Lettre ouverte aux porteurs de lunettes cassées
Vous êtes pourtant sûr d’avoir fait une sacré affaire ! La paire de lunettes solaire ne vous a-t-elle pas coûté qu’un euro ?
N’est ce pas formidable, même s’il a fallu acheter la première paire avant ! En France on la paie tout de même le double, voire le triple que partout ailleurs en europe.
On nous explique que tout cela est dû au nombre prodigieux de spécialistes, qu’il faut bien faire vivre ! …On ne savait pas que le prix du chocolat en Suisse dépendait du nombre de chocolatiers, et le prix des fusils d’assaut, aux states, du nombre d’armuriers.
Ils nous avaient pourtant tant affirmé que la concurrence allait faire baisser les prix !
Eh bien oubliez tout ça, ne soyez pas mesquin !
Et laissez-vous avoir par le vent du large, poussé par le vent du sud, avec une paire de lunettes pour tout vêtement, et à la limite une chemise hawaïenne, comme le proclame cette énergumène sur les publicités géantes : Ce type a fait sa première fortune en mettant dans toutes les têtes une chanson à deux balles. Depuis, il a choisit de mettre les bouts vers les îles où les parfums enivrent, et où les femmes alanguies vous posent sur le nez des lunettes aux verres teintés, traités U.V !
Cinquante ans que ces élucubrations durent et qu’il nous prouve que la médiocrité et l’arrivisme sont inaltérables.
La liberté sans la presbytie !
Sans lunettes, la vie vaut-elle la peine d’être vécue, d’être vue, d’être lue…. ? Voilà quelque uns des messages subliminaux, retraités par photoshop, qui vous ont fait craquer sans regarder au prix !
Il y a une morale à tout ça : Vendre des lunettes, et en acheter, entretient une forme de cécité. Au royaume des opticiens, ils se tiennent tous par une main, et de l’autre se voilent les yeux, pour cacher leur sourire carnassier.
Décidément, impossible de quitter les eaux du lagon doré ! Il n’y pas qu’à l’île de la Réunion que les requins se sont rapprochés des côtes, foisonnent, et deviennent de plus en plus gourmands.
Lunettes rondes, carrées, en plastique noir, en métal, argentées, vous bouffant plus ou moins le visage ; c’est un choix aussi cornélien et déterminant pour votre présentation que celui présidant à celui du slip kangourou ou du caleçon.
C’est vrai, les lunettes se démodent très vite. On ne voit plus qu’elles, sur tous ces vieux clichés des albums de famille. Elles prennent toute la place, gomment les visages, ressemblent à ces monstrueux pare-chocs de voitures américaines d’antan, sidèrent les plus jeunes qui s’exclament devant tant de ringardise !…
A l’image de ces vieilles chaussures, énormes, clownesques, à bouts ronds ou à bouts carrés, vestiges d’une autre époque.
Cool ou pragmatique, arrogant ou bonhomme, esprit jeune ou affecté, tendance ou tradition, choisir une paire de lunettes n’est pas une mince affaire ! Le choix d’un chapeau, autrefois, était tout aussi déterminant. Est-ce pour ça, que parfois, des individus mettent leurs lunettes sur leur front ?
Voir est en effet une chose, mais il est tout autant important de s’interroger sur la façon dont on est vu.
Je pourrais parler pendant des heures de toutes les lunettes que j’ai eues, de leur fin pathétique, emmenées par une vague, écrasées par un cul, par un pied, cependant jamais cassées dans une bagarre…Une situation que j’ai toujours su éviter. Mieux vaut parfois avoir une bonne paire de jambes, que de croire que l’on a de bons poings.. Je pense qu’il existe beaucoup de partisans de la non violence parmi les porteurs de lunettes et de bridges.
Etant porteur des deux, je tends naturellement la main à tout type qui me cherche des histoires. Les frais d’optique et les soins dentaires sont effroyablement chers. Hercule et Rambo ne portaient pas de lunettes, et avaient des gros biscotos : C’est pourquoi ils sont stupides et vaniteux, trop sûr d’eux. Ceux qui donnent des coups de menton remarquent rarement les crottes de chiens sur les trottoirs. Regardez la tête des dictateurs sérieux : Hitler, Mussolini, Néron. Aucun ne portait des lunettes. Voilà pourquoi ils mettaient de la merde partout, sans même s'essuyer les pieds sur le bord des trottoirs !
