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Accueil du site > Tribune Libre > Mémoires d’une vie de chercheur avortée (III)

Mémoires d’une vie de chercheur avortée (III)

Voici le troisième épisode racontant ma vie scientifique avec un petit détour par les radios libres. Eh oui, un chercheur ne passe pas toute sa vie dans un labo ; il s'intéresse à d'autres domaines que son champ professionnel et à la vie de la cité qui se passe aussi sur les ondes FM. Les précédents épisodes sont accessibles en cliquant sur ma fiche d'auteur.

 

ÉLANS ESTHÉTIQUES SUR LES ONDES MAGNÉTIQUES

Les ondes FM avaient été libérées par le pouvoir socialiste récemment élu. Beaucoup attendaient cet événement inéluctable, qui serait produit en cas de victoire de la droite en 1981, mais avec un retard important. C’était quelques années de gagnées, mais aussi des regrets. On se prend à rêver. Que se serait-il produit si les ondes avaient été libérées après 1968. Je n’ai jamais admis que les ondes doivent être libérées, puisqu’en vertu de la liberté d’expression et de la liberté d’association, la libre parole est un droit fondamental. Les ondes étaient confisquées. L’État français avait peur de la parole du peuple et ne souhaitait pas libérer un média en le livrant à une poignées d’agitateurs incontrôlables. Car si la radio libre est le média le plus libre, c’est parce qu’elle permet de toucher une grande partie de la population, avec des moyens très réduits. Rien de commun avec la télévision et ses studios à haute technologie, ou même avec la presse qui reste encadrée avec ses Directeurs de publication et ses journalistes salariés mis sous la tutelle des salles de rédaction.

La radio libre augmente les possibilités de communication, parfois au détriment de la qualité professionnelle. Mais on se demande bien ce que signifie la qualité professionnelle. Pour une automobile, on veut une qualité irréprochable, ne serait-ce que parce qu’on refuse de prendre le risque de basculer dans un ravin en pilotant un engin dont le freinage est approximatif. C’est normal. Pour la radio libre, la qualité ne s’étend guère au-delà d’un émetteur et d’une antenne autorisant une réception convenable. L’essentiel est de faire passer un message à travers une combinaisons subtile des microphones et des platines. C’était ce que nous admettions, du moins ceux qui s’étaient imprégnés de l’esprit libertaire des seventies et pour qui le message était plus important que le médium. Histoire de ressortir cette vieillerie philosophique avec ses controverses esthétiques opposant la forme et le contenu. Controverse dont le verdict était connu, du moins pour ceux qui avaient lu la bible du radio-libertarisme, je veux parler de l’ouvrage sur radio Alice, concernant une expérience inédite de libération de la parole au sein de la citée rouge italienne, Bologne. À cette époque, nous ignorions les Claudia, Adriana et autres Laetitia. Alice et Caroline qui nous faisaient rêver en diffusant les sirènes de l’esthétique rock, surtout la mythique radio Caroline qui émettait pendant les seventies depuis un navire ayant jeté l’ancre entre les côtes française et anglaise, nous enivrant de Stones, Who et autres sonorités subversives.

Après la libération des ondes, les professionnels se sont emparés du médium. Pour faire de l’argent en adhérant au canons du professionnalisme. Être professionnel, chez ces gens-là, c’est diffuser une musique standardisée, celle qui rassure, que l’on reconnaît aussitôt, et qui égaye nos existences depuis le matin, dans la salle de bain. Un animateur aux intonations régulières nous parle gentiment, pour nous rassurer sur la dure journée qui nous attend. Une pub permet des rentrées d’argent, tout autant qu’elle engendre une douce espérance sur les loisirs à consommer, sur les soirées en perspective pour le week-end. On a appelé cela les radios locales privées, pour bien signifier avec le miracle de l’ambiguïté que la liberté s’exerce si elle est une liberté d’entreprendre pour amasser de la thune en fabriquant un produit radiophonique répondant aux désirs et aux besoins des auditeurs. L’auditeur a besoin d’être rassuré. On fait appel à une voix suave faisant office de valium auditif, puis l’auditeur a besoin d’être secoué pour partir au travail et la voix devient un antidépresseur...et ainsi de suite, jusqu’à la voix somnifère pour mieux s’endormir.

