Modifiant leur plan et inversant leur cheminement, les Helvètes poursuivaient les Romains qui, eux aussi, avaient fait demi-tour pour se rendre à Bibracte (DBG I, 23).
S’en étant rendu compte, César conduisit ses troupes sur une « proximus collis » et envoya sa cavalerie pour contenir l’offensive ennemie (DBG I, 24).
Le combat est une ruse.
On m’a souvent reproché de prendre à la lettre les Commentaires sur la guerre des Gaules, de ne pas en faire suffisamment la critique et autres choses absurdes comme de ne pas prendre en considération le genre littéraire auquel le pauvre César aurait dû se plier. Je répondrais que je sais critiquer les textes quand il le faut mais que je le fais à bon escient.
Appelés à l’aide par les notables d’un pays éduen en difficulté, ce ne sont pas les Helvètes qui ont cherché l’affrontement avec les Romains. C’est César qui n’a pas cessé de les poursuivre, de les harceler et d’attaquer leur arrière-garde. Ici, à Sanvignes, c’est dans une piège qu’il va les attirer. Pourquoi, la veille, a-t-il passé autant de temps pour mettre en place, sur la colline du mont Maillot, un dispositif (apparemment inutile) ?... parce qu’il s’attendait, dit-il, à être attaqué...ce qui ne s’est pas produit... ce jour-là.
Le terrain du combattant.
Je ne suis pas contre le fait que des universitaires traitent des batailles antiques mais contre une certaine suffisance qui en amènent certains à une superficialité absolument ahurissante. Pour un militaire possédant un minimum d’expérience, le champ de bataille de Sanvignes se lit sur la carte au I/25 000 ème comme le nez au milieu d’une figure.

César a appuyé son aile droite sur le mont de Sanvignes. Il y a installé deux légions de recrues ainsi que ses auxiliaires,
de façon que tout le mont fut rempli d’hommes. En y mettant ses troupes les moins sures, il ne leur donnait pas d’autre choix que de défendre leur vie en même temps que la position. Son aile gauche qu’il a peut-être portée jusqu’à la croupe de la cote 303 - hypothèse n°1- était protégée d’un encerclement, et par une région probablement boisée qu’elle surplombait comme aujourd’hui, et par son éloignement. C’est le dispositif en oblique préconisé par Végèce. Qu’est devenue la cavalerie que César a envoyée pour ralentir l’adversaire et gagner les délais nécessaires à la mise en place de son dispositif. Probablement a-t-elle rallié l’aile droite du corps de bataille pour retarder une éventuelle pénétration dans l’intervalle, non loin du PC de César. Conformément aux préceptes de Végèce, les légions de vétérans les plus solides et les plus expérimentées se trouvaient très probablement au centre.
http://remacle.org/bloodwolf/erudits/vegece/vete3.htm.
César a établi "media colle", c’est-à dire à mi-pente de la colline du mont Maillot une triple ligne de bataille formée de quatre légions de vétérans. Qu’est-ce qu’une ligne de bataille ? Ce n’est pas seulement qu’un rang mais plusieurs. En essayant de concilier le texte de Végèce, bien que postérieur, celui de César et ma logique militaire, voici ce que je propose, étant donné, bien entendu, que tous les légionnaires sont porteurs de l’épée du corps à corps :
- au premier rang, les hastati, porteurs en plus de la lance, prêts à recevoir le choc.
- au deuxième rang, immédiatement derrière, les principes, prêts à dégainer l’épée.
Ou bien :
- au premier rang, les principes, l’épée au poing.
- au deuxième rang, les hastati, porteurs de la lance, en soutien immédiat.
Comme le dit Végèce, c’est une espèce de mur inébranlable qui doit impérativement conserver son alignement, ainsi que des intervalles entre combattants leur permettant de manier leurs armes (0m90 pour un combattant).
- au troisième rang, les triarii. Porteurs en plus de javelots, je les vois d’abord les lancer en avant du
mur inébranlable, puis revenir rapidement derrière ce mur en passant par les intervalles pour s’y positionner en appui feu.
Dans mes ouvrages, étant ancien escrimeur, j’ai proposé une escrime de groupe où le porteur de lance et le lanceur de javelot protègent et soutiennent le princeps ainsi que toute une technique de relève. Malheureusement, je n’ai trouvé aucun texte qui confirme ce type d’escrime. L’étude et le débat restent donc ouverts.
http://dagr.univ-tlse2.fr/sdx/dagr/feuilleter.xsp?tome=1&partie=1&numPage=40&nomEntree=ACIES&vue=texte.
Je proposais également une réflexion sur la manoeuvre des lignes de bataille car César dit bien qu’à Sanvignes, il a installé une triplex acies, c’est-à-dire, non pas une ligne de bataille sur trois rangs comme certains le pensent, mais trois lignes de bataille.

