Les « conférences » TED ou la célébration de la société du spectacle. Il faut appeler un show un show !
Comme l’indique leur slogan Ideas worth spreading, les conférences TED (Technology, Entertainment and Design), nées en Californie en 1984, ont été créées pour partager des « idées qui méritent d’être diffusées ». Leur but est de « décloisonner, cultiver l’ouverture d’esprit, faire naître la société de demain ... ».
Les speakers TED sont tenus de présenter en moins de 18 minutes une histoire inspirante, incluant autant que possible une idée censée être innovante.
Connaissant un succès viral, les conférences TED ont été franchisées dans le monde entier sous la marque TEDx. Elles existent en France depuis 2009.
Positionnées entre stand-up et talk-show à chroniqueurs successifs, leur forte audience repose sur les mêmes ressorts que ceux des stand-up comédies et des talk-shows télévisés à l’audimat élevé : ambiance bon enfant, esprit de bande, optimisme de bon aloi, grande diversité et effleurement des sujets traités.
Mais les stand-up comédies et les talk-shows télévisés n’ont pas la prétention de « changer le monde » (objectif affiché des TEDx) !
Purs produits des années 80 yuppies, les TED Talks semblent bien décalés face aux enjeux planétaires actuels. Au mieux, ils constituent des cours de vulgarisation miniatures sur tous les sujets imaginables ; au pire ce sont des confessions ou des prêches à grand spectacle du genre « I did it. Yes you can. ». Enfin, celles et ceux qui veulent se faire connaître et faire connaître leur activité, leur entreprise, leur association… obtiennent par ce biais une bonne vidéo de promotion.
Pour la première fois cette semaine j’ai été amenée à assister à une soirée TEDx, organisée à Paris sur la scène de Bobino.
Les quelques TED Talks dont j’avais pu visionner auparavant les vidéos m’avaient semblé aussi efficaces qu’artificiels et superficiels. Mon opinion sur ce format de conférence express, utilisant les arts scéniques et toutes les ficelles de la communication visuelle, était donc mitigée.
Ce que j’ai pu constater de visu, in situ, m’a confortée dans mon approche critique car le live met en lumière le côté théâtral et contrefait des TED Talks.
Plus que du partage d’informations, il apparaît que les TED Talks sont organisés surtout pour faire ressentir des émotions et susciter de l’enthousiasme. Il ne s’agit, au fond, le plus souvent, que de parcours de vie mis en scène, visant à la fois l’affect et l’intellect, pour procurer de gentils frissons de passion, ou de compassion. Les TED Talks n’hésitent pas à verser dans la sensiblerie pour toucher le cœur du grand public. Au final, saisi d’émotion, le spectateur oublie de réfléchir à ce que le speaker a voulu dire d’essentiel.
Certes, une énergie sympathique circule de la scène aux gradins. Des ondes positives traversent les corps et les cœurs. Des égrégores de bons sentiments formés par la bonne conscience ambiante transportent le public qui applaudit à tout rompre. Mais les spectateurs ne sont-ils pas trompés sur le produit ? Conférences nous dit-on, quand il s’agit visiblement de soliloques, de communication unilatérale, de mini one-man-shows, de stand-up comédies, sans débats, sans confrontation d'opinions.
Les thèmes abordés lors des shows TED sont désormais plus larges qu’ils ne l’étaient à l’origine puisqu’on y parle, entre autres, de sciences, de finances, de management, de sextoys, d’arts, de santé, de terrorisme, de foot, de changement climatique, de l’infidélité, de « séduction durable », de sauces spaghetti, de divertissements, de Fashion week en prison, de bière, de religion, du steak idéal, et de tous autres problèmes mondiaux graves auxquels l’humanité est confrontée. Même la bonne utilisation des serviettes en papier a constitué le sujet d’une conférence TED. « After all, what’s the fun without a little variety ? » interroge le site ted.com à la rubrique Diversity of topics.
Le niveau intellectuel et spirituel des intervenants est extrêmement inégal. Il faut dire que tout le monde peut postuler pour devenir speaker ou proposer un orateur « change maker » de son choix. La sélection des rhéteurs est opérée par les organisateurs TED.
