Les leurres de la déontologie journalistique concoctée par Bruno Frappat et ses experts
Les États généraux de la presse écrite, lancés le 2 octobre 2008 par le Président Sarkozy, et clôturés par un « Livre vert » le 8 janvier 2009 (1) , avaient, pour tenter de regagner la confiance des lecteurs, conclu à la nécessité d’une déontologie commune aux journalistes. Comme celle-ci tardait à venir, M. Bruno Frappat avait réuni autour de lui un comité d’une dizaine d’experts pour en élaborer un projet.

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Première erreur : la distinction entre « fait » et « commentaire »
La première prescrit de distinguer « le fait » du « commentaire » : « Le journaliste a pour fonction , est-il stipulé, de rechercher pour le public des informations, de les vérifier, de les situer dans un contexte, de les hiérarchiser, de les mettre en forme, et éventuellement de les commenter » (1-1) Comme d’habitude, opposée à "commentaire", « information » est ici synonyme de « fait ». L’alinéa 2-1 le montre un peu plus loin : « Le journaliste doit s’attacher avant tout, lit-on, à l’exactitude des faits, des actes, des propos qu’il révèle ou dont il rend compte. » Il est encore demandé à l’alinéa 2-3 de veiller à ne pas « déformer la réalité des faits ».
Or, il faut, devant l’obstination dans l’erreur, faire preuve de la même obstination dans sa correction : on n’accède pas à « un fait », mais à « la représentation d’un fait » ! Tout « fait » est prisonnier de la gangue de commentaires qui l’énoncent. Vérification et souci du contexte permettent seulement de s’assurer que « la représentation du fait est la plus fidèle possible ». Paul Watzlawick dit qu’on n’accède jamais au « terrain » mais seulement à « la carte qui le représente ». Quant à Magritte, il a prévenu : « Ce n’est pas une pipe » qu’il a peinte, mais la représentation d’une pipe. Il devient fatigant de le répéter.
Mais M. Frappat et ses experts prétendent, eux, accéder directement au « fait » ! Sans doute disposent-ils d’autres instruments que ceux du commun des mortels qui, pour percevoir la réalité, sont obligés d’en passer par les prismes des médias personnels (cinq sens, postures, silences, mots, ou images) et des médias de masse disposés en série, dont la particularité est d’imprimer sur l’information transmise certaines déformations. M. Frappat et ses experts, eux, font croire qu’ils se branchent en direct aux sources de la réalité et de la vérité ! Voilà la première erreur et le premier leurre !
Deuxième erreur : la dénégation discrète de la loi d’influence
Une deuxième erreur réside dans la distinction vite faite entre « information » et « communication ». Sans doute le mot « communication » n’est-il pas ici employé, car on ne sait plus ce qu’il veut dire ; il est à bon escient remplacé par ses prédécesseurs, « promotion » et « publicité » : le journaliste, est-il prescrit, « refuse toute confusion entre information et promotion ou publicité »(4-2) .
Troisième erreur : le silence sur les critères de diffusion ou non d’une information
Une conséquence inattendue de ce tri draconien est que, selon le cas, des informations que le lecteur juge « importantes », peuvent être, au contraire, écartées par les médias ou dissimulées au profit d’informations consensuelles qui ne fâchent personne : ce sont « les informations indifférentes » qui inondent antennes et journaux, avec le sport, les stars, les mondains, le temps qu’il fait, les modes d’emploi en tout genre, etc. Du coup, « l’information indifférente » sert d’écran et joue le rôle d’une censure discrète. Les services de relations publiques des armées sont experts en la matière pour livrer aux journalistes les images qu’ils veulent : une stratégie guerrière ne se dévoile évidemment pas dans les médias sous peine d’échouer.
Inscrire ainsi trois erreurs qui font trois leurres, dans sa déontologie, est-ce le bon moyen pour tenter de regagner la confiance perdue de ses lecteurs ? Le pari est risqué. Est-il si difficile pourtant aux médias de reconnaître ces deux données expérimentales de « la relation d’information » avec lesquelles ils rusent en pure perte : 1- « la loi d’influence » est comme la loi de la pesanteur, on ne peut s’y soustraire ; 2- de même, par médias interposés, seule « la représentation d’un fait » est accessible ? Qui pourrait en vouloir à des journalistes de se soumettre à ces contraintes communes ? En revanche, ils se discréditent à prétendre s’en affranchir contre toute raison. Paul Villach
(1) Paul Villach, «
Le Livre vert des États généraux de la presse : la recette du « lapin-chasseur » (15 janvier 2009) (2) Paul Villach, « La jolie déontologie de Bruno Frappat que voilà : ériger des leurres en devoirs pour les journalistes ! » AGORAVOX, 24 juin 2009.
- « Un journalisme sous un réverbère à la recherche de son crédit perdu... ailleurs : réponse à Jean-Luc Martin-Lagardette », AGORAVOX, 8 novembre 2008
- et surtout « les bonnes feuilles » publiées par AGORAVOX d’un ouvrage qu’on vient de publier, « L’heure des infos, l’information et ses leurres », aux Éditions Golias :
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