Par contre le président Allende en portait. La photo de ces lunettes cassées, après son assassinat, reste le symbole de la fin d’un rêve, et de la reprise en main par les soudards en treillis, habiles à donner des baffes.
La faiblesse, les blessures et le handicap vous rendent plus humain qu’une paire de botte en cuir et une casquette à visière.
Une paire de lunettes pourrait-elle suffire à décrire un programme politique ?
Car avec elle, on ne peut normalement que compatir avec ses frères de misère, et tous les éclopés.
Le bonheur né de la connaissance de la vie, de son infinie fragilité. Quelle joie de pouvoir continuer chaque matin à se lever sur une jambe, d’avoir encore une main disponible, de pouvoir avancer avec une canne, ou grâce à une paire de lunettes.
Le pacifisme et la modestie seront vos mains courantes, mais aussi votre assurance au tiers…L’assurance tous risques n’étant qu’un mensonge, propre à faire gonfler les muscles hypertrophiés des imbéciles qui se pensent indestructibles.
J’ai encore dans le tiroir du bureau cette paire de lunettes que m’avait fournies aimablement l’armée, en échange d’une année de service et de corvées non rétribuées : Heures innombrables de planton et de sentinelle, à me tenir au garde à vous dans la cour de la caserne l’hiver, à ramper dans la boue ou sous les barbelés, à transporter des cailloux dans mon sac à dos en empruntant le vieux chemin des dames.
Ce sont des lunettes presque indestructibles, résistant à un tir de grenade et même à une explosion nucléaire, que l’on me confia ainsi, après m’avoir fait signer un document.
Gisant au fond d’un trou de bombe, elles attesteraient que j’étais bien là, cinq minutes avant.
Les mêmes lunettes que l’administration fournissait alors aux enfants de l’assistance publique.
Totalement ringardes, dirait-on maintenant, en employant les grands mots.
« Comment de telles choses étaient-elles possibles », me demandent-on parfois ! Comment t’as pu supporter ça ! »
« Vous voulez parlez du service militaire ? » …
Les gens se font très bien à l’idée que vous avez perdu une année de votre vie à vous tenir au garde à vous.
« Non, non, je parle de ces horreurs ! Tu les a vraiment portées ? »
Et comment ! Ces lunettes de secours m’ont sauvé la mise plus d’une fois, alors que les autres à tour de rôle m’ont laissé en plan ! J’y tiens comme la prunelle de mes yeux.
Leur seul tort est de ne pas avoir vu ma presbytie venir. Ce qui m’oblige, quand je porte ces roues de secours, à regarder par-dessus les verres pour lire le journal.
Au rayon lunettes et philosophie, Sartre apparaît encore en tête de gondole. Son strabisme divergent était accentué par ses verres loupes, et lui donnait un regard de poisson préhistorique, remontant à la surface des choses dans un bocal rempli de formol existentialiste.
Gandhi le premier, sut faire de ses lunettes aux verres ronds une sorte d’emblème, une signature.
Il affichait au travers de ces cercles parfaits toute une philosophie cosmique. John Lennon plus tard reprit l’idée, en mettant de la couleur et du son. C’était les années soixante, et dés lors, plus rien ne serait comme avant ! Les cheveux longs soulignaient définitivement que vous étiez cool, et que vous approuviez totalement les paroles d’ « imagine ». Un peu comme les filles montraient leur ouverture d’esprit en s’affichant en mini jupe.
Et il en fut des lunettes comme du reste.
Elton John se mit à changer plus souvent de montures que de chaussettes ou de pantalon. Woody Allen, lui, au contraire, choisit de garder les mêmes, par esprit de provocation.
Quand deux hommes sur trois marchent avec une canne, on s’invente une boiterie pour faire comme les autres, et rester dans le coup. C’est ainsi que le port de lunettes est devenu une marque de distinction valorisante !
Vous avez raté votre vie si vous n’avez pas de lunettes en écailles à 50 piges, et une partenaire blonde, pareillement montée à vos cotés, déesse aux verres traités anti-uv, regard arrogant et stratosphérique, pantalon de cheval et bottes de cuir Hermès, sanglée jusqu’au cou.
Tout cet esthétique en noir et blanc des publicités sur papier glacé me déprime. Il y a comme un clin d’œil vers les années noires, du bon coté de la portière de la Mercedes décapotable roulant vers la porte de Brandebourg.