On passe du grand scientifique et de l’intellectuel renommé à l’homme politique et au coach de vie ou au simple quidam qui a surmonté une épreuve plus ou moins dure.
Ainsi, en mars 2014, Monica Lewinsky s’est produite dans un TED au cours duquel elle s’est plainte de l’humiliation publique qu'elle a subie en 1998, au même titre que Bill Clinton qui a lui, en acceptant le TED Prize 2007, choisi de parler de la reconstruction du Rwanda, plutôt que de la reconstruction de son couple. On le remercie.
Claire Nouvian, fondatrice-présidente de l’association Bloom, intervenante TED, dit que « les personnes sélectionnées pour participer à une conférence TED sont celles dont les idées font bouger les lignes”. 1
Mais Claire Nouvian précise ensuite que “Ce qui influence le nombre de vues c’est principalement le sujet abordé. Les internautes cliqueront davantage si vous parlez d’argent, de sexe, d’amour ou de la longévité humaine”.
Des dizaines et des dizaines de milliers de personnes sont déjà intervenues depuis 1984 pour des TED partout dans le monde (je ne connais pas le nombre exact). Si tous ces speakers étaient réellement les « esprits les plus brillants de leur génération » porteurs d’idées effectivement novatrices et transformatrices, aptes à « faire bouger les lignes, et changer le monde », on se demande pourquoi la Terre et l’Humanité en sont encore où elles en sont aujourd’hui, 32 ans après le lancement des TED.
Heureusement, se dressant contre le monde en apparence idyllique des TED, des critiques ont déjà émergé.
Des voix s’élèvent, comme celle du professeur Benjamin Bratton de l'Université de Californie à San Diego, estimant que la tentative des conférences TED de promouvoir le progrès dans les domaines de la socio-économie, la science, la philosophie et la technologie, est restée sans effet.
En 2010, le statisticien Nassim Nicholas Taleb a qualifié TED de « monstruosité qui transforme les scientifiques et les penseurs en amuseurs de bas-étage, comme des comédiens de cirque ».
Il est vrai que le tapis rond, rouge vif, sur lequel les speakers sont circonscrits pendant leur quart d’heure de gloire évoque immanquablement un gros Nez Rouge et l'univers circassien…
La clôture de TEDxParis 2015 par Chris Esquerre est une parfaite illustration de ce point de vue (elle illustre aussi la diversité des thèmes traités qui passent du coq à l’âne). Que l’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas d’une parodie mais du plus brillant TED Show affichant sans complexe ce qu’il est en vérité : un diffuseur de bonne humeur et d’espoir cotonneux, tel un nounours Ted, en aucun cas un espace pour penser le monde de demain avec courage, intelligence et acuité.
http://www.tedxparis.com/cloture-de-tedxparis-2015-par-chris-esquerre/
Des critiques récurrentes portent en outre sur le caractère élitiste des TED car, si les vidéos sont d’accès gratuit, il faut payer cher pour assister en live aux conférences, notamment aux Etats-Unis où le ticket d'entrée de la grande conférence annuelle, qui réunit durant 4 ou 5 jours 1 200 à 1500 personnes, coûte de 6000 à 8000 dollars. En France, c’est autour de 90 euros la journée, 45 euros une soirée. Parfois plus : « En France, la conférence TEDx Paris affiche toujours complet quelques heures à peine après la mise en vente sur le Web de ses 1 800 places. Et ce malgré un ticket d’entrée de 200 euros et un programme d’interventions tenu secret jusqu’au dernier moment. »2
Les TED Talks sont des antidépresseurs et les gens sont prêts à débourser pour obtenir leur dose de « positive attitude ».
Rien n’est laissé au hasard par les organisateurs TED. A bas le naturel !
S’il n’est pas obligatoire, le coaching des intervenants est fortement recommandé par TED. La préparation en amont est conséquente afin de réussir la meilleure performance scénique. Chaque mot est pesé, chaque geste signifiant est programmé et répété, chaque blague arrive à point nommé.
Forme originale d’entertainment, les TED sont une sorte de théâtre de marionnettes vivantes.
