Mémoires d’une vie de chercheur avortée (II)
Voici le second épisode où je raconte mon expérience de la recherche. N'hésitez pas à signaler ce récit à des thésards de labo si vous en connaissez. Bonne lecture
Pour mémoire, la première partie ici
DEUX ANS DE GALÈRE
Ayant pour objectif d’entrer au CNRS, je décidais qu’il était hors de question que je me plie à cette règle. Seul devait compter la qualité scientifique du candidat et si j’apportais la preuve d’une authentique valeur scientifique, alors je devais rejoindre le corps des chercheurs. C’était évident, sauf que Bernard M*** avait décidé que la règle devait être respectée. Cela l’arrangeait du reste car il ne se posait pas la question de mon éventuelle candidature. Il ne savait pas mon obstination...
Pour avoir un dossier valable, il faut publier. Et pour publier, il faut bosser, certes, mais surtout, il faut être sur un thème porteur. Dans la réalité, on dispose d’une marge de manœuvre fort réduite, si bien qu’en fin de compte, le destin d’un thésard repose pour les neuf dixièmes sur des circonstances lui échappant. Le dixième restant à sa charge, c’est bosser dur, ne pas compter les heures, s’entendre avec son patron, et faire preuve d’un minimum d’intelligence pour participer à une discussion scientifique. Cette situation est frustrante. On se sent dépossédé de son destin. Sans doute est-ce le lot de la plupart de ceux qui évoluent dans un univers de travail complexe, dépendant d’instruments hautement sophistiqués, de décisions administratives, de compétitions internationales, de réseaux influents. Bref, on est très loin de l’idéal philosophique moderne, celui du sujet qui est l’auteur de son propre destin. Si on n’accepte pas cette situation, il faut devenir indépendant, et refuser le système ou bien devenir artiste et en vivre si on dispose de suffisamment de talent.
Sans doute ai-je triché avec la réalité afin de persévérer jusqu’à l’obtention du doctorat. Avec la croyance que je pouvais grâce au talent parvenir à mes fins et obtenir cette place de chercheur du CNRS tant convoitée. C’est dans cette perspective que j’avais pris l’initiative de publier un article présentant la synthèse du glucuro-conjugué de l’elliptinium. Entre temps, j’avais aussi synthétisé le gluco-conjugué. Et pour faire bonne mesure, des expériences d’hydrolyse avaient été réalisées pour charger l’article avec des résultats. Ce n’était pas ma première publication. J’étais associé à un autre article sur le métabolisme de l’elliptinium, mais seulement en troisième position. C’est sans doute une attitude de boutiquier mais j’avais trouvé cette décision injuste eu regard à l’investissement mis en jeu pour synthétiser cette molécule. La deuxième position avait été refusée par Bernard M*** par des arguments de sophiste.
Pour saisir les enjeux, il faut savoir que dans les dossiers de candidature, seules sont prises en compte les publications que l’on signe en première et en deuxième position. Le reste n’est que de la décoration. Mon travail méritait une meilleure reconnaissance. Chose faite avec cet article dont l’étais l’auteur principal. Bien peu de choses pour la suite. Mais mieux que des miettes... Supplément de motivation... Ego soulagé...
De la motivation, il en fallait pour continuer. J’allais perdre plus d’une année à courir après d’éventuels résultats. Beaucoup de temps à ramer, courant après d’hypothétiques sites de fixation de l’elliptinum oxydé sur l’ARN, puis sur le poly-A, croyant qu’avec un polynucléotide contenant un seul type de base, ce serait plus simple. J’ai essayé de récupérer ces fragments, en hydrolysant avec plusieurs méthodes. Échantillons introduits dans l’HPLC. On détectait des molécules nouvelles qui auraient pu dévoiler le mode de fixation de l’elliptinium. Je ne compte pas les journées passées devant l’HPLC à regarder les produits passer, à collecter les solutions afin d’obtenir les quantités suffisantes pour obtenir un spectre de masse et surtout un spectre RMN. On les a eu ces spectres, mais la nature nous a nargué. On n’a rien pu en tirer et il n’y avait rien à en tirer. Pas plus Bernard M***, chimiste chevronné, que moi-même, jeune chercheur quelques fois inspiré, n’avons pu interpréter les spectres.