 

Pendant deux ans, j’ai fréquenté le cercle des radios libres, à cette époque précise où elles ont émergé en nombre. Peu à peu se dessinait l’image d’un mur radiophonique séparant les auditeurs en deux classes, les claustrophobes et les agoraphobes. Cette distinction pourrait très bien s’intégrer dans une sociologie de l’esprit contemporain. L’attitude agoraphobe traduit un besoin d’être rassuré, d’être enveloppé par des voix reconnaissables, par des mélodies mémorisables, aux sons standardisés, diffusant un sentiment de sécurité. Les psychologues emploient ce terme pour décrire ceux qui ont peur de se promener sur la place publique. Mais pourquoi au fait ? Ont-il peur du vide, du néant, de ne pas être enveloppé par une présence rassurante qui renvoie le miroir de leur existence. Comme disait ce bon vieil évêque Berkeley, exister c’est être perçu. L’agoraphobie serait la peur de ne pas exister. Peut-être il y a-t-il une autre signification de l’agoraphobie, relative non pas au néant mais à l’être, au chaos de l’être qui, par une parole étrange, viendrait surprendre la douce tranquillité de l’agora lorsque celle-ci prend l’aspect de la place moderne et sa foule tranquille, ou du médium moderne, avec son public d’auditeurs dispersés. Ainsi on pourrait parler d’une structure agoraphobe pour caractériser l’esprit de l’auditeur en recherche d’un programme standard, un auditeur qui aime le conformisme et qui a peur de l’étrangeté, de la musique rebelle, du discours qui ne mène nulle part...Mais qui conduit partout, dans l’immensité des espaces intellectuels et esthétiques formant une fresque baroque.

Et voilà apparaître l’autre structure, celle du claustrophobe. Ce terme est communément employé pour traduire les crises d’angoisse vécues par quelques sujets lorsqu’ils sont dans une enceinte close, notamment dans un ascenseur en panne. L’esprit claustrophobe caractérise l’auditeur qui, lorsqu’il entend la même musique, la même voix, les mêmes intonations scandant un discours tout ce qu’il y a de plus convenu, se sent gagné par un sentiment d’agacement, de lassitude, comme si la radio se refermait sur lui, tel un ascenseur d’un centre commercial coincé à un étage, offrant alors à ses occupants le spectacle des devantures standardisées et des vitrines arrangées selon les règles de préséance convenues par le protocole des marques mondialisées.

La radio libre s’adresse aux auditeurs claustrophobes, ceux qui étouffent dans le monde des marques, des événements surmédiatisés, des variétés françaises et internationales. Ceux qui cherchent à entendre des voix discordantes et des musiques dépaysantes, punk, new-wave, musiques progressives ou électroniques...Quelques années plus tard, on a compris que France culture et France musique étaient bien plus libres que les radios commerciales créées sur les ondes libérées...

Telles sont les conclusions que j’ai pu tirer de ces expériences radiophoniques. Celles-ci ont été enrichissantes, et bien qu’ayant occupé un temps limité par rapport aux activités professionnelles, elles restent marquées dans mon esprit aussi intensément, sinon plus que le monde de la recherche.

 

Je n’ai jamais été un brillant animateur radiophonique. Cette expérience m’a surtout permis de vaincre cette timidité ancrée depuis des années. C’était en quelque sorte un dépucelage de la parole avec un micro me permettant de pénétrer dans l’intimité de l’auditeur. Ma première expérience se produisit dans une radio pas tout à fait amateur puisque, bien avant la législation sur la publicité, la loi était contournée sous forme de jeux radiophoniques, ce qui permettait de citer à l’antenne des entreprises locales offrant biens ou services. Nous étions en 1982, mais déjà, l’esprit libertaire était dévoyé par l’esprit entrepreneurial. La radio devint rapidement l’instrument de réalisation pour des individus, voire des intérêts particuliers. Le sens, la fin, le contenu...Peu importe, pourvu que l’entreprise radiophonique tourne et offre un service sonore à un public qui se prête à ce deal marchand. Avec l’accord du patron, j’avais fait quelque essais de prise de parole la nuit, entre minuit et six heures du matin, en compagnie de deux jeunes désoeuvrés de la bourgeoisie toulousaine qui officiaient pour passer le temps, mais aussi pour acquérir le petit prestige qu’on accorde à ceux qui sont dans les médias.

Je rejoignais rapidement une radio associative, montée par des transfuges de Canal Sud, héritière de Radio Barbe Rouge qui émettait dans la plus stricte illégalité à la fin des années 1970. Radio Lune était son nom. Elle émettait depuis l’Union, dans la banlieue toulousaine. J’y avait trouvé ma place, ainsi qu’un état d’esprit gauchisant et artiste qui me convenait parfaitement. N’ayant pas un verbe assuré, je m’employais à présenter des disques alternatifs. Nous avions tenté à plusieurs une émission expérimentale plutôt déjantée. Parties de rire assurées. Il m’arrivait de lire des extraits du Tractacus de Wittgenstein avec comme fond sonore les Résidents et Snakefinger. Effet esthétique garanti... au détriment de l’écoute bien évidemment...