Maintenant, les grands couturiers et les escrocs en tous genres vendent leur griffe à prix d’or, pour ceux qui veulent montrer leur différence en mettant le prix pour ça : Dior, Givenchy, Paco Rabanne.
Il n’y a que Jacob Delafon, le spécialiste des baignoires et des WC qui n’est pas trouvé là matière à élargir son marché.
La figure de Samothrace ornant le bouchon de radiateur des voitures de maître porte maintenant des lunettes, même si elle ferme les yeux pour mieux voir l’invincible !
Les lunettes affichent leur présence là où hier elles cherchaient à se faire oublier. La même chose que les femmes enceintes se faisant maintenant photographier en cloque jusqu’aux yeux, leur ventre rond débordant par-dessus leurs verres anti-reflets !
On vient pourtant de loin, et même de très loin, dans l’histoire des lunettes et du discernement ! L’optique autrefois ne permettait pas de gagner sa vie. Il faut se rappeler, tout de même, que Spinoza qui taillait des verres de lentilles le jour, était obligé de faire de la philo le soir pour s’en sortir.
De même, les lunettes vous condamnaient.
On était un binoclard, c'est-à-dire un type anémique restant plongé des journées entières dans des bouquins insipides, au lieu de profiter du bon air et de faire de l’exercice.
Les filles n’aimaient les pédales, et les binoclards non plus.
Elles s’en moquaient en leur riant au nez ! Se croyant encouragés, les brutes vous foutaient leur poing en pleine tronche en ricanant !
Se méfier ! Il existe encore des individus pour avoir encore ce genre de réflexe, ignorant que les temps ont changé.
« Je vais te pêter tes lunettes, tu vas voir, sale connard ! »
Faites preuve de compassion ! Une telle phrase est lourde de sens ! Elle dévoile chez certains une blessure narcissique enfouie, et un besoin de revanche sur un monde intellectuel qui les a opprimés, et dont vous êtes malgré vous un symbole.
Mille façons de transformer un handicap en joker ! Ainsi, rien de tel que des verres en morceaux, ou mieux, lézardés comme un pare brise en mille éclats pour retourner une situation ! Effet très photogénique, exploité mille fois au cinéma ! Le type à quatre pattes, retrouvant ses lunettes après qu’elles aient passé sous les roues d’un camion, déclenche toujours un mouvement de sympathie et d’attendrissement, sauf chez le pervers que vous entendrait ricaner derrière vous.
Machiavel aurait pu écrire des choses intéressantes sur les porteurs de lunettes, sur la stratégie de l’esquisse et du faux-semblant qu’ils peuvent développer.
Dans le cœur de toute blonde, il y a une infirmière qui sommeille !
Attention cependant de ne pas exagérer, en disant que vous avez venez de perdre vos lentilles de contact au milieu d’un terrain de football, en espérant qu’elle se mette à quatre pattes dans l’herbe pour vous aider.
Les lentilles appartiennent à ce monde du virtuel auquel il manque une monture pour être honnête. Les gens font bien plus confiance aux choses qu’ils peuvent discerner et tenir en main.
Mais pour combien de temps encore, dans ce monde où l’informel prend de plus en plus ses aises ?
Pendant longtemps, si le port de lunettes vous faisait paraître moins costaud, elle vous donnait par contre l’air plus intelligent. C’est toujours vrai. Surtout si vous vous taisez !
« Imbécile qui se tait passe pour un sage ! » Comme dit le proverbe !
Le conseil de révision de l’armée a réformé pendant longtemps les myopes, sous prétextes qu’ils ne pouvaient pas voir l’ennemi. Malheureusement pour moi, je suis né trop tard. J’appartenais à cette génération des binoclards qui ont déferlé sur le pays en même temps que les postes de télé noir et blanc.
C’était une époque intellectuelle. Des choses impensables se passèrent. Jan Janssen, un Hollandais pourvu de gros mollets apporta un cinglant démenti à un abruti qui avait prophétisé que jamais le tour de France ne serait gagné par un porteur de lunettes !
C’était justement l’année 68, pas un hasard tout de même !
Le monde était en train de changer à toute allure. Un type monté en chair proclama que le vingtième et unième siècle serait religieux ou ne serait pas ! Il suffisait juste d’attendre pour voir. L’an 2000 était un chiffre magique ! Avec ses trois zéros, il ressemblait à une paire de lunettes équipée d’un verre de secours. L’optimisme des gens s’en trouva certifié.