- HPLC
Ce qui se raconte comme une apparente passade expérimentale représente en réalité pas loin d’un an et demi de travail, de mises aux point, de recherches bibliographiques pour trouver des recettes spéciales. C’est souvent le lot ordinaire de tout chercheur, qui en général, parce qu’il est intégré dans une équipe, qu’il travaille sur plusieurs thèmes, encadrant le plus souvent un thésard, ne risque pas grand chose pour sa carrière. Et quand bien même il n’y aurait pas toutes ces conditions, il ne serait pas inquiété. Stabilité professionnelle, aucune crainte matérielle. Rien que des problèmes d’ego et des vexations administratives lorsqu’il faut expliquer au comité Directeur que l’on a rien produit de significatif pendant quelques années.
Par contre, perdre un an ou deux représente pour un thésard un handicap considérable lorsque celui-ci doit entrer dans la vie professionnelle, surtout s’il souhaite rejoindre un organisme de recherche ou bien l’université. Il doit alors se constituer un dossier avec plusieurs publications. Tous les thésards finissent par y penser. On pense qu’il y a un lien de cause à effet entre le destin professionnel et le nombre de publication.
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J’ai connu un jeune chercheur. Thésard, il était dans un laboratoire de pointe parisien et travaillait sur un thème en pleine expansion, sous la direction d’une sommité de la pharmacologie. Il bossait sur un nouveau type d’interaction moléculaire. Il Enchaîna manips sur manips, accumula les publications. Cet étudiant était talentueux, sans génie particulier. À l’issue de sa thèse de troisième cycle, il était cosignataire d’une bonne douzaine de publications, c’est-à-dire trois fois plus qu’un thésard moyen et deux fois plus que dans un excellent dossier d’entrant au CNRS. Recommandé par Paris, il a rejoint une des équipes en vue du laboratoire de Toulouse. Son entrée au CNRS s’est déroulé comme une lettre à la poste. Dans un autre environnement, il aurait sans doute eu un destin différent...
J’ai connu une étudiante qui, sans disposer d’un tel dossier, était elle aussi recommandée par un mandarin parisien. Elle avait rejoint la même équipe du laboratoire de toxicologie pour une année post-doctorale. La roue de la fortune tourna dans un autre sens et, ne s’étant pas entendue avec son nouveau patron, elle fut éjectée hors de son rêve, non sans quelques larmes...
Je ne connaissais pas mon destin mais voulais le maîtriser dans la mesure des possibilités d’influence dont tout un chacun dispose. C’est-à-dire bien de de choses lorsqu’on se confronte à un système aussi structuré que la recherche scientifique. Ce monde est à l’image d’un échiquier. Certains, on dira les chefs d’équipe, disposent d’une vue d’ensemble tout en ayant le pouvoir de déplacer les pièces selon les règles qu’ils connaissent. D’autres doivent se former pour devenir l’une des pièces de l’ensemble. Au début, on n’est qu’un pion. On gagne des galons au fur et à mesure d’une carrière bien menée. On passe par le stade intermédiaire du chercheur junior qui peut être mis en échec par le mandarin, mais qui a le pouvoir sur les pions que sont les thésards. Le but de jeu est de parvenir au stade de chef d’équipe, afin d’avoir une prise et une autonomie conséquente pour mener sa partie scientifique. Il est illusoire de s’imaginer qu’on peut changer les règles et gagner une partie jouée d’avance. Et pourtant, ces illusions nous poussent dans l’existence...
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L’ARN et l’elliptinium ne voulaient pas livrer leurs secrets. Ce thème sans issue offrit néanmoins un champ de possibilité, assez réduit certes, mais exploitable pour tirer matière à publier. Cette molécule d’elliptinium une fois oxydée, se fixe dès qu’elle trouve un substrat sur son passage, ou bien finit sa course dans un résidu orthoquinonique qui ne présente aucun intérêt. Si on ne savait pas où se fixait l’elliptinium, on pouvait montrer au moins qu’elle se fixait sur l’ARN.
