Les valeurs et les principes. J’ai vécu dans votre futur
Ces derniers mois, j'ai entendu de nombreuses fois des dirigeants occidentaux proclamer qu'ils vont prêter une attention particulière à la manière dont les autres États, la Chine et la Russie en particulier, respectent les valeurs universelles ou du moins s'ils se conforment à leur propre interprétation de ces valeurs.
Ces valeurs sont pour leur presque totalité les valeurs libérales telle qu'elles ont été définies par les philosophes et les économistes du XVIIIe siècle et ensuite peaufinées pendant les deux siècles suivants en mettant l'accent sur l'individualisme et le droit inaliénable de déconstruire l'ordre moral hérité de nos ancêtres.
Comme ces valeurs ne sont pas unanimement reconnues, l'Occident a ajouté le risque de changement climatique pour imposer la valeur verte à la liste des valeurs à respecter.
C'est évidemment bien plus pour ne plus dépendre des producteurs d'hydrocarbures dont ils ont perdu le contrôle que pour sauver l'humanité d'un désastre écologique dont l'origine anthropique n'est d'ailleurs pas prouvée.
Mais comment savoir si des valeurs sont universelles ? Qui le détermine et pourquoi toute la planète devrait-elle les respecter ?
La première remarque est que de parler de « valeurs universelles » dans le sens occidental de la définition est un oxymore.
Une valeur est d'abord l'importance que l'on donne individuellement à des comportements que l'on juge essentiels. Ils peuvent être partagés par le groupe auquel on appartient. Cela permet à ce groupe de vivre harmonieusement.
Quand ces valeurs sont partagées dans tout un pays, ce pays devient un État-nation.
D'autres États-nations peuvent partager d'autres valeurs et ne pas reconnaître les valeurs de leurs voisins si elles ne correspondent pas à leur culture, à leur histoire ou à leurs traditions.
Vouloir rendre ses propres valeurs universelles est antinomique avec la diversité civilisationnelle qui existe sur la terre
De plus, les valeurs évoluent avec le temps. Les valeurs d'hier ne sont pas celles d'aujourd'hui et celles d'aujourd'hui ne sont pas les valeurs de demain.
Les valeurs chrétiennes en vigueur en Europe par exemple ont été imposées au reste du monde pendant des siècles lors des conquêtes coloniales alors que maintenant on les déconstruit pour imposer la liberté moderne comme norme.
Vouloir imposer ses propres valeurs à d'autres nations a déjà existé dans le passé et cela s'appelle la colonisation.
On peut même en déduire que la mondialisation est une nouvelle forme de colonisation qui promeut le concept d'un ordre fondé sur des valeurs qui vise à remplacer le droit international et à renverser le processus d'un monde polycentrique.
Les pays qui refusent de se soumettre aux valeurs dites universelles le font au nom de principes.
Les principes sont intemporels et immuables : que ce soit en physique comme le principe d'Archimède ou le principe de Bernoulli ou que ce soit les principes philosophiques qui sont pertinents depuis la Grèce antique.
Le premier principe que ces pays demandent à respecter est le principe d'égalité souveraine. Combien de fois n'a-t-on pas entendu Sergueï Lavrov dire que la Russie veut négocier avec ses partenaires sur un pied d'égalité alors qu'on entend constamment les pays occidentaux dire qu'ils veulent discuter en position de force.
Suivre les principes énoncés dans la Charte des Nations Unie est une autre exigence de ces pays. Il leur est de plus en plus insupportable de recevoir des leçons de comportement par des pays qui ne respectent pas eux-mêmes les valeurs qu'ils veulent imposer aux autres.
A Anchorage, en mars dernier, Antony Blinken et son équipe ont soulevé le problème des droits de l'homme (valeur) et des considérations géopolitiques lors d'une réunion avec la Chine pour tenter de rétablir les relations détériorées par les tensions avec l'administration précédente.
Les contre-accusations chinoises ont été cinglantes et n'ont fait qu'exacerber le sentiment anti-chinois des médias américains habitués à façonner l'opinion publique. Il va sans dire que l'objectif de réduire le déficit commercial américain avec la Chine n'a pas été atteint vu le manque de confiance mutuel. Voilà un exemple de l'effet contre-productif de l'introduction de l'argument « valeur » dans une négociation politico-commerciale.
Je ne sais pas comment va se terminer ce dialogue de sourds. La nouvelle politique américaine met l'accent sur le respect des valeurs « universelles » et la Chine et la Russie veulent que le principe de souveraineté soit respecté.
Trop de valeurs sociétales ont pris des directions opposées et ne sont plus réconciliables non seulement entre l'Occident et le reste du monde mais aussi entre les pays occidentaux eux-mêmes.
Le droit au blasphème ou la laïcité française sont par exemple critiqués par de nombreux autres pays occidentaux.
Tout comme la peine de mort en vigueur aux États-Unis est incompatible avec les valeurs de l'Union européenne.
Pire encore, la torture sur des prisonniers commise par la CIA à Abou Ghraib, à Guantánamo et dans d'autres prisons secrètes et malheureusement peu évoquée par les médias européens, vassalité oblige, nous place dans une position difficile face au monde musulman.
Je pense que pour la Chine, l'intérêt collectif prime sur le droit individuel. Nous jugeons cela incompatible avec nos valeurs de droits individuels mais la Chine, au nom des principes, a décrété qu'elle a le droit de déterminer quelles sont les valeurs qu'elle doit adopter.
La position de la Russie est pour le moment intermédiaire. Elle cherche sa voie mais l'hostilité atavique anglo-saxonne partagée par les anciens pays du bloc communiste éloigne de plus en plus la Russie des valeurs européennes.
Une ancienne vidéo d'un dissident soviétique me revient en mémoire.
Vladimir Boukovski a connu les geôles et les établissements psychiatriques soviétiques jusqu'à ce qu'il fût échangé contre un dirigeant communiste chilien.
Il avait la double nationalité russe et britannique et a été actif dans la politique russe dans les années 90.
Il est décédé en octobre 2019 et a laissé cette vidéo pamphlet de 2005 qui est visionnaire et édifiante à bien des égards.
Je n'ai jamais été un admirateur des dissidents quelles que soient leurs nationalités parce qu'ils sont souvent manipulés par des puissances ennemies mais cette vidéo donne à réfléchir.
Mettre les valeurs marxistes en parallèle avec les valeurs européennes est audacieux mais pas dépourvu d'intérêt.
Il faut reconnaître que c'était bien vu. Les deux systèmes ont renoncé au principe démocratique pour imposer des valeurs qu'ils considèrent comme sacrées.
Il a dit « J'ai vécu dans votre futur et ça n'a pas marché ! » C'est terrifiant si c'est vrai mais il ne dépend que de nous pour que cela n'arrive pas.
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