Les sondages et le Far-West médiatique
Tous les politiques croient au sondage et nous aussi quand cela nous arrange. Les sondages sont-ils utilisés comme des outils au service de la démocratie ou comme des pièges qui en faussent le fonctionnement ?
De grands consommateurs involontaires de sondages
Nous sommes les plus grands consommateurs de sondages portant sur la politique en Europe, le pays qui en produit le plus. Nous avons les records que nous méritons. 193 sondages en 2002, 293 en 2007, 409 en 2012 et 560 en 2017. Il est évident pour certains que nous n’en resterons pas là. Les instituts se portent bien (à noter les ¾ de l’activité des instituts s’effectue hors la politique). Les partis politiques puis les médias sont les principaux clients. Nous consommons ainsi un produit que nous n’avons pas commandé mais que nous finançons indirectement. Pour mémoire les partis sont financés par de l’argent public, financements publics réglementaires puis jusqu’à 7500 euros par foyer fiscal de dons personnels l’an avec 60% de remise d’impôts. Les plus riches qui en ont les moyens font ici preuve de civisme, ils sont très mobilisés pour financer généreusement les partis qui n’oublient pas de leur venir en aide. Les autres comme d’habitude font ce qu’ils peuvent. Nous remboursons bien sûr aussi les campagnes.
Tous les politiques citent des sondages, s’en servent et les mettent en avant quand ils sont à leur avantage ou au désavantage de leurs adversaires et ils y croient où font avec parce que de toute façon, personne n’a plus le choix en réalité. Il existe une Commission des sondages depuis une loi de ...1977. Elle vient de rendre son rapport « annuel », le dernier remontant à ...2017. Son champ d’observation est « d’assurer l’honnêteté et la régularité de la confection des sondages en lien direct ou indirect avec une élection ». Les instituts de sondage savent qu’elle n’a pas vraiment de moyens de rétorsion. Vu l’état du droit les instituts et leurs clients ont le pouvoir de nous imposer leur méthode et leur agenda. Je me demande d'ailleurs si nous nous posons encore des questions en pensant que nous pourrions avoir quelque chose à dire sur ces pratiques.
Une consommation pas si anodine que cela.
Récemment les sondages concernant l’abstention aux dernières régionales ont bien été fautifs. Les sondeurs se sont empressés d’apporter des explications. C’est une partie de leur gagne-pain et ils en trouvent toujours. Plus ou moins bonnes mais l’important c’est d’effacer la mauvaise impression et de prévenir l’émergence d’un doute raisonné et critique. N’empêche que cela a influencé la perception de la situation de ceux qui s’intéressaient en tant que citoyens à ces élections. Cela a minimisé et détourné leur attention de ce sujet.
Comme la pertinence de la nature de ce scrutin (scrutin de liste proportionnel avec prime majoritaire à deux tours, les listes de candidats sont régionales et contiennent autant de sections qu'il y a de départements dans la région, elles doivent être strictement paritaires), les compétences des régions articulées avec celles d’autres institutions, l’effectivité de ces compétences et le rôle et travail des conseillers régionaux. A l’évidence nos concitoyens se sentent ici peu concernés et donc s’abstiennent et donc nous aurons encore des bulletins régionaux papiers ou numériques à peu près vides d’éléments de compréhension des enjeux et politiques menées qui font qu’ici l’abstention sera encore importante. D’autant que moins on en parle mieux c’est semble-t-il pour un certain entre-soi des professionnels de la politique. Je peux en témoigner ayant eu à m’impliquer localement dans un plan d’aménagement Etat-Région. Tant que les mandats roulent.
En réalité, cet exemple, c’est à peu près l’état du fonctionnement de notre démocratie. Nous sommes et de loin plus des citoyens administrés que des citoyens éclairés et correctement informés.
Contributions aux fonctionnements de la démocratie.
Pour l’élection présidentielle, il me semble qu’il est difficile de ne pas voir que les sondages confortent ou participent à la multiplication des candidatures. Régulièrement il y a maintenant des sondages sur des non candidats que l’on met en concurrence avec des candidats. C’est normal nous dit-on en créant au passage une nouvelle norme. Cela permet aux médias d’induire la prépondérance des personnes et toutes sortes de commentaires installant les problématiques mises en avant par ces personnes, si possible bien clivantes. C’est normal aussi puisque nous sommes supposés voter avant tout pour des personnes.
