Les trois visages du mental
La psychologie est la science qui explique le comportemental par le mental.
Mais qu’est-ce que le mental ?
Nous avons vu dans le précédent chapitre que nous faisons de la psychologie quand nous expliquons le comportement d’une personne à partir de ses processus mentaux, c’est-à-dire, en faisant référence au mental.
Pour expliquer un comportement donné le biologiste met en avant les gènes, le physiologiste fait référence à des métabolites, des enzymes ou des hormones et le neurologue nous parle de neurones. Nous savons dès lors qu’ils ne font pas de la psychologie mais respectivement de la biologie, de la physiologie ou de la neurologie.
En revanche, l’homme de la rue — c’est-à-dire, chacun d’entre nous — passe une bonne partie de son temps à tenter de comprendre ses semblables en faisant référence à :
- ce qu’ils croient, ce qu’ils pensent, ce qu’ils savent, c’est-à-dire, la manière dont ils se représentent la réalité
- ce qu’ils ressentent, les émotions et sentiments qui les animent et, enfin,
- ce qu’ils veulent, désirent, souhaitent, recherchent, etc.
Il est donc évident que nous sommes tous des psychologues. Il faut y insister, c’est cela la psychologie : quand le mental est jugé cause du comportemental.
Même les vieilles explications médicales comme « la mauvaise humeur » ou « se faire de la bile » sont devenues complètement psychologiques car jamais nous ne pensons à des processus biologiques lorsque nous les employons. Nous avons suffisamment de bon sens ou de « sens commun » pour savoir que « tout est dans la tête », même et surtout les affaires du cœur.
La question est à présent de savoir quel est ce « tout », cet espace que nous appelons le mental et que, spontanément (quoique naïvement), nous situons à l’arrière des yeux, entre les deux oreilles et dans lequel se tient généralement la conscience de la personne que nous sommes.
Le mental nous est donc de la plus haute importance. Nous sommes faits de cela. Ce que nous désignons par les termes moi/je est une entité mentale, le soi, à laquelle nous rattachons tout notre vécu et que nous considérons comme source ou cause première des comportements qui sont les nôtres.
Nous faisons de même à l’égard des autres, qui nous le rendent bien [1], de sorte qu’au final, que nous soyons seuls ou en compagnie, nous passons le plus clair de notre temps à gérer du mental au point de déborder sur l’environnement naturel.
L’enfant qui pense que le nuage avance dans le ciel parce que c’est sa volonté ne fait rien d’autre que tenter de concevoir le monde physique dans les termes dont il a le plus l’habitude : ceux avec lesquels il s’efforce de comprendre l’humain. Tout à sa volonté de puissance, c’est-à-dire, de contrôle ou de « maîtrise cognitive » du monde qu’il découvre, il le « psychologise », exactement comme on lui apprend à « psychologiser » ses semblables et lui-même en leur attribuant des états mentaux.
Ainsi donc, toute notre vie nous habitons le mental : les désirs, joies, plaisirs, peines, espoirs, peurs, visions, projets, valeurs, choix, décisions, etc. de nos proches et de nous-mêmes constituent le point de départ et l’aboutissement de notre trajectoire, notre histoire, notre « geste » comme on disait dans les temps anciens.
Car, bien entendu, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, le mental n’est l’alpha et l’omega de nos vies que parce qu’il est l’alpha et l’omega de l’action, le point de départ de l’ensemble de nos comportements, de cet incessant flux d’actes — tour à tour insignifiants, malveillants ou bienveillants, lâches ou courageux, parfois révolutionnaires, etc. — au travers desquels nous construisons notre « réalité ».
Le mental est la cause — bien qu’aussi l’effet — de tout cela et c’est précisément pourquoi, ainsi que j’y ai insisté dans le premier chapitre de cette présentation de la psychologie synthétique [2], l’autisme, en tant qu’il traduit — par les comportements particuliers qui le caractérisent — un fonctionnement mental particulier, DOIT absolument être expliqué en termes mentaux et non pas en référence à des gènes, des enzymes, des hormones ou des neurones [3]. Autrement dit, nulle explication de l’autisme ne vaudra qui ne soit mentale.
C’est justement celle que nous recherchons et nous voilà donc avec une raison supplémentaire pour nous efforcer de bien comprendre ce qu’est le mental.
Que savons-nous déjà en tant que praticiens spontanés de la psychologie « populaire » (folk psychology) ?
Nous savons que notre espace mental est occupé par... :
- Des idées, des pensées, des mémoires, des images, des représentations, des logiques, des raisons, etc., c’est-à-dire, toutes choses relatives au traitement de la connaissance qui relèvent donc des processus cognitifs ou, tout simplement de la cognition.