Les speakers (non rémunérés, il faut le préciser) se préparent pendant plusieurs jours, certains même sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant de monter sur scène.
"Nous organisons de 5 à 10 répétitions par conférencier, explique Michel Lévy-Provençal, à la tête des conférences TEDxParis et pilote du réseau TEDx en France. Nous faisons avec eux un travail de storytelling, nous leur expliquons comment prendre la parole en public et des coachs en comédie ou en mise en scène les conseillent."
Le plus souvent organisés dans des théâtres et des salles de concert (c’est logique), les speechs sont filmés par plusieurs caméras (jusqu’à sept ou huit) et le montage vidéo est particulièrement soigné afin de poster sur internet des clips très professionnels gommant toutes les imperfections du direct.
Nous y voilà. Il s’agit bien de raconter une histoire et de la jouer (de se la jouer) devant des spectateurs et des caméras.
La recette des TED c’est : storytelling + mise en scène + coaching des speakers + clip pro à la clé.
On pousse ainsi des personnes (à première vue intelligentes, sensibles et aimables), à offrir une présentation très égotique et scénarisée de leur chemin de vie ou de leur savoir, afin de participer à réenchanter le monde en 18 minutes réglementaires. Bigre, quelle ambition !
On l’a compris : il ne s’agit pas de penser ensemble, librement et intensément, le monde d’aujourd’hui et de demain, mais de réaliser un sketch, vecteur émotionnel d’une vérité individuelle à partager.
Le but est de marquer les esprits, pas de les faire évoluer.
Pour réenchanter le monde, il faudrait peut-être d’abord penser à réinventer le dialogue, réenchanter la conversation entre les humains, et entre les humains et les non-humains habitant cette planète.
(Je pense qu’il faudrait surtout réenchanter le silence.
Le silence comme antidote indispensable à ces poisons sonores, toutes ces paroles vaines et fades, pseudo salvatrices, répandues à outrance.
Le silence comme temps d’assimilation des messages de lumière authentiques, et rares...
Mais c’est un autre débat).
Alors que la société a besoin de fleuves impétueux de pensées bouillonnantes se déversant dans un océan régénérateur, un Niagara d’idées éclaboussantes, on propose à notre sagacité assoiffée des cours d’eau bien lisses canalisés dans du béton : les TED Talks et autres forums du même acabit qui prétendent refaire le monde, révolutionner notre pensée, nos vies et celle de l’univers grâce à la vulgarisation foraine de savoirs plus ou moins pertinents.
« Nous voulons que les idées redeviennent dangereuses », clamait en 1967 la revue Internationale situationniste, créée 10 ans plus tôt par Guy Debord 4. Ben oui, nous aussi !
A Bobino, j’aurais aimé qu’un des speakers au moins se mette à chanter, à hurler, à danser, qu’il sorte du cadre du gros Nez Rouge, qu’il désobéisse, quoi ! Qu’il change vraiment les règles du jeu. Qu’il déchire son script. Qu’il parle en vérité.
La plupart des speakers TED se veulent être des résistants ? Or, la résistance commence par le refus de tout formatage, même pour le temps d’une soirée.
Un vrai penseur en action, résistant, n’est pas une marionnette dotée d’un micro oreillette !
Là réside toute l’ambiguïté pernicieuse des Ted Talks : les speakers sont choisis pour être soi-disant aptes à nous conduire vers le Grand Changement, ils sont censés être des veilleurs, des lanceurs d’alerte, des guides, et on les réduit à l’état d’automates bien dociles, on en fait des communicants parfaitement lisses et maniables, chantres d’une pensée pseudo-sensationnelle soumise à l’idéologie du spectacle.
Les techniques oratoires des TED ont été adoptées par le monde de l’entreprise où elles ont effectivement leur place.
Les services de communication ont appris à « tediser » leurs événements internes et externes, du simple séminaire au lancement de produits.
« Il est désormais très rare qu’un événement “corporate” ne tente pas d’adopter les codes TED de la prise de parole en public », fait remarquer le président-fondateur de TEDxParis.
