Journal du Pangolin en roue libre - Histoire abrégée du mouvement rotatif

 

La bonne vieille roue millénaire est-elle un « marqueur de la notion de progrès » et le symbole d’une « fuite en avant d’un monde où la vitesse tient lieu de seul marqueur de réussite » ? Raphaël Meltz l'analyse ainsi et emmène ses lecteurs dans une véritable histoire des civilisations. Avec un éclairage érudit et particulier sur celles qui ont préféré - ou su s’en passer...

 

Au commencement de son aventure vitale, l’homme expérimente la bipédie, apprend à manipuler le feu et à fabriquer des « outils de pierre standardisés ». Puis il repousse les limites de sa vélocité et étend sa mobilité en découvrant le mouvement rotatif. Une intuition motrice lui fait inventer la roue quelques centaines de milliers d’années après l’invention de ses premiers outils, vers le quatrième millénaire avant notre ère, quelque part en Mésopotamie.

Mais d’autres pistes privilégient le territoire de l’actuelle Pologne, ou encore de la Slovénie voire de l’Ukraine : « il semble possible qu’en différents endroits, autour de – 3500, on ait l’idée d’utiliser le mouvement circulaire comme mouvement translatif »... La roue aurait donc connu trois centres d’émergence et d’invention simultanés, de Sumer au nord de la mer Noire... En ce temps-là l’homme construit les premières cités et mesure ses échanges commerciaux avec un « système pictographique » - c’est « la naissance de l’écriture au début limitée à de simples pièces comptables »...

« La roue est une notion politique, rappelle Raphaël Meltz : c’est un objet qui n’est pas inné dans une société donnée, et un objet dont l’acquis entraîne une série de conséquences qui vont transformer en profondeur ladite société »... La roue est la pièce maîtresse et la mère de toutes les technologies à venir pour peu qu’elle soit combinée à autre chose – ou à d’autres roues : d’abord, elle permet à l’homme de faire passer les charges lourdes de ses épaules à un système par roulement. S’il roule et traîne ses charges, il les fait aussi traîner par plus fort que lui et fait transporter ce qu’il ne peut transporter avant de se faire transporter lui-même... Le traineau permet de faire tirer de lourdes charges par des bêtes de somme.

Du roulement des charges au rouleau, l’homme arrive à la roue véhiculaire puis aux machines de transport - et à la route, d’abord sur les pistes des bêtes. Ces pistes s’élargissent en routes avec l’avancée des échanges marchands. D’abord, il y a la route de l’ambre qui traverse l’Europe à l’âge du bronze. Et puis il y a la route de la soie par laquelle les Chinois vendent leurs tissus aux Persans. Justement, les Perses de l’époque sassanide ne connaissaient-ils pas l’usage de la roue... pour finalement y renoncer ?

 

Des mondes sans roue

 

Lorsque les conquistadors découvrent l’Amérique des Aztèques, il trouvent un continent sans roue – « personne n’utilisait le mouvement rotatif  ». Ils sont subjugués par une civilisation à l’agriculture et l’urbanisme évolués dont le génie s’exhale tout particulièrement dans la magnifique cité de Tenochtitlan. Si leur production agricole est abondante, les Aztèques n’ont ni char de guerre ni chariot ni charrette ni même brouette – « rien qui utilise une roue pour avancer »... Mais la roue ne leur « manquait » pas pour « cultiver de quoi nourrir l’immense population de la vallée de Mexico »...

Et pourtant, les archéologues ont découvert des jouets d’enfants mexicains montés sur roulettes en parfaite « représentation miniature et fonctionnelle d’un véhicule à roues ». Raphaël Meltz souligne « l’un des plus grands mystères de l’histoire de l’humanité » : « comment peut-on jouer à faire rouler un véhicule sans jamais faire rouler un véhicule  » ?

La civilisation précolombienne aurait-elle refusé la roue et les jouets à roulettes auraient-ils été des « objets rituels » ? L’écrivain avance son hypothèse : « les peuples précolombiens (en l’occurence les Aztèques) ont choisi de ne pas utiliser la roue parce qu’ils ne voulaient pas du développement technologique qu’elle incarnait  »... Ainsi, les peuples de ce continent auraient refusé d’être pris dans la roue du « progrès » perpétuel pour la simple raison que leur économie réelle ne se serait pas accommodée de la fuite en avant et des surenchères qu’ils anticipaient ? Ils avaient même anticipé l’invasion espagnole à venir, en voyant un présage dans le ciel – une « empreinte entre vert et rouge, ronde comme une roue de charrette »... Le signe des malheurs à venir avait bien la forme d’une roue – des malheurs dont les embouteillages et engorgements inextricables de la Mexico actuelle, « entièrement centrée sur la roue automobile », constituent la manifestation ultime...