L’état pourvoyait à tout !
Il y avait les myopes et les presbytes, ceux qui refusaient de voir plus loin que le bout de leur nez, et les autres, au regard se perdant dans le lointain, qui remettaient toujours la révolution qui chante à demain.
Les ophtalmologistes faisaient lire l’alphabet sur le petit livre rouge, en vous cachant un œil, et puis l’autre. Il fallait se préparer, la chine allait se réveiller et nous en foutrait plein les yeux !
Pourtant l’individualisme suivait son petit chemin tranquille.
L’état ne pouvait pas tout !
La liberté serait juste celle d’ajuster ses montures à sa personnalité !
L’époque était au débat ! On remettait tout en question ! Etait-il indispensable d’avoir 10 sur 10 à chaque œil pour vivre, manger, boire, et aller de l’avant, même si c’était un peu de travers ? Après tout il y avait toujours eu des virages ! La ligne courbe n’était-elle pas la façon la moins ennuyante d’aller d’un point à l’autre ?
Pourquoi mettre des gens dans des cases et des partis, selon que leur pupille soit bombée ou réfractaire ! Des arrières pensées ne s’agitaient-elles pas derrière le front bombé des technocrates, en voulant stigmatiser les astigmates ?
Derrière tout ça, un vrai questionnement philosophique : Loin de vous servir, une bonne vue n’est-elle pas au contraire handicapante pour vous, votre moral, et problématique pour la société ?
Tout dépend du point de vue aveugle selon lequel on se place !
Car il est vrai que celui qui a un regard d’aigle ne peut être qu’effrayé par ce qu’il voit arriver ! Une chose que les porteurs de lunettes, aux yeux redressés, ne doivent pas perdre de vue ! De grands peintres, comme Turner ou Monet, ont su nimber le réel d’un zeste de brouillard pour mieux dire le beau et l’ineffable ! L’art véritable, qui est celui de révéler l’essence des choses, ne peut exister curieusement que derrière un voile, ou une cataracte, récompense du grand age !
Pour ceux qui ne veulent pas attendre, il faut donc choisir la philosophie du Tao, et retirer parfois ses lunettes, pour se dégager du réel, et retrouver son sourire intérieur et ses pinceaux !
Le tao n’est pas l’anagramme presque parfait de la marque Atol. C’est la voix du milieu de la philosophie chinoise : Celle de la recherche de l’équilibre, un peu comme sur une bicyclette !
Les Normands vous diront un peu la même chose avec leurs mots et leur bon sens plein de matière grasse : « Peut-être bien que oui ! Peut être bien que non ! »… « Bonnet noir, bonnet blanc ! » Mais sans vous faire néanmoins la deuxième paire de soleil gratuite.
Les Normands sont sages, mais avares.
Prévoyants, rectifieront-ils !
L’argent finalement comme partout reste la grande affaire, et la sécurité sociale refuse toujours de cautionner ce vice, qui coûte les yeux de la tête, en ne le prenant pas en charge, ou si peu !
On proteste à peine contre cette injustice qu’hier encore, on trouvait révoltante ! Les temps changent, le cynisme fait sa loi, la parole se débride ! Certains vous diront que les pauvres n’ont plus besoin de voir ce qu’ils ne peuvent de toute façon pas acheter !
A la limite on veut bien donner de vieilles paires démantibulées aux pauvres du bout du monde, afin qu’ils puissent continuer à travailler et s’user les yeux dans des usines immondes.
Car jamais là bas autant de bagnoles fabriquées à vil prix, et d’autres trucs en tous genres, avec plein d’électronique, et des modes d’emploi plus épais que Guerre et paix, traduits en vingt langues, à se prendre la tête !
Il faut reconnaître tout de même que les lunettes, dans leur conception, sont restées toujours aussi simples : Deux verres, fixés sur une monture, tenant grâce à deux branches se repliant sur elle.
Très tôt, les lunettes surent trouver cette épure définitive.
Les frivolités de la mode ne corrompent pas leur nature divine. Les montures peuvent devenir arachnoïdes, translucides, elles gardent leur esprit premier.
Seule peut-être encore la bicyclette, peut les concurrencer à ce niveau de réussite définitive. L’une et l’autre se ressemblent beaucoup, projetées en ombre chinoise sur un mur. On pourrait même les confondre. Mais les lunettes ont perdu depuis longtemps leurs pédales et leurs poignées de freins.