Cela n’a pas duré. De la lassitude, des dissensions, des problèmes personnels, des idéaux déçus, une équipe pas assez solide, un lieu d’émission peu adapté...Ces éléments eurent raison de Radio Lune qui cessa d’émettre à l’automne 1983. Je tentais une autre expérience et participais à la création de Radio Méga, qui portait bien son nom car le financier était un curieux personnage, autocrate et mégalo sur les bords. Je connaissais de mieux en mieux ce milieu. En participant aux négociations pour les fréquences, je m’étais vite aperçu que certains avaient une vision professionnelle, tout ce qu’il y a de plus technicienne. Gloire à la technique, au professionnalisme de l’animateur qui doit être techniquement pur dans son discours pour un auditeur qui le vaut bien et qui veut de la qualité. Il est sûr que j’étais sur une autre longueur d’onde, dans tous les sens du terme. Pour moi, le contenu, esthétique, intellectuel et politique devait être la finalité poursuivie par les radio libérées.

Radio Méga a vu le jour début 1984. J’y animait une émission fourre tout, axée sur la musique, avec parfois des sujets de société et des interventions d’auditeur. L’étrange séquence était son nom. Elle a duré quatre mois, les vendredis entre 22heures et 1 heure, puis ce fut la fin de cette radio qui eut maints problèmes avec la haute autorité. Je n’ai jamais su les raisons exactes. Je me souviens juste d’avoir quitté l’équipe alors que l’ambiance virait au stalinisme, à cause de son Directeur qui commençait à dévoiler des intentions douteuses, pour ne pas dire perverses.

À l’automne 1984, je rejoignais Canal Sud pour une courte émission d’une heure le samedi après-midi. Le coeur n’y était plus. Autant pour moi que pour ces anciens gauchistes, déçus de la révolution ratée et de l’évolution de la société vers une douce dictature démocratique, préparée à la fin des années 1970, puis confirmée en 1983 après une valse hésitation politique. Nous avions eu l’illusion de modifier la société en libérant la parole sur les ondes, mais nous n’étions que les chouettes de minerve planant au dessus d’une société gagnée par le fric et la technique. Il restait l’autre radio alternative, FRM. Celle-ci accompagnait la mouvance rock de Toulouse et disposait d’animateurs plus jeunes et surtout plus motivés. La parenthèse Woodstock était abandonnée au profit d’un rock moins sophistiqué, plus dur ou plus sombre, et quand ce n’étais pas le cas, on avait le kitsch électronique de Dépêche Mode, narguant le rock industriel, le post-punk et le gothique.

 

1985-NOUVEAUX HORIZON SCIENTIFIQUES

Première variation sur un thème de recherche

Fin de l’année 1984 et nouveau changement de cap. Ne pas sacrifier mon avenir sur ces molécules capricieuses que je décidais de quitter, de ne plus voir, de chasser hors du champ scientifique. Abandonnée, l’identification des sites de fixation de l’elliptinium sur l’ARN in vitro, dans un tube à essai. Marre de jouer les Sherlock Holmes de la biochimie en pure perte. Je voulais me frotter à des structures vivantes. La technique HPLC précédemment mise au point permettait de mesurer la fixation de l’elliptinium sur des macromolécules. Je mis en place, avec l’accord de Bernard M***, un projet visant à incuber des cellules leucémiques de souris en présence d’elliptinium radioactif et à suivre à la trace leur fixation sur l’ARN et l’ADN. On allait enfin voir si le mécanisme d’action de l’elliptinium passe par une fixation covalente sur les acides nucléiques de vraies cellules vivantes, ce qui par la même occasion prouvait que l’elliptinium rencontre dans son voyage intracellulaire des enzymes capables de l’oxyder.

Bien qu’assez risquée, cette stratégie était la bonne. Elle nécessitait la mise au point d’une technique d’extraction. J’étais un peu comme un funambule, livré à moi-même, disposant de protocoles publisé et décrivant avec précision, les différentes opérations permettant de séparer les ARN et les ADN à partir d’un matériel biologique cellulaire disponible en faible quantité. Il fallait déployer un talent de bricoleur astucieux car je ne pouvais compter sur Bernard M*** qui ignorait tout de la biologie, excepté quelques rudiments forts utiles pour interpréter et publier les résultats en discutant les différentes hypothèses. Je pouvais néanmoins compter sur quelques chercheurs des autres équipes avec lesquels j’entretenais des rapports de franche camaraderie.