En somme, « l’ensemble des Indiens d’Amérique, des Tupi-Guarani aux Aztèques, n’avaient pas besoin de roue pour vivre  » - « ils n’en manquaient pas : ils n’en avaient pas besoin »... Servi par une vertigineuse érudition, Raphaël Meltz fait saisir ce « glissement d’un monde sans roue à un monde avec roue » - et tout ce que cela implique en termes d’enjeux civilisationnels... Le refus de la roue traduirait-il le refus de « l’accumulation de marchandises » et d’une « connaissance cumulative qui risquait d’entraîner la société dans la spirale d’une croissance qui n’avait plus de valeur morale » comme l’analyse Alain Gras ?

Les exemples d’autres civilisations sans roue sur la plus grande partie des terres émergées d’alors, autour de 1500 de notre ère, montrent qu’elle n’est pas une « nécessité pour qu’une société harmonieuse se développe »...

 

Des civilisations « clouées à la roue »...

 

Longtemps, l’homme avait vécu « selon la nature », se mouvant dans un domaine défini par sa vélocité pédestre, les rythmes de son corps puis la traction animale. L’art militaire suscite au quinzième siècle les premières tentatives d’applications d’une transmission mécanique au mouvement des roues d’un chariot d’assaut.

Ainsi, l’innovation militaire a fait tourner les roues d’un « progrès », redouté par les civilisations précolombiennes, qui embrasera la planète à partir du mouvement rotatif. Longtemps art mondain réservé aux privilégiés, le voyage (par voie maritime ou terrestre) se généralise. D’abord, il s’embourgeoise au XIXe siècle puis se « démocratise » durant les Trente Glorieuses avec la motorisation de masse qui promeut la voiture comme objet de désir – une « maladie infantile  » déplorée par d’éminents penseurs. La mobilité sans effort devient un idéal d’émancipation pour tous voire une fin en soi avant de peser désormais comme une injonction qui aliène, entrave et lamine ceux qui désormais la subissent.

Le sociologue Henri Lefebvre (1901-1991) avait déjà identifié le temps des déplacements comme du temps contraint dont l’étirement dévore le temps des loisirs... Devoir « se bouger » (pour chercher à... « s’en sortir » ?), avec le sentiment de toujours « manquer de temps », n’empêcherait-il pas d’avancer dans sa vie ?

Ivan Illich (1926-2002) déplorait cette énergie « brûlée en une immense danse d’imploration pour se concilier les bienfaits de l’accélération mangeuse-de-temps »... Longtemps « confiné » dans une proximité piétonne de son domicile, l’humain s’est arraché à son ancrage naturel et au rythme sensible de ses déplacements pour « accéder au monde » par ses extensions motorisées - avant de découvrir que ce qui faisait monde a été laminé aux dimensions d’un non-lieu consumériste, individualiste et globalisé, hypernormé et ... hypermobile suspendu dans l’apesanteur d’une bulle d’irresponsabilité toujours à un doigt de son éclatement. Rouler pour perdre sa vie à... « gagner du temps » aussitôt reperdu en déplacements ? Se déplacer ou se faire déplacer au cours d’une vie réduite à une petite « affaire » de trajets dans un monde en fuite perpétuelle ? Mais fuir sera-t-il encore possible dans ce monde réduit à l’état de décharge ?

Le « dogme du progrès technologique » ne consiste-t-il pas à « délester l’homme de sa capacité à transporter son propre poids avec sa propre énergie  » ? Mais que s’agit-il de fuir si vite pour... se précipiter vers sa propre destruction ? « Abolir les distances est le fantasme ultime d’une société lancée dans son emballement technologique » souligne Raphaël Meltz qui pointe le même paradoxe avec l’addiction aux technologies numériques : « alors qu’elles sont censées être plus rapides et efficaces que les pratiques qu’elles ont remplacées (lettres, queues aux guichets des services publics, etc.), nous éprouvons néanmoins le sentiment permanent de manquer de temps dans nos journées ultraconnectées  ».