Avec un coup favorable du sort, j’essayait un type de colonne HPLC. On pouvait différencier l’ARN elliptiné du reste de la solution. Un dérivé radioactif fut utilisé pour plus de précisions. Article rédigé puis proposé dans le BBRC, revue accueillant des courtes publications édités par photocomposition afin d’en accélérer le délai de parution pour des résultats nouveaux mais trop succincts pour faire l’objet d’un article consistant. C’était toujours ça de pris pour ma stratégie de futur candidat. Avec le recul, je dois avouer que cette publication présente un intérêt presque insignifiant. En relisant l’article, je prend plaisir à ironiser sur l’imposture, qui n’est pas une trahison, lancée au lecteur lorsque nous suggérions en conclusion d’identifier les sites de fixation de l’elliptinium, tout en sachant que ce projet était sans issue.
Printemps 1984. Une troisième année de bourse de docteur ingénieur devait m’être accordée, avec l’appui de Bernard M*** qui, bien que ne partageant pas mes valeurs, reconnaissait quand même des compétences, tout en rendant justice à la nécessité de compenser le temps perdu à chercher les facéties de la molécule d’elliptinium lorsqu’elle se mesure à l’immensité de la macromolécule ribonucléique.
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Chacun est le pivot autour duquel une carrière s’oriente et progresse avec régularité. Pour se servir de l’autre, il faut avant toutes choses se préparer à le servir, investir dans un deal professionnel puis attendre les dividendes en retour. Or, il se trouve justement que je n’avais pas confiance dans ce deal, malgré son côté nécessaire, en raison de la structure technicienne de ce monde des chercheurs. Louvoyer sans se dévoyer, servir sans s’aliéner, collaborer sans perdre son âme...voilà les devises d’un individu doué de préoccupations éthiques, qui au bout d’une certaine pratique, comprend que maintenir les deux pôles devient problématique. Il faut choisir entre l’ascension sociale et la paix de l’âme.
C’est à se demander si on n’est pas déjà fait comme des rats. Compte-tenu des nécessités professionnelles, il vaut mieux de ne pas y penser, de faire comme si on ne le savait pas, d’imaginer qu’il y a des issues à ce labyrinthe, bien qu’on ait du mal à se les représenter. On parvient à se faire une idée de la situation, pour peu qu’on observe les expériences visant à mesurer l’intelligence des rats. Au bout du labyrinthe, il y a toujours un bout de fromage. Lorsqu’on commence une carrière professionnelle avec cette image du labyrinthe, on croit savoir que le fromage ne fait qu’augmenter au cours des ans. Travail bien mené, tournants bien négociés, permettent de prendre les chemins conduisant aux salles dans lesquelles le fromage est plus gros. On finit pas s’habituer, et on ne cherche plus à sortir du labyrinthe. Si par malheur ou par les voies du destin on parvient à en sortir, on s’aperçoit alors qu’il n’y a presque plus de fromage à l’extérieur du labyrinthe, et qu’il faut alors bien manoeuvrer pour s’en procurer un morceau substantiel, permettant de conduire une existence digne en ce monde technique ou à défaut, survivre.
Le rat des champs ouvre son esprit, et comme son nom l’indique, il élargit son champ intellectuel. Lorsqu’on emprunte la clé des champs, on parvient, au bout d’un long voyage, à chercher les mystères d’un autre labyrinthe, celui de l’esprit dont la complexité est à l’image d’une cathédrale que l’on parcours et qui contient d’innombrables salles au centre desquelles sont disposés des miroirs, vitraux scintillant d’une douce lumière que l’on devine derrière des formes psychédéliques. On parvient à saisir ce jeu monadique où la nature finit par se réfléchir en l’homme. Un jeu de miroirs que l’on parviendra à dévoiler en le construisant peu à peu, à force de connaissances spéculatives et d’introspection. On saura enfin que la vie se déroule entre deux labyrinthes.
Le premier est technique, mécanique, fait de rapports encadrés par les règles écrites du droit et les règles sociales non écrites, soumis aux impératifs technologiques. L’objectif consiste à trouver les bouts de fromages pour vivre matériellement, dans un environnement où parfois, des coups irréguliers sont joués pour mieux se rapprocher du fromage en écartant les concurrents. Ceux qui organisent le jeu décident des règles et de la taille des morceaux qu’on obtient dans une carrière professionnelle.
Le deuxième labyrinthe est bien plus mystérieux, on y voir des images. On y cherche sa propre image, puis l’image des autres et de la nature. C’est un bien grand mystère. Cela déconcerte l’idéal bourgeois qui ne peut pas supporter qu’une partie de son existence lui échappe et ne puisse se résoudre avec un travail actif, des décisions de la raison ou encore puisse s’acheter tel n’importe quel bien mis sur le marché. Les lois de l’esprit ne sont pas celles du royaume mécanique...