Les chercheurs avaient l’habitude de circuler pendant les temps morts, d’une salle de laboratoire à une autre, pour échanger des potins ou bien discuter à bâtons rompus de questions scientifiques, afin d’échanger astuces ou autres informations. Ces choses simples traduisaient une réelle convivialité dans les échanges, par-delà les inimitiés inévitables générées par la promiscuité et le grand nombre de personnalités aux caractères affirmés. Je parcourais aussi ces couloirs, affichant l’intention de m’intégrer dans la communauté, non sans sacrifier aux rituels des potins, ce qui m’offrait l’occasion de critiquer mon patron, et d’exprimer quelques ressentiments. Cela ne m’étonnerait pas d’apprendre que j’en ai agacé quelques uns qui écoutaient par politesse, tandis que d’autres devaient être amusés et se prêtaient à ce jeu idiot des ragots en l’alimentant. Tout système complexe génère de l’entropie. Nous en étions la preuve. Je récupérais aussi les quelques astuces indispensables pour mettre au point mon protocole expérimental.

Les acides nucléiques étaient dans le tube à essai, bien séparés, bien propres, et l’ellipitinium était bien fixé. Il ne restait plus qu’à oeuvrer pendant de longs mois, et réaliser les expériences nécessaires pour présenter des conclusions tangibles avec à l’appui, une masse de résultats substantiels pour décrocher une publication dans une revue réputée, seul laissez-passer pour franchir le cap des commissions du CNRS.

 

Printemps 1985. Affaire non classée...Disputes à propos de publications...C’était le moment de penser à publier ces travaux. Les choses se compliquaient par l’intervention de l’équipe de Claude P*** qui travaillait elle aussi sur l’elliptinium. Christian B*** alors chargé de recherche et responsable effectif de cette équipe, avait mis en évidence par d’autres techniques la fixation de l’elliptinium sur l’ADN, mais in vitro. D’où une belle salade en perspective pour rédiger un ensemble consistant qui satisfasse tout le monde.

Claude P*** qui chapeautait encore l’ensemble, suggéra dans un courrier adressé à Bernard M*** de rédiger deux papiers, l’un portant sur les travaux de Villejuif, l’autre sur les travaux de Toulouse. Bernard M*** me fit lire ce courrier et mon sang ne fit qu’un tour lorsque je pris connaissance de la proposition de signatures. Christian B***, Bernard M*** et Claude P*** signaient l’article de Villejuif, Bernard M*** X X’ X’’ Christian B*** et Claude P*** celui de Toulouse. Dans un élan de mansuétude, Claude P*** confiait à Bernard M*** le soin de désigner qui pourraient être les signataires inconnus parmi lesquels le X pourrait être évidemment Duguet. J’avais l’habitude de voir mon nom ainsi déformé, mais ne m’attendais pas à un tel marchandage. Que Claude P*** veuille signer les deux articles se comprend. C’est le droit de tout patron qui, s’il ne travaille plus effectivement dans l’équipe, se réserve une place de signataire pour des raisons historiques, se récompensant ainsi de son travail de pionnier, membre fondateur d’une équipe existant grâce à l’énergie personnelle investie. Ce qui était insupportable, au point que cette affaire m’agace pendant plusieurs jours, c’était de voir mon travail utilisé par ce Christian B*** pour son compte personnel avec la complicité du grand patron. Il était clair que j’obtiendrai la première signature sur l’article, mais il était hors de question qu’un signataire supplémentaire vienne diluer la preuve de mon activité. C’était un point de détail qui avait son importance car n’étant pas maître de la destinée au CNRS, comme je m’en expliquerai bientôt, j’avais l’occasion de marquer mon affirmation, de pouvoir décider de quelques fragments de mon destin. Même si cela ne changeait rien, ce serait un peu de respect tombant dans le compte perte et profit de l’ego, à mon crédit bien sûr.

Quelques jours plus tard, nous étions réunis, Christian B***, Bernard M*** et moi-même pour enfin parvenir à un protocole d’accord. De toute façon, ils n’avaient pas le choix car j’étais le seul à pouvoir rédiger l’article sur les cellules, ayant notamment le monopole sur l’interprétation des expériences. De plus, si le comité de lecture demandais des expériences supplémentaires, comme ce serait le cas, j’étais le seul à pouvoir les mener dans un délai convenable. Boris avait un sens de la justice si bien que mon intransigeance s’est soldée par un échange à l’amiable grâce auquel j’étais largement gagnant, avec l’indiscutable première signature sur l’article de Toulouse et une deuxième signature sur l’article de Villejuif. C’est ainsi que fut mené le deal. Honnêtement parlant, c’était dans la logique scientifique des choses puisque le résultat important, ce n’était pas les expériences de fixation dans un tube à essai, mais celles sur du matériel vivant. Christian B*** cosignait mon travail et j’en faisait autant vis-à-vis du sien qui devait être publié dans l’une des trois grandes revues américaines de biologie avec le PNAS et le JBC. Les expériences sur les cellules furent proposées pour le Cancer Research, revue de même rang mais plus spécialisée.