C’est que les gens de plus en plus foncent droit devant eux, sans regarder sur les bas cotés, de peur de déprimer. Dans cette course à la vitesse et au rendement, la légèreté est devenue un impératif !
Les opticiens en tout cas sont devenus bien plus nombreux que les épiciers ! Qui aurait pu prédire cette chose étonnante il y a un demi-siècle ? Même s’il n’a plus de bureau de poste ou de boulangerie, n’importe quel village perdu au fond de la Creuse ou de l’Aveyron possède au moins trois opticiens roulant en voiture de luxe.
Qui a dit qu’il n’y a plus d’entrepreneurs en ce pays ?
Les boutiques ressemblent aux banques des trente glorieuses. Je veux parler de l’ère d’avant les automates : Même ambiance musicale, même moquette, grand espace dégagé, et ces fauteuils confortables où l’on vous fait signe poliment de vous asseoir.
Que dis-je ! De vous enfoncer !
Mais détendez-vous, laissez-vous aller à la renverse !
En sortant du magasin, on vous remettra un étui à lunettes comme on vous remettait naguère un carnet de chèque en main propre.
Il y a même un chiffon en suédine dedans. Tout cela est très réconfortant. Et que dire de ces hôtesses ravissantes, souvent blondes, qui vous regardent dans les yeux comme aucune ne l’a fait depuis longtemps.
Ces geishas vous déposent sur le nez une monture, avec une délicatesse infinie, comme si c’était une couronne de roi, avant de faire un essai avec une autre monture, et encore une autre, et celle-ci, et celle-là, comme dans un ballet infini, où vous n’arrêtez pas de changer de partenaire.
La tête vous tourne. Vous souriez bêtement. Pour un peu vous vous croiriez dans le conte de la 534 ième nuit, une histoire merveilleuse sortie de la bouche de cette Shéhérazade, cette fille aux yeux cernés d’un trait de khôl qui devait travailler dans un magasin d’optique.
L’art de l’hypnose et la danse des sept voiles ne sont pas loin. Des cercles concentriques tournent encore autour de vos yeux quand vous signez d’une main tremblante un magnifique contrat client.
En sortant, vous titubez un peu. Et on pourrait croire que vous avez pris un verre.
Mais non, ce sont deux verres que vous avez pris, anti-reflets, soi-disant incassables, et anti-rayures.
Mais qui voudrez vous rayer les yeux ?
Ces garanties ont quelque chose d’inquiétant !
En tout cas, « service impeccable ! »
Voilà l’ultime raison de ceux qui n’ont plus d’arguments pour légitimer ce dumping.
Les étrangers n’offriraient pas cette qualité de prestation !
Refrain bien connu : Nos professionnels seraient bien plus plus diplômés et sérieux qu’ailleurs ! Ils ne vendent pas simplement une paire de lunettes oculaires comme on vend une lunette de chiottes, en supermarché, ou dans les autres pays.
Les yeux et les fesses sont deux parties du corps distinctes, qui n’ont tout de même pas droit aux mêmes égards.
Quoique ce ne doit pas être l’opinion des voyeurs !
Au royaume des lunettes, tout est décidément lié à l’angle de vue, et au plaisir du confort !
Voilà pas deux ans que j’ai changé les miennes. La semaine dernière elles m’ont laissé en rade, une branche tombant d’un coup sans le moindre choc, comme elle le ferait d’un arbre pourri par les années.
Je suis retourné bien sûr sur les lieux du crime. Le commerce d’optique cette fois n’était pas parti. On n’est jamais sûr de ne pas voir une boutique de surgelés ou un lavomatic, surgir à l’endroit où vous aviez signé une garantie décennale, voir centenaire. N’y songez pas, les commerces, même funéraires, ne durent à peine ce que durent les roses, l’espace d’un été pourri !
Les commerciaux ne manquent pas de cynisme. Pour vous faire signer, ils promettent tout ce que vous voulez, sur le service après vente et le reste, avant de disparaître.
Les îles de la publicité, les cocotiers, et les filles en maillot, c’est pour eux, pas pour vous, pauvres abrutis qui n’ont rien vu venir !
