Mémoires d’une vie de chercheur avortée (V)

C'est le cinquième épisode. Qui arrive vite mais il ne s'y passe pas beaucoup de choses. C'est en quelque sorte une mise en intrigue pour parler comme Ricoeur dans son analyse de la poétique d'Aristote. C'est la fin qui devrait être intéressante car l'intrigue se dénoue. Les épisodes précédents sont accessibles en cliquant sur ma fiche auteur.
NOUVEAUX PAYSAGES, AUTRES ENJEUX
J’entamais une deuxième vie de chercheur, en charge avec Claudine du développement de techniques visant à mesurer la liaison de radioligands spécifiques sur des préparations de membranse. Elle avait effectué un stage pour apprendre cette technique. Curieusement, je découvrais qu’elle avait passé quelques semaines à Nice dans un laboratoire bien connu, alors que sur place, d’autre équipes de l’institut de biochimie aurait pu servir de lieu d’apprentissage.
Il faut prendre un bout de viande, puis broyer, centrifuger, séparer, enfin incuber les membranes un certain temps, puis filtrer en déposant le mélange sur des sortes d’hosties disposées sur un espèce de tupperware en plastique fermé en haut mais percé de trous de telle manière que le vide créé dans le récipient puisse aspirer le liquide et permettre aux hosties de retenir ce qui est en suspension dans le liquide, autrement dit les membranes ou bien d’autres extraits de matériel biologique non solubles. Les hosties sont mises dans des petits flacons en plastique. On y ajoute une quantité de liquide à scintillation. Les tubes sont placés dans des rails prévus à cet effet, et les rails dans un appareil sophistiqué qui détectera, flacon par flacon, la radioactivité. Celle-ci permet alors de mesurer si les préparations biologiques ont retenu le ligand puisque celui-ci est radioactif.
Cette technique, appelée binding, est largement répandue dans les centres de recherche. C’est elle qui notamment permet de mesurer dans le cerveau les sites de liaison pour les opiacés comme la morphine. Jusqu’en janvier, nous avons travaillé, Claudine et moi, à mettre au point ces méthodes de préparation. Il fallait aller récupérer des morceaux de veine de cheval à l’abattoir. L’aide d’un vétérinaire nous était utile. Je supervisais tant bien que mal toutes ces opérations, et prenais en charge les calculs. Vu mon aisance avec les chiffres, il était facile d’exposer à l’informaticien ce que j’attendais d’un programme qui, après l’entrée des données expérimentales, sortait la courbe, la constante d’affinité du ligand vis-à-vis des récepteurs, et la densité de récepteur. Assez rapidement, nous étions opérationnel. Jean M*** était satisfait de la tournure des événements. On le voyait à son regard pétillant tranchant avec son visage maussade des jours ordinaires.
Cette activité s’insérait dans un triptyque technologique. Au centre, la technologie de patch-clamp qui nécessite des manipulations précises, des appareillages très sophistiqués pour mesurer des courants électriques produits de part et d’autres de la membrane cellulaire. Il y a des canaux spécifiques pour le sodium, le potassium...et ceux du calcium, où se fixent justement nos ligands radioactifs. Les techniques de liaison constituaient la troisième partie du triptyque, avec une deuxième partie assurée par Jean-Pierre S., expert dans l’étude de la contraction du muscle lisse utérin.
La combinaison de ces trois techniques fournit des vues complémentaires sur le fonctionnement des canaux calciques du muscle lisse. Pragmatiquement, cette recherche doit contribuer à la mise au point de substances aux effets thérapeutiques, lorsque ceux-ci doivent être produits par les molécules interagissant avec ces canaux. Je quittais les antitumoraux pour entrer dans la pharmacologie du cardio-vasculaire. En vérité, je n’ai jamais pu me rendre maître de ce thème de recherche, contrairement à mes virtuosités paradigmatiques de Toulouse.
J’ai trouvé l’ambiance du groupe peu curieuse. Je ne crois pas me tromper en la comparant à cette pesanteur qu’on trouve dans des grandes familles bourgeoises, avec ces visages crispés derrière lesquels on devine des secrets de familles en soupçonnant des contentieux ne datant pas d’hier. Ce verdict est sans doute exagéré, mais authentique sur le fond...Je n’hésitais pas à afficher un caractère jovial en sympathisant rapidement avec les étudiants. Je fus mis dans la confidence, au cours des déjeuners que nous prenions au restaurant des élèves infirmiers. Grâce à une combine, nous mangions correctement pour le prix d’un ticket repas étudiant. En plus de Jean-Pierre S., l’équipe des enseignants de physiologie était formée de deux autres personnes, une assistante, Anne T. et un Maître de conférences, Pierre W. Chantal M*** ne m’avait pas informé de leur existence, comme s’il s’agissait d’enfants cachés. Elle se doutait bien que Jean-Pierre S. s’acquitterait de cette tâche. Quant aux étudiants, ils ont vite dévoilé les dessous d’une affaire dont le retentissement avait largement dépassé le cercle fermé de l’université bordelaise. Six mois avant que je rejoigne le laboratoire de biologie de Jean M***, les deux enseignants de physiologie, Anne T. et Pierre W. avaient quitté l’équipe pour effectuer leurs recherches ailleurs. Cette affaire fit grand bruit.