Mais revenons au texte des
Commentaires. César harangue ses soldats. Il les appelle à la vaillance. Probablement leur rappelle-t-il que Rome a les yeux fixés sur eux. Il donne l’ordre aux officiers de mettre pied à terre et de faire éloigner leurs chevaux afin de rendre le péril égal pour tous, et lui-même donne l’exemple. Il place tout le monde devant l’alternative : la victoire ou la mort. Et il donne le signal du combat.
L’intention de manoeuvre de César est inscrite dans son dispositif. Il s’agissait de briser l’assaut de la phalange helvète sous un tir nourri de javelots, de la disloquer dans la foulée par un engagement à l’épée mené au corps à corps, de l’encercler par la gauche, de la repousser jusqu’au mont de Sanvignes où elle aurait été prise sous les feux plongeants de cette position. C’est la mission de la première ligne de bataille romaine. La deuxième ligne de bataille devait progresser en appui, immédiatement derrière, prête à la relever au besoin. La troisième ligne de bataille marchait en retrait et en réserve, prête à se déployer pour protéger le flanc gauche de la manoeuvre. Les petits bagages des légionnaires étaient restés sur place, probablement derrière le chemin de la ligne de crête. Rappelons pour mémoire que César n’a pas emmené ses charriots de bagages qui étaient très certainement restés à Gourdon.
L’intention de manoeuvre des Helvètes semble avoir été la suivante. Lancer l’offensive sur un vaste front dans la formation d’une phalange très serrée, protégée en avant et au-dessus par les boucliers individuels qui se recouvraient en partie. C’est la formation bien connue de la tortue. Placées au centre, les meilleures troupes avaient probablement reçu la mission d’ouvrir une brèche pour ensuite encercler l’aile gauche de César et la rejeter de la position. Pour ouvrir une brèche, la formation en triangle, pointe tronquée en avant, est la plus appropriée. Véritable tournant du combat, au centre du dispositif césarien, à hauteur de Ceurnay, à exactement 1 500 mètres du mont de Sanvignes - distance indiquée par César - c’est à partir de là, face aux troupes d’élite romaines, que les Helvètes commencèrent à reculer et à faire retraite en direction du mont, mais toujours en combattant.
Une grande bataille à l’issue incertaine.
Dès le début de l’engagement, César semble donc déjà tenir sa victoire. La phalange helvète a été disloquée. Eternelle compétition entre le bouclier et l’arme offensive, les javelots romains ont traversé les boucliers helvètes jusqu’à les lier ensemble, les rendant inutilisables. Le contact des corps a eu lieu, les Romains ayant, aussitôt après, dégainé le glaive et donné l’assaut à la phalange ébranlée. Les Helvètes sont obligés de se replier bien que restant en ordre. La souricière se referme sur eux. L’affaire ne semble plus être qu’une question d’heures (Vegèce écrit que le sort d’une bataille se joue dans les deux ou trois premières heures).

Ô surprise, c’est dans ce laps de temps que tout se remet en question. Les Boïens et les Tulinges, qui marchaient en arrière-garde, arrivent sur le champ de bataille. Ils attaquent les Romains en les prenant sur leur flanc découvert (par la marche) et commencent à les envelopper. Voyant cela, les Helvètes qui se sont repliés sur le mont, commencent à y prendre position et reprennent le combat (I, 25).
Incroyable ! Les Helvètes se sont donc emparé du mont de Sanvignes, le point fort du champ de bataille, là où César avait installé deux légions récemment recrutées et tous ses auxiliaires. Disparues, envolées, mais que sont donc devenues toutes ces troupes ? Que nous dit César ? Un commentaire tellement bref qu’il pourrait passer inaperçu ; deux mots seulement : capto monte, ce que je traduis ainsi : le mont ayant été pris d’assaut, évidemment par les Helvètes. Et il ajoute deux autres mots : nostris succedentibus, ce qui signifie : les nôtres se trouvant en position de monter (la pente)... et Dieu sait si la pente était et est toujours raide... et donc très défavorable aux Romains.
Réaction normale et probablement prévue par César, la troisième ligne de bataille fait face aux nouveaux arrivants. Les enseignes sont dirigées de deux côtés. La première et la deuxième ligne pour qu’elles résistent à ceux qu’elles avaient vaincus et forcés à la retraite, la troisième ligne pour contenir les arrivants. Voilà bien le moment où il faut faire une bonne critique du texte césarien, car ces Helvètes que César qualifie de déjà battus, le sont-ils vraiment ?