Un écrivain aussi doué que Michel Houellebecq trouverait dans le monde des scientifiques matière pour écrire un roman qui s’intitulerait généralisation du domaine de la lutte. Ce récit raconterait ces conflits incessants, ces intrigues, ces coups-bas, ces perpétuels combats que se livrent les chercheurs pour glaner des crédits, des publications, des gloires éphémères, des tremplins politiques... Il faudrait beaucoup de talent pour rendre attractif ce roman. Il y a fort à parier que si on ne greffe pas quelques histoires de culs on n’obtienne qu’un bide commercial tant le sujet, riche d’enseignement pour un sociologue, paraît fade pour escompter une destinée littéraire.

 

Deuxième variation sur un thème de recherche

Un thésard doit s’occuper essentiellement de ses expériences et apprendre à discuter des résultats. On raconte que dans un prestigieux laboratoire de pharmacologie à Nice, le maître des lieux impose aux étudiants de thèse un travail sans relâche à la paillasse, leur interdit de partir à la recherche des sources bibliographiques pendant la semaine, si bien qu’il ne reste plus que le samedi pour effectuer cette tâche. De toute façon, ils n’ont pas de mot à dire. S’ils sont dociles et pas trop stupides, leur carrière est assurée en raison de la notoriété du laboratoire. D’ailleurs, je devais croiser l’un d’eux lors d’une future candidature au CNRS. Celui-ci affichait une décontraction justifiée par son dossier bien fourni et la notoriété de son laboratoire d’accueil l’appuyant sans réserve. Dans un autre laboratoire, à Strasbourg, on raconte que le thésard arrive chaque matin face à sa palliasse et trouve le protocole expérimental qu’il doit exécuter. Il paraît qu’un jour, un chercheur post-doctoral a émis certaines réserves sur ce mode de fonctionnement. On lui a rétorqué qu’il était libre de quitter le labo et que le lendemain, sa place serait prise. Ces faits sont sans doute caricaturaux. Ils dévoilent comment se fabrique la recherche chez certains mandarins. On ne s’étonnera pas que régulièrement, la recherche française se fasse épingler par quelques plumes corrosives soulignant le manque d’initiative des thésards, leur absence d’imagination et surtout leur incapacité à prendre des orientations thématiques. Aux States, c’est l’inverse, l’étudiant est constamment en effervescence, n’hésitant pas à bousculer son patron, si bien que passé la trentaine, certains sont rodés au point de chevaucher l’inconnu et d’ouvrir les pistes que d’autres devront se contenter de suivre.

Il n’y a pas longtemps, notre ministre Claude Allègre encourageait les étudiants à prendre des initiatives et à bousculer leur patron. Cette suggestion revêt un caractère irresponsable. En règle générale, on imagine mal quelqu’un suggérant à un thésard d’agir ainsi, sauf si on espère s’en débarrasser pour qu’un concurrent prenne sa place...

 

Je prenais plaisir à feuilleter les Current Contents. Ce journal au format de poche paraît toutes les semaines. Il recense le sommaire de toutes le revues spécialisées paraissant dans le secteurs des sciences de la vie, c’est-à-dire plusieurs centaines. L’index permet de faire des recherches à partir d’un nom d’auteur ou bien de mots-clé que l’on choisit en fonction du thème de recherche sur lequel on travaille. On peut aussi parcourir chaque sommaire et utiliser son esprit comme une sorte de scanner qui réagit dès qu’une résonance se produit entre le titre et les mots-clé activés par le surconscient. Cette méthode est très efficace, mais elle demande une concentration extrême. On peut ainsi faire des trouvailles inattendues, tout en accumulant une masse de publications permettant de suivre l’évolution d’un domaine scientifique.

L’activité de recherche bibliographique requiert une puissance intellectuelle supérieure à celle mise en oeuvre pour réaliser des expériences et les interpréter. C’est cette partie que je préférais. Chaque semaine, je photocopiais plusieurs articles, avide d’y trouver quelques informations supplémentaires sur les thèmes articulés autour du mécanisme des substances anticancéreuses. Je ne pratiquais pas l’ostracisme du spécialiste. Autrement dit, je m’informais de champs de recherches adjacents au mien. Il faut aussi surveiller son propre champ de recherche pour pouvoir citer les “bon auteurs” lorsqu’il s’agit de publier. Cela aide d’autant plus que parmi ces auteurs, on a une bonne chance de tomber sur les futurs examinateurs de nos publications, ceux qui seront désignés par l’editorial board de la revue.