- Des peurs, des peines, des souffrances, des plaisirs, des jouissances, des joies, du bonheur, des frustrations, des irritations, de la tristesse, bref, tout ce qu’il est convenu de ranger dans le domaine des émotions ou dans celui des sentiments qui, tous deux, relèvent des affects.
- Des tendances, des inclinations, des penchants, des propensions, des attirances, des tropismes, des orientations, des aspirations, des désirs, des intentions, des volontés, des visées, des choix, des décisions, des objectifs, des buts, c’est-à-dire, toutes choses qui orientent notre action et nous font nous efforcer dans telle direction plutôt que telle autre. Ce volet du mental relève de ce que l’on appelle la conation. Il est le plus mal connu des scientifiques. Encore actuellement la plupart [4] ne savent même pas qu’il existe. Certains le savent mais n’en font aucun cas tellement il est d’usage en science de morceler son objet d’étude. [5]
Cette tripartition du mental entre le connaître, le sentir et le vouloir est ancienne. On peut la faire remonter à Platon et Aristote via une tradition philosophique qui l’a toujours tenue pour une évidence première indiscutable puisque tout le monde peut la vérifier en s’observant lui-même [6]. Ceci explique suffisamment qu’il n’y a jamais eu, à ma connaissance, aucune étude sérieuse à ce sujet.
Il va de soi que chacun des volets de ce triptyque a été étudié en abondance pour son propre compte. Et cela, même au plan ontologique puisqu’on trouve des courageux qui, portés à la réflexion théorique, se sont demandés de loin en loin... :
- « qu’est-ce qu’une représentation ? »
- « qu’est-ce qu’une émotion ? »
- « qu’est-ce qu’une volition ? »
Ces questions sont toutefois restées sans réponse claire car, faute de consensus au sein de la communauté scientifique, nous ne savons toujours pas dire de quoi il s’agit exactement.
Mais le pire est sans doute que nous n’avons pas la moindre idée de pourquoi le cognitif, l’affectif et le conatif devraient se retrouver ensemble pour former le mental. Il semblerait que personne ne se le soit jamais demandé. Nous voyons là un fait accompli et nous le laissons inquestionné.
Tout comme notre fermons les yeux sur notre totale ignorance quant à la manière dont s’articulent très concrètement cognitions, affects et conations. Où passe la frontière entre les uns et les autres ? Nul ne le sait.
Il est aisé de comprendre que, dès lors, la porte est ouverte au grand n’importe quoi. Comme par exemple lorsque certains cognitivistes tentent de réduire les affects (qu’ils ne comprennent pas) aux processus cognitifs (qu’ils affectionnent). Un peu comme si on voulait penser la dynamique de l’océan en ne considérant que les terres émergées.
Tout se passe donc comme si nous étions vis-à-vis du mental à l’image des aveugles de la fable que j’évoquais dans le premier épisode de cette introduction à la psychologie synthétique. A ceci prêt qu’ici chacun décrit la partie de l’éléphant qu’il peut toucher en acceptant d’emblée l’idée qu’elle puisse différer de celles dont les autres s’occupent.
Le problème n’est donc plus celui de la contradiction et de l’incompatibilité des affirmations mais (1) celui de l’articulation entre les différentes parties et (2) celui, beaucoup plus difficile, de la raison d’être (la fonction) de ces différentes parties.
Pour le moment nous ne savons que parler du connaître, du sentir et du vouloir pris indépendamment l’un de l’autre. Il nous manque l’éléphant pour réaliser la synthèse et voir l’ensemble « fonctionner ».
Parvenu à ce point, le lecteur attentif et perspicace se sera probablement souvenu que si la psychologie synthétique présentée ici se veut contribution à une science citoyenne, c’est parce qu’elle vise la simplicité biblique ou, disons, une approche « zen » de la science, et qu’elle entend réaliser cela en n’ayant, en tout et pour tout, qu’un seul objet à partir duquel tout est censé s’engendrer.
Je veux, bien sûr, parler de l’habitude. Notion minimaliste qui, parce qu’elle est connue de tous, autorise chacun à aborder l’obscur domaine de la psychologie avec une lanterne que, pour ma part, je crois suffisamment puissante pour éclairer la mystérieuse trinité du mental.