Voyons les mots que César utilise ! Face aux nouveaux arrivants, les Romains de la troisième ligne
contiennent (sustineret). Les Romains de la première et de la deuxième ligne
résistent (resisteret). Il s’agit là, manifestement, d’une situation de défensive. Résistant péniblement à des forces supérieures en nombre, les Romains sont en passe d’être complètement enveloppés. A l’ouest, les Boïens et les Tulinges font pression sur leur troisième ligne de bataille et commencent peut être même à la déborder sur les ailes. Au nord, les Helvètes tiennent le mont de Sanvignes. De là, ils pouvaient étaler leur front en direction des Boïens et des Tulinges pour faire la jonction avec eux. En toute logique, ils pouvaient également, de l’autre côté, s’étendre sur la colline du mont Maillot où ne se trouvait plus qu’une garde romaine dérisoire chargée de la garde des bagages. Désormais maintenus, contenus dans les bas-fonds, encerclés, les Romains étaient, me semble-t-il, condamnés à une défaite totale.
La version de César. Mon hypothèse.
On combattit ainsi tout le jour avec acharnement, écrit César, sans qu’un des deux adversaires prenne l’avantage. Finalement, nos adversaires ne pouvant plus supporter l’assaut des nôtres, les uns se replièrent sur le mont, comme ils l’avaient fait une première fois, les autres se rapprochèrent de leurs bagages et de leurs charriots. Durant tout ce combat où l’on combattit de la septième heure (entre midi et une heure) jusqu’au soir, on ne vit aucun ennemi tourner le dos. On combattit encore tard dans la nuit autour des charriots de nos adversaires...Là fut prise la fille d’Orgétorix (DBG I, 26).
Bref, il semble bien que César ait été encerclé. D’une part, la grande supériorité numérique de ses adversaires le permettait, d’autre part, les chefs helvètes n’auraient pas été à la hauteur de leur réputation s’ils n’avaient pas agi dans ce sens. Je pense qu’à la nuit tombée, les Helvètes avaient toutes les chances de l’emporter en donnant l’assaut final. Comment les légionnaires auraient-ils pu se protéger et maintenir leur ordre de bataille en pleine obscurité ? Il importait donc pour César de sortir au plus vite de cet encerclement. La solution qui me semble logique était de faire une trouée à la jonction des troupes helvètes et des troupes boïennes/tulinges. C’est une opération certes délicate mais des légions de vétérans devaient en être capables. Or, cette trouée menait tout droit aux charriots des Helvètes qui s’étaient probablement arrêtés, avec les femmes et les enfants, avant la rivière de l’Oudrache. Je pose la question : César s’est-il emparé des femmes et des enfants pour contraindre les combattants helvètes à mettre bas les armes et pour récupérer sans trop de dommages ses deux légions récemment recrutées ? Je pose la question mais je n’ai pas la réponse. N’y a-t-il pas une grave contradiction dans le récit de César ? En effet, on ne peut pas dire en même temps qu’aucun de ses ennemis n’a tourné le dos et faire s’enfuir une partie d’entre eux vers leurs charriots.

Discussion.
Première remarque. Si on estime la légion de César à 5000 hommes, et son corps de bataille de quatre légions à 20 000, cela nous donne, si on suit Végèce, un front de 1 975 mètres pour une ligne sur 3 rangs. Deux kilomètres, c’est en effet ce que permet la colline du mont Maillot.
Deuxième remarque. Végèce donne jusqu’à six rangs à sa ligne de bataille en mettant en garde sur le risque qu’il y aurait à présenter à l’ennemi une ligne de bataille trop mince. Le choix de César de faire marcher la deuxième ligne de bataille derrière la première me parait tout aussi efficace sinon plus. Cela équivaut aux six rangs de Végèce.
Troisième remarque. Végèce conseille d’avoir toujours une réserve. César ne dit pas qu’il en ait prévu ou engagé une. En fait, c’est toute sa troisième ligne de bataille qui se trouvait en réserve. C’est cette troisième ligne qu’il a fait intervenir contre les Boïens et les Tulinges au moment critique.
Quatrième remarque. Bien qu’il ne soit pas dans mes habitudes d’utiliser des arguments toponymiques, force est toutefois de constater que le point le plus favorable que César pouvait trouver pour y installer son poste de commandement est le lieu dit "Ceurnay". Or, en latin, cernare, regarder, discerner, décider, d’où "cerner du regard", évoque l’emplacement d’un PC. Difficile également de ne pas faire le rapprochement avec la curieuse hauteur de "Cernay" dans la plaine d’Alsace où l’on pense que s’est déroulée la bataille de César contre Arioviste. Difficile également de ne pas remarquer le bois voisin de Morteru ou le champ de l’écu à Dornand.
Cinquième remarque. Enfin - hypothèse n°2 - il est possible que l’aile gauche de César n’ait pas dépassé Les Teuffaux. Il est bien difficile de trancher, surtout quand on n’a aucune certitude sur les effectifs des légions de César, ni sur ceux de ses adversaires.
Sixième remarque. Au sujet du fameux "latere aperto" qui a fait couler beaucoup d’encre, le lecteur peut dorénavant comprendre comment le flanc des deux premières lignes de bataille était découvert par la marche. Il est absurde d’avoir pensé qu’il s’agissait du flanc droit des légionnaires que le bouclier n’aurait pas protégé. Nous ne sommes pas là dans un combat individuel.