Et repoussant de fait dans l’ombre l’examen des fondamentaux économiques et politiques qui structurent le pays, écartant l’occasion d’en clarifier les enjeux et de décider des politiques publiques de manière éclairée. Serions-nous capables de comprendre ? Serait-ce souhaitable ? Certains en ont tranché une fois pour toute croient-ils. L’habitude semble prise apparemment de réserver cette clarification démocratiquement une fois les élections pliées. Encore une nouvelle norme ?
Par la suite les journalistes, navrés, se lamenteront à propos de la démobilisation des citoyens et de la perte d’influence des partis en nous maintenant dans une impasse sociologique, psychologique et politique. Nous n’avons pas tout perdu. Nous avons droit à de belles joutes médiatiques, une guérilla de postures à base de faux suspens et de vraies manipulations. Les médias amplifient le tout en faisant semblant de faire la fine bouche à l’occasion tout en participant à la mise en scène.
Nous parlons de l’élection centrale de nos institutions, celle de l’exécutif qui nous représentera à l’UE. Où sont les bénéfices pour notre démocratie ? Quels enseignements civiques sommes-nous censés retirer maintenant de ce triste moment de notre vie politique dont on en vient à souhaiter qu’il soit moins pire que le précédent.
Cela induit également une approche et des fonctionnements démocratiques bien particuliers. Comme si le centre de gravité de nos réflexions, pour nous les citoyens de ce pays, ce ne pouvait être que ces thématiques à visées électorales à court terme structurées dans une logique de camp et de personnes. Ne perdons surtout pas de vue le fait que les sondages vont de pair avec des enquêtes d’opinions par lesquelles les sondeurs cherchent à mesurer thème par thème, par sensibilité politique présumée les opinions ainsi que la crédibilité des candidats vis-à-vis de ces thèmes.
Ce sont les outils de travail et leviers des professionnels des campagnes qui en déduisent stratégie, contenus, éléments de langage, postures tactiques, inflexions de la trajectoire d’une campagne etc..Cette partie là de la galaxie sondagière reste secrète.
« Les confidentiels les plus opérationnels sont des études qualitatives. Elles visent non à mesurer mais à comprendre les mécanismes latents d’attitude et de perception des électorats acquis et potentiels… Ces "qualis" visent non seulement à entendre ce que disent les citoyens et leurs attentes, mais surtout pourquoi et en fonction de quoi ils peuvent changer d’attitude » (Stéphane Rozès, ancien sondeur, président de Conseils, analyses et perspectives, ayant eu 16 postulants à l’Elysée dans sa clientèle, cité par Marianne, n° 1282 d’octobre 2021). Le mot citoyen ici est intéressant. Celui que l’on informe ou celui que l’on influence. A armes égales ? Qu’en pensent les Zemmour et leurs équipes ?
En gros nous payons pour des pratiques dont nous ignorons l’essentiel sauf ce que l’on veut bien nous dire au moment choisi pour nous le dire. Et surtout ne critiquons pas trop car les termes de complotistes ou radicaux seront vite dégainés. Vive la démocratie.
Heureusement, nous avons le scrutin majoritaire uninominal à deux tours.
Pas difficile de voir ce que cela donne avec un scrutin majoritaire à deux tours. Qui plus est dans le contexte de notre pays où le financement des partis est en réalité, rappelons le, pour une part importante censitaire, abondé par les plus fortunés, meilleurs contributeurs qui en retirent un retour fiscal proportionnel à leur mise ( cf repère 5). Effet déterminant de ces votes dans des scrutins qui se jouent à peu de voix avec une abstention importante. Ceux-là répondent toujours présents dès le premier tour. Tandis que la diffusion, la présentation, le relais des commentaires et analyses des sondages et leur mise en valeur est faite grâce à la puissance de frappe des médias dont nous savons bien qu’ils sont pour l’essentiel sous le contrôle de nos meilleurs milliardaires dont dépendent maintenant le travail et la carrière des journalistes.
Pouvoir de mettre en fanfare certaines candidatures, certains thèmes, certains sondages et leur interprétation et bien sûr d’ostraciser ou diaboliser candidatures et de tenir dans l’ombre d’autres propositions ou thématiques. Tout cela sous le couvert de l’objectivité d’un outil des sciences sociales et de la législation en vigueur. Au détriment des aspirations démocratiques telles qu’elles s’expriment de nos jours qui sont loin de souhaiter se voir dissoudre dans des mécanismes électoraux devenus baroques. Qui produisent des responsables légaux à la recherche de légitimité. Qui sans le recours au raidissement réglementaire, à l’intimidation sécuritaire, aux relais médiatiques, aux habiletés tactiques et aux solidarités sociologiques (observons la variation des indicateurs socio-économiques dans les contextes électoraux par exemple puis dans l’année qui suit) n’arriveraient plus à se maintenir.