En effet, pour répondre à la question de savoir (a) ce que sont indépendamment les uns des autres le connaître, le sentir et le vouloir et (b) ce qu’ils forment lorsqu’ils se trouvent réunis, nous avons besoin de nous référer à des choses (des causes) sous-jacentes, à une ontologie donc, et celle-ci nous est justement fournie par l’habitude ou, de manière plus générale, par le cycle perception-action, quelque forme qu’il prenne.
Dans le prochain article, je m’efforcerai de montrer comment il est possible de situer les registres cognitif, affectif et conatif dans la dynamique du cycle perception-action. Des hypothèses très claires pourront être faites quant à la question de savoir ce qu’est le cognitif, ce qu’est l’affectif et ce qu’est le conatif.
Le modèle proposé permettra de surcroît d’articuler ces trois registres d’une manière logique et nécessaire qui se trouve être tellement simple, tellement évidente, qu’elle pourrait, me semble-t-il, être exposée à un enfant de maternelle.
Comme prévu, cet exercice d’anatomie du mental visera avant tout à éclairer le tableau autistique. Non seulement nous pourrons comprendre pourquoi le déficit mimétique de l’autiste porte sur les trois volets du mental [7], mais nous pourrons aussi comprendre comment et pourquoi les dynamiques de chacun de ces registres s’influencent les unes les autres pour engendrer les comportements caractéristiques de l’autisme.
Par exemple, lorsqu’un autiste s’absorbe dans l’activité consistant à aligner des grains de poussière, qu’est-ce que cela traduit de sa dynamique mentale ? Comment ce qu’il recherche (conatif) s’articule-t-il à ce qu’il perçoit (cognitif) et à ce qu’il ressent (affectif) ? Et quel lien avec ses autres troubles, notamment le déficit sous le rapport du social ?
Nous voilà sur le point d’ouvrir les portes du mystérieux mental. Si je ne me trompe, l’éléphant paraîtra en pleine lumière pour la première fois ! :-)
[1] Nous y reviendrons longuement lorsque nous parlerons de la construction sociale ou, plus exactement, mimétique, du soi au travers de ce qu’il est convenu d’appeler le « miroir social », c’est-à-dire, le regard ou plutôt les jugements que (nous imaginons que) les autres portent sur nous.
[3] Que des gènes, des enzymes et des neurones soient impliqués dans le tableau autistique, nous le savons déjà parce que la réalité biologique étant ce qu’elle est, il ne peut en être autrement. C’est pourquoi, quels que soient les éclairages obtenus à ces différents niveaux de causalité, ils ne peuvent nous intéresser que s’ils vont au-delà de la simple identification des facteurs en cause et permettent d’atténuer ou de faire disparaître l’autisme. Pour le moment, nous en sommes loin.
[4] Voir par exemple les témoignages de ces deux docteurs en psychologie de Columbia et John Hopkins dans la discussion de l’excellent article Conation sur le Wikipedia anglais.
[5] Aux Etats-Unis, il est d’usage que les étudiants assistent aux cours en y venant avec leurs grandes tasses de café. Au début d’un de ses cours donné à l’université Stanford, le professeur de psychologie Robert Zajonc vit un jour venir à lui une étudiante qui pensait lui faire plaisir en lui montrant son « mug » qui portait l’inscription « Je pense, je ressens, je veux » (I think, I feel, I will). Loin d’apprécier la chose, Zajonc fit une grimace et bougonna quelques mots sans le moindre sourire pour se débarrasser au plus vite de l’importune qui ne comprit pas ce qui lui arrivait. Aussi anodine et bizarre qu’elle paraisse, cette petite scène était lourde de sens. En effet, ancien « béhavioriste » (comportementaliste), Zajonc défendait dans son cours l’idée que l’émotion prime sur la cognition et s’opposait en cela, depuis une dizaine d’années, aux cognitivistes qui jugeaient qu'au contraire la pensée, la raison et les processus cognitifs en général sont premiers de sorte que les émotions en découleraient. Ce que n’avait pas vu l’étudiante mais que Zajonc avait immédiatement perçu, c’est que le mug faisait référence à une structure ternaire du mental là où lui, Robert Zajonc, tout professeur de psychologie qu’il était, ne semblait connaître que la cognition et les affects. Sans penser à mal, bien au contraire, l’étudiante avait fait apparaître l’incomplétude et même l’incohérence d’une psychologie qui ne connaît que la pensée et l’émotion et semble ignorer jusqu’à l’existence de la volonté, du désir, de l’intention, c’est-à-dire, de tout ce qui relève de la conation.
[6] Voir sur ce point l’excellent ouvrage de Oliver S. Munsell qui, en 1871, savait encore expliciter la tripartition du mental, ce dont les manuels actuels ne sont malheureusement plus capables.
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