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Petit, je voulais être boulanger, mais j’étais bon en maths

Aider les élèves à trouver leur voie coûterait bien trop cher, mieux vaut fabriquer un maximum de travailleurs hautement rentables. Ce que l’on oublie en soutenant un tel raisonnement, c’est que les êtres humains ne sont pas des machines, et que pour construire une société pleine de vitalité, l’épanouissement de chacun est indispensable. Un artisan amoureux de son travail apportera beaucoup plus à ses contemporains qu’un ingénieur dépressif ne comprenant pas le sens de son métier.

Petit, je voulais être boulanger, puis facteur, puis berger. On m’a poussé à faire des études. On m’a expliqué que c’était le seul moyen de réussir ma vie, de gagner de l’argent, de m’épanouir dans mon métier. J’ai enduré de longues heures, de longues années de cours. Je me suis ennuyé, ennuyé et encore ennuyé sur des dizaines, des centaines, des milliers de chaises. Et maintenant que j’ai cinq années d’étude en poche, que je travaille, que je galère, je continue à m’ennuyer, et regrette profondément de n’avoir pas écouté le petit enfant qui voulait élever ses moutons en Ardèche.

Et autour de moi, lorsque je tends l’oreille, voici ce qui tombe dedans : « J’ai fait 5 ans d’étude, je passe mes journées à faire des additions. Tout ce que j’ai appris ne me sert finalement à rien. », « J’aurais bien fait des études littéraires ou sociales, mais on m’a martelé qu’il n’y avait pas de débouchés. Je me suis fatigué à bosser des matières ennuyeuses pendant des années en espérant que j’aurais un travail solide au bout ; et maintenant que j’ai mon diplôme, j’enchaîne les CDD à temps partiel payés au SMIC… », « J’en ai marre de tout donner, de partir tous les matins à 7h et de rentrer tous les soirs à 20h, et de continuer à galérer pour manger des casseroles de pâtes, et pour me payer un 20 mètres carrés tout miteux »…

Ne faut-il donc pas être complètement sourd aux maux de la société pour affirmer que les émeutiers des banlieues de 2005, de Grenoble en 2010 ou, plus récemment, des pays voisins ne portent aucun « message politique » ?

Le message est pourtant simple : de nombreux jeunes ne cautionnent pas le système actuel qu’ils jugent profondément injuste et dénué de sens.

Que le système soit injuste, j’imagine que personne n’osera le contester. Les faits sont là. Comme le démontre les chiffres récemment publiés sur les inégalités en France, les écarts entre les plus riches et les plus pauvres ne font que se creuser. C’est injuste, et sans doute suffisant pour justifier n’importe quelle révolte. Mais par cet article, c’est plutôt sur la vacuité de sens de notre modèle de société trop porté vers une obsessionnelle croissance économique que je voudrais m’attarder.

Soumise aux pressions des marchés, l’école, de plus en plus délaissée par l’Etat, tend à aspirer les enfants dans une machine scolaire infernale, pour ensuite recracher vingt ans plus tard soit des agents économiquement productifs soit des ratés. Ainsi, tant qu’un élève aura de bonnes notes, on lui conseillera vivement de suivre la voie royale : seconde générale, première scientifique, option mathématique, maths sup, etc. On ne cherchera pas à savoir ce que l’élève veut faire de sa vie. De toute façon, lui-même n’en sait rien, car bien souvent ni l’école ni la vie de tous les jours ne lui donne les moyens de savoir ce qu’est un métier, ou tout du moins un métier différent de celui de ses parents.

Aider les élèves à trouver leur voie coûterait bien trop cher, mieux vaut fabriquer un maximum de travailleurs hautement rentables. Ce que l’on oublie en soutenant un tel raisonnement, c’est que les êtres humains ne sont pas des machines, et que pour construire une société pleine de vitalité, l’épanouissement de chacun est indispensable. Un artisan amoureux de son travail apportera beaucoup plus à ses contemporains qu’un ingénieur dépressif ne comprenant pas le sens de son métier.

En série scientifique, plein de jeunes se battent pour devenir ingénieur, car on leur dit que c’est le seul moyen d’avoir une situation stable et confortable, mais la grande majorité ne sait même pas expliquer ce qu’est au juste un ingénieur. C’est du formatage : la France veut des ingénieurs, car statistiquement, ils font plus grimper le Produit Intérieur Brut que les agriculteurs ou que les poètes. Les jeunes sont fragiles ; et la société abuse de leur faiblesse, de leur indécision pour les pousser dans des voies qu’ils choisissent rarement en connaissance de causes et qui engagent toute leur vie.