Est-ce si difficile que cela d’avancer vers un peu plus de démocratie ?
Réglons d’urgence un certain nombre de problèmes démocratiques de base comme le financement des partis, l’indépendance des médias et bien sûr les pratiques liées aux sondages en politique entre autres afin d’avoir plus de citoyens convenablement éclairés sur le fonctionnement de notre société. Pas à la sauvage dans le jeu habituel du qui perd gagne mais dans un débat démocratique. Il y a fort à parier que des consensus équilibrant les mérites individuels, les intérêts collectifs, la solidarité, et départageant les décisions difficiles émergeraient plus facilement. Qui sait l’émergence aussi d’autres types d’engagements et de candidatures et comportements. En attendant, je crains que l’on n’ait pas fini de nous biberonner aux sondages pour que nous les reprenions en cœur dans nos discussions courantes puisque cela marche. Ce prémâché nous dispenserait-il de réfléchir ?
Les médias dans ces périodes particulières que sont les élections jouent de toute leur puissance d’influence. Certains relaient des sondages en minimisant la présentation ou oubliant de signaler la marge d’erreur (en principe la loi le demande), en omettant aussi comme récemment de préciser quelquefois qu’il n’y a pas eu de redressement des résultats en fonction de l’estimation de l’abstention ce qui équivaut à un abus de confiance. Il leur arrive aussi de faire la chasse aux alouettes avec des présentations tronquées de résultats en faisant dire à un sondage le contraire de ce qu’il révèle du moment. Il y a eu des cas de contagion ici-même pour ceux qui ont de la mémoire.
Là est le nœud de l’affaire. Il y a plusieurs types de sondages et de manières de les utiliser en fonction des circonstances et des objectifs poursuivis. C’est une banalité de constater que plus on s’approche de l’issue, plus les sondages deviennent précis et exacts. Ce dont les instituts se servent comme gage de leur crédibilité. C’est le thermomètre qui mesure la température en différents points du paysage politique. Cela ne nous dit rien du travail de préparation des cuisiniers de l’opinion publique.
Ce que j’appelle ici opinion publique, c’est bien l’ensemble des avis et échanges d’informations, de points de vue relayés et mis en scène par les médias qui produisent et construisent une réalité médiatique qui bien entendu n’est pas sans rapport avec le réel. Cependant les médias nous lient, nous rassemblent et nous relient en même temps à leur choix d’informations et de présentations, leurs cadres d’analyses. D’une certaine façon nous prenons notre bain quotidien et collectif d’opinion publique qui devient et s’impose comme notre cadre de références quand bien même nous en contestons la mise en forme et les contours et que les algorithmes nous entraînent vers nos plages préférées. Ce sont dans ces cadres que nous discutons entre nous chaque jour le plus souvent à notre insu.
Le contrôle ou la domination des audiences aux meilleures heures d’écoute sont ici déterminants. Ce sont maintenant les médias des oligarques qui donnent le ton et le rythme de l’évolution des pratiques à l’ensemble de la sphère médiatique bien obligée de se situer dans le rapport de force et de puissance (cf repère 3). Inspirant aussi les réseaux sociaux. Soyons tous très attentifs et vigilants quant à l’évolution de ces médias parce qu’ils sont adossés à maintenant une très longue expérience. Celle des médias anglais comme The Sun, propriété de Rupert Murdoch (propriétaire du Times, du Sunday Times, de 3 organes de presse aux USA et d’une trentaine en Australie).Celle des médias américains comme Fox-news, CNN, MSNBC ou VOX. Si nous nous contentons d’observer comme des spectateurs attentistes ou non concernés, nous obtiendrons et subirons ce que nous aurons mérité.
Ces pratiques nous sont imposées au nom de la liberté bien sûr qui cache souvent dans les plis de sa robe les rapports de force qui jouent de toute leur puissance quand la loi dans une démocratie est là en principe pour en protéger l’exercice. Il n’y a pas de démocratie sans responsabilités assumées ni sans la présence des citoyens associés au cœur des processus démocratiques. Nous en sommes loin, alors nous avons les campagnes électorales et le jeu des sondages et enquêtes d’opinions que nous avons. Et si nous changions enfin pour nous donner les garanties et les chances d’une véritable démocratie.
Nous ne sommes pas si loin du but.