NOUVEAUX HORIZONS INTELLECTUELS
Mais peut-être sommes-nous des personnalités double, triple, voire plus. On comprend qu’il ne faut pas être démasqué, qu’il faut persévérer dans le carriérisme pour continuer à se donner les moyens de l’existence. Mais il faut parfois faire des choix, faire des sacrifices, s’affranchir des rêves matérialistes...La nature humaine constitue un champ de possibilités étendu, bien plus que la sociologie le conçoit et la philosophie le pense, exceptés ceux de la mouvance post-moderne auxquels échappent les raisons de ce Mystère... Pour se révéler, il faut du temps...
Le métier, pardon, la profession de chercheur, m’intéressait. Doté d’une essence spirituelle promise à un déploiement original, j’étais attiré par d’autres choses, notamment la musique. Mais aussi le monde intellectuel, les idées politiques, les idées philosophiques, les artistes peintre, les radios libres, le théâtre, les concerts, la vie maritale, les ballades en ville, le jardinage sur mon balcon, les soirées avec T.H.C, les amis... Quelle horreur ! ça ressemble à la vie d’un parfait bourge !
J’ignorais mon champ de possibilités. Sachant ce que je suis devenu, je me dis qu’une explication avec Dieu s’impose. Qui es-tu, Grand Horloger, toi qui présides aux destinées mystérieuses, toi qui a monté mes pièces complètement à l’envers ? Peut-être étais-tu sûr de ton coup, et tu te sais bien au-dessus de cette image d’Horloger qui te colle à la peau. Oh pardon ! j’avais oublié que tu n’es pas un corps, comme il ressort des propos de Saint Thomas, quoique tu l’a bien cherché, en participant au rôle de l’incarnation. Enfin bon, on ne s’est pas encore débarrassé de cette image de Grand horloger inventée par les francs-maçons du 18ème siècle qui se sont enivrés du breuvage mathématique formulé par Newton. Te serais-tu servi de moi pour montrer ta gloire et prouver qu’avec des éléments montés à l’envers, on peut arriver à faire marcher un individu dans un chemin qui, à défaut d’être droit, n’en épouse par moins une courbure hélicoïdale dont le parcours élève vers le Ciel des Idées ? Tu serais donc plus qu’un Horloger, et tu comptes sur moi pour le faire savoir. Ne compte pas sur moi pour inventer des sornettes. Je continue à raconter mon histoire, et chacun croira ce qu’il voudra...
J’étais donc un élève doué pour les maths, mais nul dans les matières littéraires. Pire que cela, ce fut rébellion contre le français et la philosophie, et c’est presque un miracle d’avoir pu recueillir dans ces matière les quelques points nécessaires pour obtenir le bac, avec un 3 sur 20 amplement mérité en philosophie, assorti d’un royal 4 sur 20 en littérature. Puis, classes préparatoires, diplôme d’ingénieur, thésard à Toulouse. La suite sera connue plus tard : doctorat de pharmacologie à 27 ans, enseignant en fac à 29 ans... une trajectoire parfaite qui pourtant va dérailler... Et me voilà à 38 ans docteur en philosophie, ayant complètement changé mon fusil d’épaule, puis auteur d’un ouvrage de métaphysique à 40 ans et enfin plongé dans l’ivresse de la littérature autobiographique...pour ne pas rester en quarantaine...
Ce parcours semble plus cohérent qu’il n’y paraît, pour peu qu’on s’affranchisse des limitations de l’expertise psychique. S’il y a bien une constante traversant les âges, celle-ci a pour dénominateur commun l’intelligence esthétique. C’est par elle que l’on peut accéder aux subtilités des mathématiques. C’est elle qui aussi me guidait dans l’existence sociale et je dois reconnaître que mes amitiés et mes fréquentations possédaient toutes une coloration artiste. J’appréciais la compagnie de ceux qui possèdent des goûts plutôt littéraires.