Pour maintenir l’ordre, pour que les élèves filent sagement dans l’entonnoir, on n’utilise une arme redoutable : l’angoisse. Les télés, les radios, les politiques, les profs, les parents, toute la société dans son ensemble angoisse la jeunesse. « La situation est grave, nous sommes en crise ». Il faut entrer dans la « guerre économique ». Les plus faibles sombreront dans le chômage, et finiront à la rue. « De toute façon, il n’y a plus d’argent dans les caisses ; et on ne va pas taxer les riches, les spéculateurs et les capitaux, car sinon tout partira à l’étranger… ». « Tremblez, enfants de la cinquième puissance mondiale : si vous ne voulez pas crever de faim, travaillez, étudiez vos mathématiques, devenez ingénieurs, faites-nous des plans d’avions de chasse et de centrales nucléaires. »

Ce sont généralement les enfants des familles les plus modestes qui sont le plus sensible à ce stress, à ce chantage, car leur échec ne peut que très difficilement être financièrement amorti par la famille. Et encore moins par un Etat de moins en moins soucieux des questions d’équité sociale (car ne l’oublions pas : dans un monde où l’on donne des centaines de milliards aux banques, l’équité, ça coûte trop cher). Pour ces enfants modestes, tout tâtonnement est proscrit, il faut foncer tête baissée dans l’entonnoir.

La sélection est rude, voire même impitoyable pour beaucoup d’enfants ; et plus particulièrement, pour ceux qui sont issus de milieux modestes. Je n’oublierai jamais ces heures d’angoisse qui précédaient les contrôles de mathématiques – coefficient 9 -, de physique – coefficient 6 -, ces heures à faire et à refaire toujours les mêmes exercices, ces heures où ma place en classe préparatoire, où tout mon avenir se jouait. Ces heures et ces années où l’école abrutit plus qu’elle n’élève. Le lycée est, pour certains, un véritable enfer dans lequel la moindre mauvaise note est susceptible de faire chuter lourdement une moyenne ; et une mauvaise moyenne dans une discipline clé peut, à son tour, considérablement réduire les chances d’un élève d’être pris en classe préparatoire, BTS, etc. Avoir de bonnes notes ne suffit pas, il faut aussi être bien classé ; et la compétition commence dès le collège et s’intensifie avec les années d’études. Elle peut devenir terrible lorsqu’il s’agit des concours de médecine ou d’entrée aux grandes écoles. Bien souvent, la soif de la réussite prend le dessus sur le désir d’apprendre.

Les notes sont un langage rudimentaire, un moyen d’évaluer de la façon la plus synthétique possible un élève. On pourrait sans doute les remplacer par des explications, mais ça nuirait à l’établissement, aussi inéquitable soit-il, des hiérarchies. Réduire les personnes, le monde à une série de chiffres : ça n’a aucun sens, mais c’est la grande ambition des sociétés modernes. Les élèves ne sont pas tous égaux, ne sont pas tous issus des mêmes milieux, n’ont pas tous les mêmes capacités intellectuelles et physiques ; et pourtant, l’école les compare, les met en compétition, puis les sélectionne. Plutôt que de confronter les élèves aux injustices les plus primitives, le rôle du système éducatif ne devrait-il pas être de les en protéger ?

Ma traversée de l’univers scolaire m’a donné le sentiment que la créativité, la compréhension du monde et de la vie n’étaient pas des priorités, et que ce qui importait avant tout c’était de former, de formater des travailleurs économiquement rentables et performants. En d’autres termes, de produire les outils dont l’économie libérale a besoin ; et ainsi, de considérer l’humain comme un moyen, et non comme une fin en soi. Le rapprochement du monde de l’entreprise et de l’Université va dans ce sens.

L’Art, la Philosophie et la Poésie sont des disciplines pleines de sens qui peuvent orienter une vie. Le système scolaire les néglige de plus en plus. L’Histoire et la Géographie sont désormais en option en Terminale S ; disciplines évidemment inutiles pour former, à titre d’exemple, nos futurs ingénieurs nucléaires. Il me semble qu’assez tôt dans le cursus, les "matheux" sont assimilés à des génies, les économistes à des prophètes, les poètes à des cancres et les philosophes à des choses inutiles. Il serait vraiment triste qu’au lieu d’aider les élèves à donner du sens à leur vie, l’école se contente de les transformer en machines à calculer.

A force de négliger les aspirations de la jeunesse, la société donne naissance à des générations en souffrance, à des adultes qui doutent de plus en plus du sens de leur travail, et il ne faut pas s’étonner qu’un jour ou l’autre, une génération se réveille subitement pour refuser un monde qu’elle n’a jamais eu l’occasion de choisir.

La force et l’énergie des révoltés, des indignés sont, pour moi et pour beaucoup, une grande espérance.


