Pas de questions, pas de réponses
La manière la plus sûre de ne pas savoir consiste à ne pas le vouloir. Le refus de questionnement prend alors des voies variées qui trouvent leur racine commune au dogme. Celui-ci commence par consolider la partie du raisonnement qui doit s’extraire de toute interrogation. La terre est plate, le soleil tourne autour d’elle, les indiens n’ont pas d’âme, il n’ya qu’un seul dieu, qu’un seul modèle économique, qu’un seul chef, qu’une voie, une monnaie, une religion, etc. Autour de ces certitudes se développe une bureaucratie de clercs, chargés de les défendre et d’ostraciser tous ceux qui voudraient y introduire le doute. Il va de soi que si les clercs défendent le dogme ce n’est pas tant par ce que ils y croient, mais par ce que ils considèrent que ce dernier, pierre angulaire d’une construction parfaite, reste nécessaire pour préserver la cohérence globale, la ferveur des sujets, l’ordre établi, la dynamique d’action et surtout l’assise de leur pouvoir.
Chaque époque a ses propres certitudes et une bureaucratie qui les impose et les cultive. Quelque temps plus tard, le dogme apparaît comme futile, pathogène et déraisonnable, et on se demande comment des millions de personnes ont pu si longtemps l’accepter, y adhérer inconditionnellement, permettre aussi qu’en son nom on réprime et on tue d’autres millions de personnes. On arrive même à la situation morbide de calculer les méfaits de ce dogme par une comptabilité macabre : combien et en combien de temps cette certitude a fait de victimes. On accède à cet exercice d’autant plus facilement que le dit dogme a disparu depuis longtemps, ou qu’il a été vaincu par un autre.
Une certitude chassant l’autre, on ne cherche pas à comprendre, on se plait à condamner, laissant aux spécialistes le rôle de décortiquer a postériori les raisons de cette adhésion, en partant bien entendu d’un nouveau dogme hégémonique qui, lui, reste incontestable. Et ainsi de suite.
En conséquence ceux là même qui font appel à la raison pour analyser les dérives antérieures (raisons géopolitiques, économiques, eschatologiques, psychanalytiques, etc.,) s’abstiennent à utiliser les mêmes outils pour contester le dogme ambiant, cherchant la démence et le déraisonnable chez les autres ou en d’autres temps. On peut de la sorte analyser parfaitement l’incompétence de ailleurs et de jadis et montrer des signes d’un analphabétisme aigu, dès lors qu’il faut faire la lecture des impasses contemporaines. Parallèlement, le travail d’analyse s’emprisonne dans des reflexes conditionnés et traumatiques voulant expliquer le maintenant par le jadis. Guy Debord, dans sa « Société du spectacle » l’explicitait parfaitement : « Quand une société plus complexe en vient à prendre conscience du temps, son travail est bien plutôt de le nier, car elle voit dans le temps non ce qui passe, mais ce qui revient. La société statique organise le temps selon son expérience immédiate de la nature, dans le modèle du temps cyclique. » Ainsi, ce qui fut sera, empêche de voir - pour reprendre Guy Debord -, « ce qui se passe exactement ». Les élections en Algérie se reproduiront en Tunisie, la crise de 1929 débouchant sur Hitler devient la lecture de notre crise financière, 1789 aboutira à la Terreur (islamique de préférence), ou Thermidor sera le sort final de la révolte Egyptienne. Si ce raisonnement paraît schématique, il n’est pas moins quotidiennement explicité par les clercs du dogme ambiant.
Il ne s’agit pas ici de contester le sens et les enseignements de l’Histoire, qui procurent une certaine défense immunitaire. Bien au contraire. Il s’agit plutôt de la libérer des épiphénomènes, des particularismes, de l’exotisme pour chercher pourquoi on utilise exclusivement ses « enseignements cycliques » aux dépens des outils analytiques structurels que nous possédons pour la scruter. Pourquoi, dès lors qu’on voudrait porter un regard sur le maintenant, ils nous font dramatiquement défaut.
Erich Fromm expliquait que le nazisme « … donnait une satisfaction et une orientation à toute une humanité perdue dans un monde inhumain et déboussolé ». Fromm ne niait pas la crise économique, ni l’incapacité du monde politique classique d’y faire face, ni les querelles des partis, ni les compromissions des industriels ; mais il pensait que l’essentiel résidait dans l’incommunicabilité entre gouvernants et gouvernés, ce qui permit une nouvelle relation, sado-masochiste, promue par Hitler, d'éclore. En d’autres termes, les clercs du dogme dominant avaient perdu leur pouvoir de domination, laissant à un autre dogme, aussi total que le leur était impuissant, de s’installer.
Au lieu de dire que la crise fragilise les hommes, leur conscience ou leur capacité d’analyse, mieux vaudrait se servir des outils scrutant le passé pour analyser pourquoi l’énoncé est systématiquement pris en défaut par le vécu et pourquoi les clercs du dogme dominant n’arrivent plus à convaincre - et encore moins à séduire -, personne.
Un regard historique délesté de la culture de l’éphémère et des certitudes dogmatiques répétées à l’infini, pourrait aisément identifier au moins un élément : persister à un dogme désormais inaudible, utiliser la crise et les peurs qu’elle engendre pour ne pas comprendre « ce qui se passe exactement » comporte énormément plus de risques que de le contester en tant que tel. Comme disait Nietzche, c’est la certitude qui rend fou, pas le doute.
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