Quoique j’ai pu lier, au cours de la parenthèse toulousaine, des amitiés avec le personnel du laboratoire que j’appréciais particulièrement. D’ailleurs on décelait une convivialité et une chaleur humaine dès qu’on franchissait le seuil de la salle à café qui permettait à tout un chacun de discuter, sans distinction d’appartenance à une équipe ou une catégories de personnel. Il m’est arrivé de les inviter à dîner dans le modeste appartement que j’occupait, avec mon épouse, à Ramonville. Ce ne sont là que des choses bien ordinaires qui n’ont pas une signification précise en dehors du témoignage qu’elles apportent à la thèse selon laquelle les rapports sociaux étaient à cette époque, au début des eighties et dans cette ville de Toulouse, teintés de la convivialité post-soixante-huitarde. Alors qu’à la fin des eighties et dans la ville de Bordeaux, tout me semblerait froid, terne, glacial, témoignant d’un contraste saisissant résumé en un mot : lieu mortifère. Lieu idéal s’il en est pour flinguer son avenir et peut-être métamorphoser un destin.
C’est vers le printemps 82 que je commençait à fréquenter des textes peu recommandables dans les cercles de spécialistes. Je fus fasciné par le premier tome de La méthode d’Edgar Morin. Je découvrais la richesse de la pensée systémique qui, très éloignée des préoccupations circonscrites du chercheur, ouvre vers des horizons nouveaux. Ce fut une initiation à la philosophie, mais j’ignorais que cet auteur, trop dilué dans le champ des savoirs, était considéré comme un hérétique, tant du côté des scientifiques que des philosophes.
Au cours de discussions informelles menées avec Bernard M***, souvent à la cantine du CNRS, je parvenais à saisir un peu de l’esprit du scientifique archétype Je constatais que l’excellence d’une recherche scientifique, comme celle produite par Bernard M***, doublée d’une personnalité forte, offre à son auteur le droit de se comporter en maître de chapelle. Celui-ci devient l’une des personnes habilitées à exprimer sur un sujet relevant de sa discipline un avis circonstancié. À plusieurs reprises, je l’ai entendu exposer une théorie sommaire sur les différents niveaux de compétence du spécialiste. Si ma mémoire est bonne, on pouvait discerner trois niveaux. Le premier est celui où l’on ferme sa gueule car on apprend et on sait très peu de choses sur un sujet scientifique. On doit alors écouter. Peu à peu, on finit par se doter des routines de raisonnement permettant de poser des questions précises sur tel protocole expérimental, sur un contrôle qui n’aurait pas été effectué, sur un type d’expérience qui pourrait corroborer une hypothèse ou l’infirmer. On devient alors l’un des membres actifs de la discussion, participant à la progression intellectuelle du thème. Le dernier stade est celui de la maîtrise qui autorise à conduire les discussions et le cas échéant, à jouer les arbitres et à trancher, à exclure une hypothèse, à distribuer des cartons jaunes à ceux qui sont hors-sujet. C’est à peu de chose près ce qui se passe dans les cercles maçonniques. Au début on assiste aux débats de la loge sans intervenir, puis arrivent les années de compagnonnage et enfin, le grade suprême de la maîtrise.
L’affaire devient problématique lorsqu’un intrus non spécialiste vient mettre les pieds dans l’église des experts, sans s’être déchaussé de ses prétentions intellectuelles. Edgar Morin était considéré, comme un touche-à-tout papillonnant d’un thème à un autre, lançant quelques formules à la cantonade, mais destitué de toute valeur utile pour la science spécialisée. Bernard M*** considérait a méthode de Morin comme une simple propédeutique approximative permettant de survoler les différentes disciplines mais en aucune manière un outil intellectuel puissant, servant à faire progresser les disciplines spécialisées. Il est vrai que toute cette littérature est inutile pour effectuer une carrière scientifique dans les laboratoires dotés de haute technologie. Mais si l’on veut comprendre les fondements métaphysiques du réel et de la science qui va avec, alors il faut passer par le stade de la pensée complexe, et ouvrir son esprit avec des auteurs tels que Morin, puis toute la série des théoriciens des systèmes, avec quelques célébrités comme Henry Atlan, Ylia Prigogine, René Thom, Cornelius Castoriadis...
La culture doit-elle pénétrer dans les milieux scientifiques ou doit elle être laissée à la porte des laboratoires et autres amphithéâtres, rester un simple loisir, luxe intellectuel promis à un tiers instruit qui verrait là un moyen d’émancipation pour se démarquer du consommateur passif de télévision ?