La bibliographie intensive permettait de joindre l’utile à l’agréable, et de trouver une occupation digne pendant les temps morts où l’on attend que la chromatographie s’achève, ou bien lorsqu’on dispose de ces journées sans manipulations car l’appareil est réservé par d’autres. Et parfois, on tombe sur un article spécial, celui qui déclenche une idée nouvelle qu’on expérimente sur le champ. J’avais commandé auprès de notre bibliothécaire un article publié dans un journal japonais très peu lu, et d’ailleurs indisponible sur Toulouse. Ces travaux concernaient une substance cancérigène pouvant interagir avec le fer complexé, et produire des radicaux libres. Ceux-ci faisaient des dégâts sur la molécule de deoxyguanosine, l’un des constituants de base de l’ADN. Avec l’imagination analogique, je m’étais dit que l’elliptinium pouvait en faire autant, vu sa structure chimique. C’était nouveau. Un type d’interaction imprévu à l’origine. Production de radicaux libres à proximité de l’ADN, altération de molécules, coupures d’ADN, mort de la cellule cancéreuse. Voilà en gros l’hypothèse. Il fallait la vérifier d’abord dans un tube à essai.

Tout s’est enchaîné rapidement. L’HPLC montrait que la guanine était bien altérée. Juste un problème pour détecter les radicaux libres. La première molécule n’était pas bonne car elle interférait avec le mécanisme. C’était flagrant lorsqu’on effectuait le contrôle. Avec la deuxième, ce fut gagné. Je discutais des résultats avec Bernard M***. Il était plutôt enthousiaste. Nous interprétions les spectres RPE, des spectres du même genre que ceux qui nous avaient valu l’affrontement lors des séances de DEA. La hache de guerre était enterrée, provisoirement du moins...

 

Une partie de ma personnalité échappait à Bernard M***. Il ne saisissait pas certains traits, parfois dévoilés comme des travers, ou bien un entêtement sur des points de détails, révélant des préoccupations qu’il ne pouvait pas percevoir car étant chercheur, qui plus est Directeur de Recherche récemment promu, il ne comprenait pas les anxiétés d’un individu incertain sur son avenir. D’autant plus qu’il avait décidé, comme nous verrons, de ne pas miser sur ma candidature. Il connaissait pourtant mes qualités, et confia un jour que je disposait d’une Porsche, mais que je la conduisait comme une vulgaire deux-chevaux. Je comprenais ce qu’il voulait dire. Maintenant, c’est encore plus clair. Pour conduire une Porsche, il faut un circuit spécial. Dans une chemin boueux, une deux-chevaux suffit. La vie de laboratoire présente trop d’inertie, trop de contraintes administratives. Ma Porsche, elle ne peut être conduite dans cet univers. Elle est efficace dans le champ intellectuel des hypothèses des réflexions, des grandes synthèses. L’avenir était dans la biologie théorie, et pas dans la manipulation des technologies, à ramer pour obtenir laborieusement quelques maigres résultats, pour ensuite les proposer sur le marché des publications, afin de se vendre dans les commissions spécialisées, et les offres de financement public.

Nous avons tenté de publier ces résultats dans la célèbre revue Nature. Ils le méritaient car ils illustraient un nouveau paradigme sur un possible mécanisme d’interaction commun à nombre d’anticancéreux, liés à la productions de radicaux libres. Le tout était argumenté de connaissances sur les cellules tumorales montrant leur excès en fer, ingrédient indispensable à l’ADN et participant à la genèse de ces radicaux. L’article ne fut pas examiné, rejeté d’entrée car trop spécialisé, sans aucun jugement sur le fond. Il fut réécrit pour le BBRC et passa comme une lettre à la poste, sans aucune modification.

 

Troisième variation... sur un champ de recherche

La production de radicaux libres n’était pas un nouveaux thème de recherche. C’était carrément un champ de recherche, un domaine étendu que je commençait à maîtriser correctement. Ma Porsche allait plus vite, bien plus que la deux-chevaux qu’on utilise dans le champ expérimental. Je survolais les publications et les revues générales portant sur le rôle du fer dans les tissus, et notamment, dans les tumeurs. Je traquais les moindre détails pour forger une espèce de théorie selon laquelle le fer est l’une des clés expliquant l’action d’une série importante de molécules anticancéreuses. J’élargissait le champ d’étude au bactéries qui elles aussi, avaient besoin de fer et ne se développaient pas si on le supprimait en mettant dans le milieu ces molécules prédatrices pour le fer, les fameux chélatans. Puis il y a les sidérophores, ces espèces moléculaires capables de faire pénétrer le fer dans les bactéries qui ainsi, peuvent croître et devenir plus virulentes...Certains oncogènes produisent des protéines se complexant avec la transferrine, ce qui facilite l’entrée du fer dans les cellules...J’avais même étudié un texte hérétique d’Etienne Guillé, sorte d’allumé qui a l’époque faisait parler de lui parce qu’il prétendait séquencer l’ADN avec un pendule dans son laboratoire d’Orsay. Il avait publié un ouvrage mariant la science et l’ésotérisme. J’avais assisté à une de ses conférences qu’il avait donné à Toulouse, sur invitation des rose-croix. Ses écrits avaient eu une influence sur mes travaux puisqu’ils parlaient du rôle des métaux dans l’ADN, fer et cuivre notamment.