Accablé d’injonctions à « se bouger » et se transporter dans le monde réel, l’individu postmoderne est assigné de surcroît aux fausses nécessités du « transport numérique », « de la course vers toujours plus de clics, de messages, de like, de pouces levés  » dans ce mouvement affolé et perpétuel d’une roue du hamster décentrée sortant le vivant de son axe...

Pour l’écrivain, « le salut ne peut venir que du vélo » - la roue de bicyclette qui emmènerait vers une toute autre direction et un autre modèle de civilisation. Elle pourrait même envisagée comme solution pour «  refaire de Mexico une ville aussi harmonieuse que l’était Tenochtitlan  »...

Si le mouvement de la révolution industrielle perpétuelle est en train de se passer de la roue avec les transports à sustentation magnétique, ne serait-ce pas le moment de redécouvrir cette autre roue véhiculaire - histoire de renouer avec un rythme sensible de déplacement perdu de vue avec la civilisation automobile ?

Le vélo, seul mode de « transport mécanisé » et écologique, n’incarne-t-il pas l’idée d’un « mouvement permanent pour ne pas tomber », à l’image d’une société occidentale « incapable jamais de renoncer à aller toujours de l’avant  » ? Une idée et un mode de locomotion compatibles, somme toute, avec le capitalisme pour lequel il ne saurait y avoir de « salut dans l’arrêt » ni d’ « équilibre au repos » : ne s’agit-il pas de toujours « avancer pour demeurer » ? Avancer, certes, mais à un rythme soutenable...

Exit la fausse solution hypernuisible de la voiture électrique : « comme si ne plus émettre de CO2 était le seul enjeu, comme si utiliser de l’énergie nucléaire était la solution : plutôt que de détruire le climat, choisissons de souiller nos sous-sols, rivières et océans pour les cent mille ans à venir  »...

Les stimulantes réflexions de Raphaël Meltz susciteront-elles un mouvement de conscience semblable à un grand changement de marée dans nos valeurs, de nature à remettre l’automobile à sa place (de plus en plus marginale...) et notre avenir commun sur ses pieds ?

 

Raphaël Meltz, Histoire politique de la roue, La Librairie Vuibert, 283 p., 23,90 €


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4 réactions à cet article    


  • troletbuse troletbuse 17 juin 2020 11:25

    L’avenir c’est les supra-conducteurs. peut-être la MHD

    Pour la voiture, on n’est pas près de la voir être supprimée. Elle sert en premier lieu de vache à lait et à remplacer les lignes de chemin de fer supprimées-afin que l’on prenne la voiture ... électrique qui est encore une nouvelle arnaque..

    C’est aussi un élément de notre liberté.


    • lephénix lephénix 17 juin 2020 12:25

      @troletbuse
      l’electromobile c’est le grand bond en arrière avec une hypercomplexité au quotidien en plus qui en fait d’ores et déjà un gouffre économique... si une start-up fait miroiter des batteries « inusables » celles-ci n’en restent pas moins notre épine dans le pied à tous points de vue  dont leur surcoût environnemental abyssal sans parler de tous les autres aspects de cette marche forcée vers la dépossession (vous devenez « locataire » d’une batterie sans plus aucune prise sur rien...) et l’abîme...


    • Réflexions du Miroir AlLusion 17 juin 2020 16:51

      Bonjour,

       Vous ne connaissez peut-être pas le roman-feuilleton « L’injuste destin du Pangolin » en 38 épisodes écrit par 5 auteurs différents au jour le jour.

       Il existe aussi en livre papier dont les droits d’auteurs et bénéfices seront versés à 3 associations dont l’aide aux sans-abri et aux réfugiés ; L’ilot, Coeur SDF et BXLRefugiées..

       


      • Samson Samson 17 juin 2020 21:31

        « Pour l’écrivain, « le salut ne peut venir que du vélo » - la roue de bicyclette qui emmènerait vers une toute autre direction et un autre modèle de civilisation. »

        Oui, comme le disait un slogan de ma jeunesse : « L’énergie musculaire, l’énergie la moins chère ».

        Nul besoin de moteur pour amplifier l’autonomie humaine de déplacement ou d’effort, ou encore pour prélever l’énergie environnante (éolienne ou aquatique) par le recours au mouvement circulaire, ce qui est et reste tout simplement génial !

        Merci encore à Archimède et à tous les autres, connus et inconnus ! smiley

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