J’étais résolument obstiné et doué d’intentions militantes. Sans doute les séquelles de ces années étudiantes où nous discutions à nos heures perdus sur des tas de sujets, ayant l’illusion de refaire le monde. Quand on s’émancipe, on cherche forcément à émanciper les autres, au risque de provoquer des incidents. C’est ce qui devait arriver au printemps 1986. Il faut reconnaître que Bernard M*** était assez libéral dans sa manière de concevoir l’autonomie des membres de son équipes. Si bien que nous disposions d’une réelle autonomie pour passer commande de produits ou d’ouvrages scientifiques. Ce n’est pas le lot de toutes les équipes. Profitant de cette responsabilité, j’avais décidé de faire entrer la culture dans le laboratoire, non sans savoir que c’était aussi par goût de l’affirmation. Je commandais alors, par l’intermédiaire de notre bibliothécaire, La nouvelle alliance d’Isabelle Stengers et Ylia Prigogine. Conformément aux règles instituées, une photocopie de la première de couverture fut affichée au tableau prévu à cet usage. C’est sans doute en voyant cette affiche que Bernard M*** se mit en colère, me convoqua pour une franche explication, tout en écrivant une missive à Jean C***, alors Directeur du laboratoire de toxicologie après le règne de son predécesseur de Villejuif. Le courrier précisait que cet ouvrage constituait un outil personnel d’épanouissement et non pas un documents profitable à l’ensemble du groupe. Il désapprouvait cet achat en précisant que les acquisitions de ce type ne doivent pas être sous la responsabilité d’étudiants de passage.
Je ne suis pas mécontent de cette anecdote qui, mis à par qu’elle traduit le caractère autocratique d’un individu décidant quelles sont les lectures convenables, illustre sur le fond une idée forte. Elle témoigne d’une coupure entre la culture générale et la vie scientifique basée sur la spécialisation et l’expertise. Bien évidemment, les laboratoires ne sont pas des prisons, ni des églises, et les discussions libres peuvent être menées. Mais le schisme entre science et culture persiste, sauf dans quelques cercles de résistants qui tentent tant bien que mal d’organiser des écoles de biologie théorique ou de systémique. Après tout, les scientifiques sont enrôlés dans un système doté de règles strictes, avec des nécessités techniques impérieuses excluant les greffes culturelles. On leur demande de l’efficacité, des résultats, pas de comparer le débat médiéval sur les universaux et les controverses du 18ème siècle sur la classification en espèces. Pas plus qu’on ne leur reproche d’ignorer les spéculations sur la physique quantique ou bien le Poème de l’extase de Scriabine.
Je n’avais aucune attirance particulière pour la culture traditionnelle, celle des grands textes philosophiques, des fresques historiques, des épopées littéraires. C’était plutôt une culture militante, orienté vers la critique écologique du monde technique, la contestation de l’abêtissement consumériste, de l’aliénation hiérarchique. Une culture que je pratiquait avec un dilettantisme suffisamment sérieux pour en retirer un enseignement.
Après avoir subi les sévices de l’école, on veut goûter au vices et délices de la consommation, mais on peut aussi transformer les sévices scolaires en doux supplices intellectuels et crucifier ses neurones sur la croix de la complexité, en tombant sur des raisonnement épineux, futurs rameaux de l’intelligence. Et puis un jour, disposer des arcanes de la métaphysique et tel un flambeur jaillissant de l’éternité, abattre ses cartes, faire de son tarot personnel une combinaison de poker et gagner au casino de la postérité littéraire.
Je passais de la contre-culture de Jerry Rubin, Théodore Roszak et Hunter Thompson à des ouvrages de systémique plus sérieux puisqu’ils étaient en relation avec le pourquoi de la vie. Après Morin, la digestion des théoriciens de Palo Alto. Sans eux on ne peut comprendre le troisième élément d’une relation binaire.
Le courant français de systémique n’est pas mal non plus. Peut-être un peu éloignée des préoccupations psycho-thérapiques des Watzlawick, Bateson et autres Jackson...mais plus théoriques, plus perspicace dans son champ ouvert sur l’articulation des savoirs, effectué sous la bannière du concept fédérateur d’auto-organisation. La lecture des actes du colloque de Cerisy publié en 1983 était d’un grand intérêt. Tout comme le propos synthétique de Jean-Paul Cupuy présentant quelques auteurs importants de la pensée systémique à la française.