À l’issue de ces années de recherches, j’en était venu jusqu’à imaginer un nouveau paradigme sur le lien entre le fer, la prolifération des cellules cancéreuse et la toxicité sélective des antitumoraux qui ont en commun la propriété d’interférer avec le fer, mais aussi le cuivre. Je projetais même de publier une revue sur ce sujet, et d’en être le seul signataire étant donné que c’était mon domaine réservé. Il n’y a pas eu de suite à ce projet qui, compte-tenu de ma situation, n’aurait jamais pu aboutir car pour signer une revue, il faut être connu et avoir plusieurs années de recherches assorties de nombreuses contributions scientifiques. Cette aventure intellectuelle n’était pas sans intérêt car elle forge l’esprit du chercheur. D’ailleurs, cette partie fut intégrée à la thèse, comme une cinquième publication virtuelle se surajoutant aux quatre publications effectives signées en première position.

 

Le 26 novembre je passais enfin l’étape initiatique de la soutenance de thèse. C’est une épreuve difficile et redoutée par tous les thésards. Sorte d’initiation maçonnique par laquelle on obtient le permis de conduire pour évoluer dans un laboratoire de recherche, comme un compagnon de la science.

La soutenance avait lieu un jeudi. Angoisses. Le début de semaine était consacré à des mises au point de diapositives, des répétitions en comité restreint, avec la bienveillante coopération des collègues de l’équipe. Le timing doit être respecté. En général, vingt-cinq minutes. Puis le réveil au matin du grand jour. Heureusement, la soutenance est prévue pour 11 heures. Pas le temps d’angoisser. Entrée en scène avant le jury. Coup d’oeil aux alentours. Parfois les proches sont plus angoissés que le héros du jour. Cette position est inconfortable. L’ensemble du personnel arrive peu à peu et leur décontraction contraste avec celle du thésard. Puis, les inévitables battements de coeur, lorsque le jury fait son entrée en scène, sans applaudissement...Tout le monde se lève, pour marquer son respect. Quelques secondes pour patienter. L’adrénaline monte alors que le Président du jury annonce le début du spectacle. Les dés sont jetés. Une baguette dans la main pour pointer les diagrammes, la télécommande dans l’autre pour passer les diapos. La mémoire ne doit pas faillir, il n’y a pas de souffleur. Heureusement, le défilement des images est là pour servir de prompteur. Sauf que le discours doit jaillir de l’esprit. Ne pas oublier les détails. Silence d’église, on n’entend que sa propre voix qui résonne. On ne voit pas le jury, ni le public. C’est du théâtre...Je crois que j’ai exécuté une excellente prestation.

La pièce est terminée, du moins le premier acte. Quelques minutes pour respirer, le temps que le Président présente les quatre membres du jury, avec quelques anecdotes biographiques et les remerciements d’usage. Puis la discussion scientifique commence. C’est la partie la moins difficile. Entre-temps, on a bien décompressé, tandis que l’adrénaline accumulée fait son effet et nous pousse en avant pour argumenter sur notre travail. Un peu d’appréhension lorsque chacun membre juge le travail. Mais tout ce passe bien. Il n’y a pas photo comme on dit. Il faut dire que la juxtaposition des quatre publications dans la thèse en impose. J’ai même droit à l’éloge d’une sommité de la recherche cancéreuse belge, un type fort sympathique, doué d’humour, qui visiblement apprécie mon travail au point de dire qu’il contient plus qu’un thèse, comme si les trois premières publications étaient cohérentes, tandis que la suite indique le début d’une autre recherche. Enfin, le Président conclut la séance. Il est assez décontracté, au point d’avoir oublié de prendre avec lui l’exemplaire thèse sur laquelle il avait effectué ses annotations. De toute façon, l’affaire était classée. J’ai juste eu droit à une remarque sur le mot paradigme...apparemment, ce mot avait l’air de l’ennuyer, si bien qu’il avait plaisanté en rappelant vaguement ma phrase de conclusion, affichant une ironie certaine, pour ensuite me questionner sur cet étrange notion de paradigme. J’eus alors un rire nerveux, et tant bien que mal, exposait la définition traditionnelle du dictionnaire, c’est-à-dire “modèle de conjugaison”. Puis bredouillait la définition épistémologique lorsque ce mot est employé par Thomas Kuhn pour désigner une sorte de consensus adopté par les scientifiques d’une discipline sur la représentation théorique de leur objet d’étude. Je n’ai jamais su si le Président avait lu Kuhn et voulait me tester, afin de voir comment un jeune thésard pousse l’audace jusqu’à proposer à la face de spécialistes chevronnés son propre paradigme. On n’en demande pas tant à un thésard...Du moins en France...