Précisons que les enseignants de l’université sont des enseignants-chercheurs effectuant une partie de leur travail sous l’égide d’une équipe pédagogique, tandis que l’activité de chercheur se fait sous la responsabilité d’un Directeur de recherche. Il n’y a aucune raison que le responsable des enseignements soit le même que le patron de recherche. Les textes stipulent que la recherche se fait au sein d’une unité de formation doctorale avec l’accord des autorités de tutelles, c’est-à-dire de la présidence qui avec son éloignement, délègue ce type de responsabilité aux Directeurs d’UFR, lesquels entérinent de fait les choix des enseignants, pour peu que ceux-ci restent dans des limites acceptables. On n’a pas encore vu un enseignant de mathématique effectuer des recherches sur les gastéropodes, bien qu’aucune disposition légale ne s’y oppose...
J’étais assez surpris de ce nouvel environnement. Je prenais les choses comme elles venaient, m’efforçant d’être professionnel, témoignant d’un intérêt pour le thème de recherche. Mais à côté, quelques interrogations. Le comportement des M*** m’intriguait. Un chercheur anglais quittait le laboratoire après un an de stage. Chantal M*** vint me trouver pour me convier un dîner. Aucune allusion à mon épouse. J’évoquai sa disponibilité pour cette soirée. Il me fut répondu que les conjoints n’étaient pas conviés et que cette réunion ne concernait que les membres du laboratoire. Curieux moeurs. On sait bien que dans le monde du travail, un déjeuner se passe entre collègues, tandis qu’un dîner, surtout s’il se tient dans un domicile privé, inclut les conjoints...Après l’histoire de la chambrette, l’invitation en solo. Des détails, certes, mais des convictions heurtées et des valeurs bafouées. J’assistais à cette collation tenue dans une ambiance fort sympathique au demeurant. Jean-Pierre S. n’avait pas été convié à cette petite fête...
Habitué à la convivialité toulousaine, je découvrais d’autres comportements. Des détails agaçant à la longue. Comme l’impossibilité d’utiliser librement le photocopieur, de disposer de matériel de bureau, stylos, papier etc...Jean M*** était un scientifique reconnu. Chantal M*** était réputée pour la clarté de ses cours, tout autant que pour ses carences scientifiques. Elle devait être invitée pour faire une conférence à Toulouse, mais n’est jamais venue. Je comprends pourquoi maintenant. Les étudiants du laboratoire ironisaient sur ses interventions intellectuelles. Sa réputation scientifique n’existait qu’au travers des signatures des articles élaborés par son brillant époux.
Un jour, je l’ai surpris à jouer la comédie auprès d’un Professeur de pharmacie venu en visite amicale. Elle faisait semblant d’encadrer Claudine, lui donnant quelques ordres afin de persuader son confrère qu’elle avait des responsabilités scientifiques. Car son véritable rôle n’était pas là... Elle avait en charge une école doctorale, jouait de rôle de supersecrétaire pour faire venir des intervenants, d’ici ou d’ailleurs. Cette femme savait se montrer sympathique en société mais un peu gauche. Un Proust aurait pu la croquer comme figure du déclin de la bonne bourgeoisie, cette classe distinguée qui avait lutté pendant plus de deux siècles pour occuper la place de la noblesse...
La direction bicéphale du groupe n’hésitait pas à faire travailler les étudiants et même les enseignants sur des contrats privés, pour ramener des crédits supplémentaires afin de financer les participations aux congrès. Sorte de droit de cuissage justifié parce que l’un s’occupait des publications et de la notoriété scientifique du groupe, tandis que l’autre considérait ses étudiants et enseignants comme redevables car ils avaient obtenu des postes ou bien des bourses de thèse C’est un comportement autocratique qu’on finit par accepter parce qu’il a été institué ainsi. Le remettre en cause ne servirait à rien. Seule issue, partir comme le firent mes deux collègues.
Le bilan de ce premier trimestre fut positif. Je m’étais acquitté correctement de mes tâches scientifiques. J’avais également passé un baptême d’enseignant. Chantal M*** m’avait lancé dans des cours de DEA assez pointus, qui avaient nécessité plusieurs semaines de préparations en raison des thèmes qui m’étaient complètement inconnus jusqu’alors. Transporteurs ioniques, analyse, biochimie, génétique, qu’il faut aller chercher dans des revues spécialisées.
L’année 1986 s’achevait par un léger différent concernant la publication de nos travaux que j’avais rédigés pour une proposition à la revue BBRC,. Je souhaitais pour des raisons éthiques obtenir la place dévolue à celui qui a en charge la correspondance et la responsabilité du travail, ce qui était le cas. Je ne parvenais pas à me faire à l’idée que Chantal M*** puisse se présenter comme la responsable d’un travail auquel elle n’avait contribué que pour la partie administrative.
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Heidegger parlait de la technique comme dévoilement... Je saisissais sans trop me prendre la tête ce qui se dévoilait dans cet univers de la recherche. Une instrumentalisation des individus, étendue au-delà des limites de ce groupe logé au quatrième étage du CNRS. L’école doctorale marchait bien, la recherche avançait correctement, et pourtant, on notait que trois années de suite, l’étudiant de cette équipe arrivait en première position pour décrocher l’unique bourse du Ministère. Les responsables des autres groupes de l’équipe doctorale auraient pu fronder et retirer leurs billes de cette affaire. Sans doute y voyaient-il un avantage, en terme d’image mais aussi pour récupérer quelques miettes en accueillant chaque année un étudiant de DEA.
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