À cette époque, j’aurais bien été en mal de juger et critiquer des théories. Ce n’est pas évident de revenir sur ce qu’on fut il y a presque vingt ans, dans un stade d’infériorité intellectuelle, lorsqu’on se laisse porter par un écrit, qu’on le suit, qu’on tente de s’en approprier quelques bribes, sans pouvoir en extraire une substantifique moelle, ni en saisir la portée et les limites. L’essentiel est de se laisser séduire et de s’imprégner, à l’insu de notre conscient, d’un état d’esprit orienté vers l’ouverture des savoirs et leur conceptualisation. On lit, on ne comprend pas tout mais on s’en fout. C’est une manière de cultiver une posture qu’on croit à tort comme aristocratique et de se persuader que l’on aborde l’existence avec un peu de sérieux, surtout lorsque dans le monde social, on est parfois approximatif au risque de paraître désinvolte. Et que l’on ne s’affirme pas encore dans le champ professionnel...Cette quête du savoir était pourtant plus essentielle qu’il n’y paraissait...
Je disposais d’un bagage intellectuel concernant le monde physique, ses lois, ses atomes, le monde chimique, ses liaisons et ses réactions moléculaires, le monde vivant, ses molécules organiques, ses protéines, ses réactions enzymatiques, ses acides nucléiques, ses membranes, la physiologie de ses cellules. Mais je ne savais pas pourquoi d’une matière inerte pouvait se développer la vie, puis la conscience. Les théories de l’auto-organisation fournissaient une vision plus large, sans donner les solutions définitives. Je décidais alors d’étudier un texte mis au ban de la science officielle. C’était une réflexion élaborée par un ancien assistant en physique d’une université californienne, terre de constrastes qui alignait les prix Nobel, tout en fournissant le terreau pour des rêveries plus ou moins ésotériques. On avait le pire, avec Ron Hubbard et sa dianétique, mélange occulte et détonnant de science-fiction, de religion et de psychologie pour midinette. Mais il y avait aussi le meilleur, avec les méditations sur la science la plus aboutie et les traditions spirituelles de toutes origines.
Un courant épistémologique naissait dans le courant des années 60 et fut connu grâce à un ouvrage de Raymond Ruyer qui publia en 1974 La gnose de Princeton. En fait, la messe avait déjà été dite dans les colonnes de la revue Planète qui dans ces années 60, traduisait la crise spirituelle que connaissait une intelligentsia non orthodoxe rassemblant des écrivains, des scientifiques et quelques individus cultivés ouverts aux traditions gnostiques, que celles-ci soient occidentales ou orientales. L’histoire des idées retiendra l’aventure de cette revue entre 1962 et 1966. Ces années sont également celles qui ont vu émerger les Stones, les Beatles et les Beach Boys, avec le légendaire album pets sounds paru en 66...inspiration du Ciel...L’environnement de San Francisco se prêtait à ce type de préoccupations. Il fut une source d’inspiration pour un jeune physicien, alors assistant de l’Université de Santa Cruz en 1971. Inspiré par le soleil de Californie, il se mit en tête d’étudier les philosophies orientales, projetant de montrer leur point commun avec les découvertes de la physique des particules. Malgré l’absence de financement, il put parvenir à ses fins et publier cet ouvrage intitulé Le Tao de la physique, devenu un best-seller de la littérature gnostique. Quelques esprits bornés, fort de leur arrogance rationaliste, crurent bon de le caricaturer comme un texte mettant en relation des formules, les unes en sanscrit, les autres mathématiques, ayant pour point commun le fait d’être incompréhensibles pour le lecteur profane.
Cet ouvrage me procura un éclaircissement intellectuel. Je comprenais enfin que de ce monde physique, que l’on considère à tort comme inerte, possède une structure particulaire dont la logique semble apparentée à celle de la réalité perçue par les sages orientaux. La nature étudiée par la physique et la nature observée par la conscience ne sont qu’une même réalité. Pour expliquer la conscience, comprenons la physique quantique...et réciproquement ! J’appris qu’il existait un pont entre le monde des particules physiques et le monde tel que peut l’appréhender un être humain qui laisse son esprit se fondre dans le cosmos. Mais l’organisation de la vie me semblait être un problème d’une toute autre envergure. Un vaste chantier inaccessible à mes capacités intellectuelles limitées.
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