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11 réactions à cet article    


  • gordon71 gordon71 21 janvier 2012 06:53

     « les injustices les plus primitives »


    faut il absolument masquer le fait qu’il y ait des inégalités de taille de force d’intelligence ?

    l’égalitarisme à quel prix ?

    ou confronter la jeunesse à la réalité ?

    le système scolaire fonctionne essentiellement comme une « centrifugeuse », rejetant en périphérie les éléments les plus « légers » 

    individus à faible qualification,
     à qui on aura inculqué la haine de soi ou la rage, dont le système économique a grand besoin pour d’innombrables postes non qualifiés qui sont l’avenir de notre société (les emplois de services aux personnes, autrement dit les domestiques)


     votre article en tous cas, pose de bonnes questions sans nous assèner de réponses préfabriquées

    • sleeping-zombie 21 janvier 2012 12:09

      Hello,
      c’est pas pour faire mon désagréable, mais vu le nombre d’article en attente en modération, est-ce vraiment nécessaire réchauffer les « vieilles » parutions de rue89 ?
      http://www.rue89.com/2011/10/15/petit-je-voulais-etre-boulanger-mais-jetais-bon-en-maths-225582


      • gordon71 gordon71 21 janvier 2012 16:18

         « vu le nb d’article dans la file »


        on peut avoir une idée de ce NB ?

      • sleeping-zombie 21 janvier 2012 17:50

        a l’instant où je poste ce message : 574.


      • gordon71 gordon71 21 janvier 2012 18:40

         à ma connaissance agoravox ne publie pas de stats sur le ratio admis /rejetés ni sur les raisons du rejet


        insultants haineux

        redites

        incompréhensibles
        etc...

      • sleeping-zombie 21 janvier 2012 19:18

        en effet, mais quel rapport ?


      • gordon71 gordon71 21 janvier 2012 19:23

        merci pour l’info


        il me semble que cà peut être intéressant de connaître le taux de rejet
        çà renseigne sur l’attrait du site, le taux de trollisme etc..la qualité éditoriale 
         bon peut être de la curiosité mal placée...

      • gordon71 gordon71 21 janvier 2012 19:49

        autre question pourquoi un article est parfois refusé immédiatement et pourquoi d’autres restent en suspens des semaines 


        je ne comprends pas exactement le mode de sélection

      • sleeping-zombie 22 janvier 2012 11:45

        Alors là je peux pas plus te répondre.

        les modérateurs « niveau 1 », c’est à dire les auteurs de 3 ou 4 articles, ont accès à la longue liste des articles en modération.
        On peut lire l’article, approuver ou refuser, et ajouter (éventuellement) un commentaire. Et c’est tout.
        On ne connait pas le total des avis, on peut pas lire les commentaires des autre modos, le système est complètement opaque.

        Les modérateur « niveau 2 », c’est à dire l’équipe d’Agoravox, s’appuie ( ou est censée s’appuyer ) sur les votes des modos niveau 1 pour publier, mais apparemment ne rendent aucun compte. Ni sur qui ils sont, ni sur leurs méthodes..

        Après, si c’est la question du copinage qui te turlupine, demande leurs avis à Villach, Dugué ou Imothep (les 3 premiers qui me viennent à l’esprit), ils publient très souvent ici, sans que j’ai jamais eu le temps de voir un article passer dans l’espace de modération. Mais il faut dire aussi que je n’y vais pas souvent, modérer les articles des autres, c’est pas trop mon truc.
        (d’autant que la frontière entre « cet article est publiable » et « j’approuve les propos de l’auteur » est très ténue)


      • gordon71 gordon71 22 janvier 2012 12:56

         merci de ces précisions 


        qui laisse finalement un certain flou sur le mode de sélection des articles 

        le copinage je m’en fous un peu 

        pour autant 
        je trouva qu’ agoravox est un espace de liberté relativement rare 
        et qui arrive à laisser s’exprimer un grand nombre de sensibilités sans tomber (trop) dans le café du commerce 
        avec des auteurs soucieux d’argumenter, de citer leur références 
        donc qui nous font réfléchir et progresser

        donc merci agoravox

      • rocla (haddock) rocla (haddock) 21 janvier 2012 12:59

        J’ ai eu de la chance , pas bon en maths j’ ai fait boulanger .


        Ce travail d’ artisan m’ a comblé . Tous les jours créer avec de la farine de l’ eau levure /levain et sel la pain croustillant , chantant à la sortie du four m’ a bien plus fait vibrer que de savoir si les zèbres sont rayés blanc et noir ou le contraire . 
        Quant aux idiots de village que sont les enseignants pensant qu’ il est utile de savoir si l’ eau bout plus ou moins vite au sommet du Mont-Blanc ou si le train Paris-Strasbourg partant à 9h45 de Marseille à quelle heure il arrive à Tourcoing .

        Oui oui et oui , c ’est super con de faire un métier où on s’ emmerde .

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