Le jury se retire pour délibérer dans une salle adjacente. Le supplice est fini et je peux enfin me relaxer et plaisanter avec les amis, enfin redevenir un membre ordinaire de la foule. C’est le chahut habituel dans l’amphi, comme après chaque soutenance, puis tout d’un coup, le silence fait son entrée. Je rejoins le pupitre. Le Président annonce le verdict. Mention très honorable, auxquelles s’ajoutent des félicitations officieuses. Il ne me reste plus qu’à serrer cinq mains, pour ensuite annoncer le traditionnel pot sans lequel les thèses ne seraient pas ce qu’elles sont, c’est-à-dire une cérémonie officielle tenant lieu à la fois d’intronisation du thésard et de vernissage suite à une exposition de travaux scientifiques.

 

CANDIDATURES ET DÉBOIRES (à suivre)


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11 réactions à cet article    


  • Asaliah 7 août 2012 09:44

    La suite la suite !!!

    Je suis postdoc en bio alors ca me aprle pas mal !


    • Bernard Dugué Bernard Dugué 8 août 2012 16:04

      Si ça vous parle, dites-nous en un peu plus sur votre expérience


    • joelim joelim 7 août 2012 10:29

      Intéressant. Ça me rappelle des souvenirs...


      • Bernard Dugué Bernard Dugué 8 août 2012 16:04

        Des bons souvenirs ?


      • L'enfoiré L’enfoiré 7 août 2012 10:49

        Bernard,

         Vous manquez absolument à être connu.
         Pourquoi ce n’est pas le cas ?
         Vous le dites vous-même, vous êtes timide, introverti.
         Qu’il y ait des opposants à tout c’est normal.
         Qu’il y ait des personnes qui ne vous supportent plus, l’est tout autant.
         Quand les portes se ferment, il faut entrer par les fenêtres. 
         Est-ce une raison de rester dans son cercle fermé ?
         Absolument pas. Je vous suggère la lecture de ceci et de cela qui est son répondant. smiley

        • L'enfoiré L’enfoiré 7 août 2012 10:52

          Non, votre cas devient de plus en plus clair pour moi.

          Mais je serai à l’affût du suivant pour voir si cela se confirme. smiley

        • L'enfoiré L’enfoiré 7 août 2012 11:46

          La preuve, regardez les notes.... smiley


        • L'enfoiré L’enfoiré 7 août 2012 14:39

          Une découverte aussi, sur le personnage « Duguet »

          Il reste dans sa tanière.
          Dernière intervention, le 26 juillet.
          Cinq articles depuis lors.
          Mais la réponse est dans le texte : « Comme disait ce bon vieil évêque Berkeley, exister c’est être perçu. L’agoraphobie serait la peur de ne pas exister. Peut-être il y a-t-il une autre signification de l’agoraphobie, relative non pas au néant mais à l’être, au chaos de l’être qui, par une parole étrange, viendrait surprendre la douce tranquillité de l’agora lorsque celle-ci prend l’aspect de la place moderne et sa foule tranquille, ou du médium moderne, avec son public d’auditeurs dispersé ».
          Alors la question est pourquoi écrire sur un site citoyen ? Pourquoi pas un journal personnel, qui reste secret et que l’on découvre comme celui d’Anne Franck, à titre posthume ?

          • Bernard Dugué Bernard Dugué 8 août 2012 16:03

            Cher Enfoiré, si vous avez fait des études d’ornithologie, vous pouvez éventuellement étudier le personnage Dugué qui est un drôle d’oiseau et par conséquent ne vit pas dans une tanière


          • Jean Umber 8 août 2012 07:59

            Bonjour M. Dugué,

            Je suis intéressé par votre étude sur l’apparition de radicaux libres en présence de fer complexé et de composés comme l’acétate (?) d’elliptinium.
            J’aurais aimé savoir quel est le degré d’oxydation du fer utilisé, s’il s’agit d’un complexe tétrapyrrolique, par quel mécanisme apparaissent ces radicaux libres et quelle est leur nature ?


            • Bernard Dugué Bernard Dugué 8 août 2012 16:00

              Bonjour Jean,

              Le mieux que je puisse faire est de vous aiguiller vers mon article

              B. Dugué, B. Meunier : How iron salts mediates degradation of nucleotides by elliptinium acetate via free radical formation. Biochem. Biophys. Res. Comm, 133, 15-22, (1985).

              C’est du Fer-III chélaté avec de l’EDTA en présence d’elliptinium et d’eau oxygénée. Le résultat, c’est la guanine qui est hydroxylée avec le radical HO point

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