Qu’y a-t-il à redouter d’une meilleure représentation de nos concitoyens ? A qui cela pourrait-il bien faire peur ? Des fonctionnements démocratiques comme garantie de la légitimité de ceux qui décident des lois, les font appliquer et respecter, c’est la promesse de la démocratie. Nous ne serons jamais d’accord sur tout et tout le temps. La démocratie c’est pouvoir vivre ensemble même quand on ne s’aime pas ou que nos intérêts immédiats ne convergent pas. C’est bien pour cela qu’il faut la développer. Afin d’obtenir des arbitrages compréhensibles et respectées par le plus grand nombre. Nous devons être exigeants .Nous devons réclamer une démocratie exigeante.
Pour cela, il nous faut avoir confiance dans l’intelligence collective et la bonne volonté quand elle est portée par le respect de l’intérêt de chacun que pondèrent l’intérêt collectif et la solidarité. Ces forces sont portées par le plus grand nombre. Elles ont toujours été au final présentes dans les grandes épreuves traversées par notre pays. Ce sont des biens précieux que nos concitoyens ne veulent pas perdre et qui sont bien bousculés de nos jours. Comme tout ce qui est vivant et précieux, il s’agit de les protéger y compris des effets pervers ne manquant jamais de s’insinuer et de les cultiver.
Sinon, des extrémistes pourraient bien continuer de nous opposer et diviser. Et de nous en priver peu à peu ou brutalement pour imposer leur ordre. De ce point de vue je considère que Hanouna et Zemmour qui sont des créatures médiatiques des milliardaires qui ont pris le contrôle de l’essentiel des médias (ici Bolloré pour les deux) sont à la fois des symptômes de ce que nous pouvons redouter et les ambassadeurs de ceux qui se trouvent de plus en plus gênés par les aspirations démocratiques de nos concitoyens. Qui eux ne comprennent plus pourquoi leur engagement au travail, dans le milieu associatif et le niveau d’éducation atteint par le pays produisent un tel décalage de l’expression et des pratiques démocratiques.
Cela viendra si nous le voulons vraiment. Ou plutôt comme beaucoup d’entre nous le veulent et que beaucoup de temps a déjà été perdu, nous serons de plus en plus nombreux et cela viendra. Je ne pense pas que laisser pourrir la situation, tenir en respect par des artifices électoraux le plus grand nombre privé de réels moyens d’expressions démocratiques et sauver les apparences grâce à une conjoncture très particulière de nos médias soient une solution. Le chemin se fera quand même. Alors plus de temps à perdre.
Repères :
1 ● Hugues PORTELLI - Professeur à l'Université Panthéon-Assas Paris II Sénateur. Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 34 (Dossier : l'élection présidentielle - janvier 2012.
« En fin de compte, la législation sur les sondages électoraux repose essentiellement sur la volonté d'autorégulation des instituts de sondage. Les possibilités de contrôle de la commission de sondage restent limitées par la loi mais aussi par ses propres moyens d'action (effectifs limités, composés essentiellement de hauts magistrats). Au nom de la liberté d'entreprendre et de la liberté de la presse mais aussi du lobby efficace des instituts de sondage et de leurs commanditaires (qui sont souvent législateurs...), toute tentative d'encadrer sérieusement ce qui est aujourd'hui un moyen essentiel de façonner l'opinion publique est vouée à l'échec. »
2 ● Mon dieu comme la démocratie est timide. Une réforme des sondages a donc été adoptée au détour d’un amendement à la proposition de loi sur la modernisation de diverses règles applicables aux élections (5 avril 2016).
http://sondages.rezo.net/nouvelles-regles-pour-les-sondages
3 ● A écouter attentivement et méditer : Invités, Jérôme Sainte-Marie (politologue, sondeur, président de Pollingvox et auteur de "Bloc populaire" et Cyril Hanouna (présentateur de "Touche pas à mon poste" et co-auteur avec Christophe Barbier de "Ce que m’ont dit les Français ». Le sondeur, la journaliste militante et le caméléon qui embrasse ces rôles plus celui du bouffon (employé ici non péjorativement) afin de pouvoir transgresser à sa guise toute limite déontologique. On pourrait dire aussi, le client et les employés de Bolloré. Cette vidéo mériterait en soi un article détaillé. Pour mémoire, S Debrouck, en réaction au ministre B Lemaire évoquant les explications monomaniaques de Zemmour a rétorqué : « Est-ce que vous niez la réalité ? »
4 ● Sondages d'opinion : les autres influenceurs. Avec Martial Foucault et Frédéric Dabi (France Culture 12/10/21)
5 ● Le travail de Julia Cajé : Publications : Le Prix de la démocratie 2018, Sauver les médias 2015, L’information est un bien public 2021. Limpidité, clarté pour un beau débat démocratique.
Un premier aperçu https://fr.wikipedia.org/wiki/Julia_Cag%C3%A9
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