Ainsi, le Show Hello d’Orange s’apparente à une keynote de Steve Jobs mâtinée d’un méga TED (Voir le show de Stéphane Richard en 2016).
De même, ING Direct a copié quelque peu TED pour son « One Million Show » organisé à l’Olympia en novembre 2015 pour mettre ses « clients sur le devant de la scène », aux côtés de l’animateur de la soirée, Denis « Koh Lanta » Brogniart.
« ING Direct a en effet fait le choix, très judicieux au final, de lancer cinq de ses clients sur la scène de l’Olympia pour qu’ils y racontent leur histoire. Des clients, sélectionnés en amont parmi 150 candidats et dûment préparés par une coach spécialisée dans la prise de parole en public, qui ont un point commun : celui d’avoir eu le courage de changer de vie. » 3
Le public est au rendez-vous des TED Shows car il vient puiser dans ces boîtes à idées grandeur nature de l’optimisme béat réconfortant. Mais il n’y apprend pas à penser par lui-même.
Quitte à dépenser 45 euros pour passer une bonne soirée à un spectacle, ne vaut-il pas mieux aller voir une pièce de théâtre, un film de cinéma ou un documentaire engagés suivis d’un débat, et soutenir ainsi la création et la diffusion culturelle ?
Les grand-messes TED offrent une alternative à la « religion opium du peuple ». S'il ne reste que cela comme solution éducative et galvanisante pour éviter le retour total à l'ignorance et à la barbarie, pourquoi pas ?
Cependant, entre la sphère universitaire et le monde de la pensée-clip lié au culte de la personnalité, de nouveaux espaces et modes de rencontre propices à l’évolution des esprits ne peuvent-ils être inventés ?
Par exemple, pourquoi ne pas revisiter l’esprit des « Quaestiones disputatae », les joutes oratoires du Moyen Age et de la Renaissance (Disputes qui se donnaient en public sur un sujet de théologie, de philosophie, de droit). Giovanni Pic de la Mirandole contre Jérôme Savonarole, cela devait valoir le déplacement !
Voilà, je lance mon appel du 18 juin, sur une grande « question à disputer ».
Ne laissons pas l’éloquence humaniste tomber au rang de sophistique entrepreneuriale et médiatique.
C’est une importante réflexion à mener aujourd’hui pour l’avenir de notre société : quels sont les formats de conférences, de débats, à privilégier pour le meilleur partage d’idées constructives, pour convier les citoyens à valoriser leur propre intelligence, à penser par eux-mêmes et à présenter sans artifices le fruit de leur pensée ?
Un colloque d’un nouveau genre (mauvais genre) mériterait être organisé sur ce thème.
Langues de bois et nounours Ted s’abstenir.
Pascale Mottura
18 juin 2016
Sources
- Nadège Joly, « Qui sont les orateurs des événements internationaux TED ? », MyScienceWork, mai 2013.
- Laure Cailloce, « A TED les grands esprits se rencontrent », Stratégies Magazine n°1781, Supplément Event septembre 2014.
- Vincent MIGNOT, « ING Direct : les clients sur le devant de la scène à l'Olympia »,CBanque, 27 novembre 2015.
- Cf. Patrick Marcolini, Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, éd. L'Echappée, 2013.
5- Matière à réflexion :
« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ».
« La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même.
« Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis ».
« L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. »
« L’ensemble des connaissances qui continue de se développer actuellement comme pensée du spectacle doit justifier une société sans justifications, et se constituer en science générale de la fausse conscience. Elle est entièrement conditionnée par le fait qu’elle ne peut ni ne veut penser sa propre base matérielle dans le système spectaculaire. »
« La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience anti-dialectique qui l’accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle ; qu’il faut comprendre comme une organisation systématique de la « défaillance de la faculté de rencontre », et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre, l’« illusion de la rencontre ».
« La conscience spectatrice, prisonnière d’un univers aplati, borné par l’écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise. Le spectacle, dans toute son étendue, est son « signe du miroir ». Ici se met en scène la fausse sortie d’un autisme généralisé. »
Guy Debord, La Société du Spectacle, 1967. Éditions Gallimard, 1992, 3ème édition.
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