Ca m’est arrivé pour uneporte en PVC, il y a de ça des années. Je n’avais trouvé qu’une secrétaire se dépêchant de remplir les derniers cartons, au milieu d’une pièce vide.
Je me suis débrouillé finalement pour réparer comme j’ai pu cette porte qui se dilatait au moindre rayon de soleil.
Tous ces types en costard et avec un attaché-case, disparaissent comme les génies de la lampe d’Aladin. Décidément, ce livre était prophétique ! Que disait-il sur les aveugles ? Ah oui, des étoiles plein les yeux, et ce palais où vous viviez au milieu de cent épouses transformé au matin en tas de cailloux !
Vous n’avez plus que vos yeux pour pleurer, sans même un âne pour porter votre misère !
On s’est occupé de moi très vite ! Ma vieille perte de lunettes de l’armée attirait sur moi les regards interrogateurs des autres clients, et du coup des vendeurs. Je ne l’ai compris qu’après un certain temps.
« Non ! Nous ne faisons pas ce genre d’articles ! » Voilà ce que leur regard et leurs lèvres pincées disaient.
Pourquoi serais-je gêné ? Je m’en fous de passer pour un exhibitionniste ! Même si la fidélité est maintenant mal vue, je ne vois pas beaucoup j’abandonnerais cette bouée de secours sur l’autel de la modernité. Il faut affirmer sa différence !
Cette paire de lunettes à vu bien des choses, en dehors des gardes à vous dans la cour de la caserne ! Elle a résisté à cent chutes en vélo, est devenue antimilitariste, a fait de la moto, de la maçonnerie, pas de la franc-maçonnerie, m’a montré les bouddhas de Katmandu, s’est embuée dans les nuages du mont Ventoux !
Ce sont mes complices, des lunettes de vainqueur ! Une chose que ces ophtalmos ne mesurent pas avec leurs machines étranges. L’image inversée de ma vie leur apparaîtrait si l’on faisait un fond d’œil à ces verres !
Il me semble qu’avec elles je retrouve ce regard victorieux qui était celui de ma jeunesse !
Ces lunettes ont une âme ! Elles ne me lâcheront pas sur le pont du premier Titanic venu ! Si je tombe à l’eau, elles remonteront illico à la surface comme une bouée, avec moi au bout. C’est que les branches poussent un peu plus chaque année, et s’entortillent comme des lierres courant autour des oreilles. Une fois en place, elles sont aussi difficiles à retirer qu’un pull-over à col roulé.
Ces lunettes ont la force en eux !
Pourquoi ne pas les remettre, pour ma prochaine sortie en vélo, histoire de remonter cette moyenne qui baisse au fil des années !
Je n’ai pas eu droit cette fois à une blonde, mais à un jeune type qui n’arrêtait pas de se frotter les mains, comme un chirurgien avant d’entrer dans la salle d’op. Bien jeune, venant sûrement de sortir des écoles, et mal à l’aise dans un costume trop neuf, dont l’emprunte du porte-manteau se dessinait encore aux épaules.
Je me suis installé derrière son bureau et j’ai sorti la paire de lunettes coupable de ma poche !
« Achetées ici il y a moins de deux ans ! » Ai -je précisé.
J’espérais qu’il avait une branche pour remplacer l’autre, l’absente indélicate.
Il me semblait suffisant de sortir les lunettes de ma poche pour qu’il comprenne le problème. De façon aussi naturelle qu’un vélo crevé qu’on emmène chez un réparateur de cycles. Il leva les sourcils d’un air effrayé, tourna la paire coupable et honteuse dans tous les sens.
Non, je n’avais pas gardé la branche. A quoi bon puisqu’elle était cassée !
C’est bien embêtant qu’il m’a dit.
« Vous comptiez la ressouder ! »
Non, ce n’est pas ce qu’il voulait dire. Mais voilà la garantie d’un an était passée, et je n’avais pas de contrat or ! Il allait voir quand même voir ce qu’il pouvait faire.
Sur ce, il partit dans son arrière boutique.
Deux milles paires de lunettes étincelantes, accrochaient au présentoir, nous dévisageaient avec morgue, oiseaux migrateurs tout juste revenus des îles du sud !
Certaines couleur lagon, d’autres de nacre ou d’écume. D’autres avec des nuances de citron, d’orange ou de banane. Certaines avec un aileron de requin ! Ces lunettes en bande ont toutes les audaces. Elles vous feraient baisser les yeux, vous convaincrez qu’elles n’ont pas besoin de yeux, d’un nez, pour se débrouiller toutes seules. Ne vous laissez pas faire, et surtout ne leur tournez pas le dos. On ne sait jamais ce qu’elles mijotent entre elles. J’ai connu une époque où elles étaient beaucoup plus timides !
Suis-je parano ? J’ai parfois l’impression qu’elles s’apprêtent un de ces quatre à prendre le pouvoir. Un matin nous nous réveillerons, cherchant nos lunettes sur la table de nuit, à la place où nous les avions laissées la veille, mais elles seront parties.
Sur un atoll des mers du sud, un type en maillot de bain, avec une paire de lunettes solaires sur le nez vous donnera des ordres.
Mais j’en ai trop dit ? J’ai bien peur qu’on me prenne pour un ringard. Même si je suis bien sûr moi aussi pour la libération des lunettes !
Enfin, le vendeur est revenu, et a put faire un premier essai. Ca n’allait pas du tout du tout.
Ces lunettes étaient tout de travers sur mon nez ! D’avant en arrière et sur les cotés, comme un pas de tango déhanché. Je devais avoir une tronche de carnaval ! Mais il s’est bien gardé de me présenter un miroir !
« Qu’en pensez-vous ? » A-t-il osé me demander.
J’ai examiné la monture, effaré. Non mais ! Quelle idée de mettre une branche de lunettes d’enfant ! Bien plus courte que l’autre. J’aurais mis une fourchette à sa place que le résultat aurait été bien meilleur. Ou même une sardine de tente de camping. C’est dingue ce qu’on peut faire avec un piquet de tente ! Mais j’allais pas lui apprendre son métier !
Il est reparti fourragé, interminablement, tentant d’améliorer le parallélisme. Je voyais bien que ça commençait à le gonfler sérieux. De grosses gouttes de sueur nimbaient un peu plus son front à chaque retour ! Déjà, la buée commençait à se condenser sur les lunettes des présentoirs ! Cette foutue paire de mes deux avait déclenché un début d’embouteillage. Deux trois clients attendaient leur tour.
Au bout du quatrième essai, comme c’était de pire en pire, il est finalement revenu à la première branche, celle de la paire d’enfant, « qu’il avait adapté », me dit-il.
En fait, il l’avait allongée, en cassant la courbure de l’oreille.
Mais comment fait-on pour allonger un enfant ? Me suis-je demandé.
Lui tire t’on sur les pieds ?
« Allons, si ce n’est rien, je n’aurais pas besoin de bésigues ! » Comme écrivit Shakespeare dans le roi Lear !
« Pardon ! » qu’il m’a dit, surpris.
Je m’étais laissé à penser à voix haute.
Ou était-ce mes lunettes ventriloques ? L’effet de l’ennui, comme à l’époque de l’armée, à faire en vain le gué.
A quelques mètres, assis sur une chaise haute pour être à la hauteur, un gamin essayait ses premières paires. Je me sentais plein de compassion pour lui. Une hôtesse ravissante extirpa du présentoir une paire bleue qui trouva son assentiment joyeux.
« Il est trop mignon ! » Dit-elle à sa mère, qui acquiesça en souriant.
J’ai pensé à toutes celles qui l’attendaient, et qui lui ferait perdre la tête.
Je parle des lunettes, bien sûr.
« Cette fois-ci, je crois que ça va ! » M’a dit enfin mon vendeur, d’un ton satisfait, en me les posant sur le bout du nez.
Un long nez d’ailleurs, à la Cyrano, ce qui est facilite la chose. Une vraie piste d’atterrissage. Il supporte facilement les charges, et récupère facilement les déficits des corps annexes. En l’occurrence, les branches.
Malgré ça, elles bringuebalaient encore en ferraillant de partout.
« Je vous dois quelque chose ? »
« Mais non ! C’est offert par la maison ! »
Cet air victorieux qu’il avait en me disant ça. On aurait dit Ali Baba disant « Sésame ouvre-toi ! »
Cent mille paires de lunettes en or dans la grotte des quarante voleurs. La deuxième paire gratuite ! Glissements des verres progressifs vers un océan de plaisir !
C’est vrai ! Pourquoi ces choses n’arriveraient que dans les contes à dormir debout ?
Dans ma poche, j’entendais mes vieilles lunettes ricaner doucement !
---------------------------------------
17 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON