Repenser la démocratie
Le 20 septembre dernier, avait lieu, à Liège, principale ville francophone de Belgique, la remise du Prix Littéraire Paris-Liège, dont cette année 2016 marque la cinquième édition. Il récompense annuellement, avec une somme de 10.000 euros, un essai, écrit en français, de sciences humaines : ce qui en fait, dans sa catégorie, l'un des prix les mieux dotés de la francophonie ! Officiellement parrainée par la Mairie de Paris, cette prestigieuse manifestation culturelle s'est déroulée, en même temps qu'elle inaugurait ainsi la saison des prix littéraires, dans le cadre de l'Académie Royale des Beaux-Arts de Liège, l'une des plus anciennes, et des plus belles, du Royaume.
C'est Corine Pelluchon, philosophe dont la clarté du style n'a d'égale que la rigueur de la pensée, qui en est, cette année, la très méritoire lauréate, avec un livre ayant pour emblématique et surtout très actuel titre « Les Nourritures - Philosophie du corps politique », publié, dans l'historique collection « l'ordre philosophique », jadis fondée par le grand Paul Ricoeur, aux Éditions du Seuil.
Ainsi ce Prix Littéraire Paris-Liège, dont les principaux critères de sélection sont, comme le stipule son règlement, « la qualité d'écriture, la pertinence scientifique des idées développées et l'originalité du thème abordé » a-t-il parfaitement rempli, cette année plus que jamais, sa mission : promouvoir un livre, en le faisant connaître à un plus large public, dont le sujet, ses lignes directrices comme ses axes de réflexion, se révèle être le socle conceptuel, tout en étant d'une lecture aisée, d'importants débats de société, sinon d'enjeux fondamentaux pour le monde contemporain.
Car ce que ces Nourritures de Corinne Pelluchon ambitionnent à juste titre, c'est, ni plus ni moins, de réinventer, comme elles le précisent, la démocratie : vaste mais néanmoins nécessaire programme en ces temps, particulièrement troublés, où la barbarie pseudo-religieuse s'avère trop souvent, comme on l'a vu ces derniers mois avec les attentats terroristes de Paris, de Bruxelles ou de Nice, l'odieux alibi idéologique du pire des totalitarismes politiques. Du reste, si l'on a pas entendu parler davantage, jusqu'à présent, de cet important essai de Corine Pelluchon, c'est parce que, sorti précisément le jour, 7 janvier 2015, de la tuerie de Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, il n'a pas pu malheureusement retenir, de la part des médias, de l'attention qu'il méritait pourtant au plus haut point. Grâce soit donc ici rendue au Prix Littéraire Paris-Liège, qui a eu ainsi l'intelligence, outre son audace intellectuelle, d'exhumer des différentes strates de l'Histoire un livre aussi fondamental, tant pour les temps présents que pour les générations futures.
PHILOSOPHIE DU CORPS POLITIQUE
Repenser la démocratie : tel est, donc, l'objet de ce livre, dont le sous-titre indique d'emblée, et très explicitement, qu'il s'agit en réalité là d'une « philosophie du corps politique ». Qu'est-ce à dire, plus exactement ?
Ce que Corine Pelluchon y démontre, et y fustige par la même occasion, c'est le très regrettable échec, sur le plan pratique plus encore que théorique, de ce que l'on appelle « l'éthique environnementale » dans la mesure où celle-ci n'a jamais véritablement réussi, bien qu'animée des meilleures intentions, à articuler les impératifs de l'écologie moderne avec une philosophie de l'existence digne de ce nom.
L'existence, et même, plus simplement encore, la vie, sinon le « vivant », sous toutes ses formes, qu'elle soit humaine, animale et parfois végétale : telle est, précisément, la préoccupation majeure de cette véritable humaniste, au sens où Montaigne, Erasme ou les Lumières l'entendaient, qu'est, aussi, Corine Pelluchon, par ailleurs élevée, philosophiquement, à l'école de la phénoménologie, depuis Husserl jusqu'à Derrida, dont elle met en exergue le concept d' « hospitalité », en passant par Levinas, dont on sait que la notion de « visage », substrat empirique de celui qu'il nomme l' « Autre », est au cœur, comme sa base psychologique, de la construction de la conscience de soi.
Ainsi cette « philosophie du corps politique », qu'un phénoménologue tel que Merleau-Ponty appellerait « corporéité », est-elle connexe, tout naturellement, à une autre idée majeure au sein de la pensée de Corine Pelluchon : celle, sur un plan plus strictement politique, du libéralisme, duquel la philosophe se réclame ouvertement, quoique, toujours, subtilement. On ne s'en étonnera guère, du reste, lorsque l'on considère ses quatre principales sources d'inspiration, comme le donne à voir la deuxième partie, intitulée « un monde commun à instituer » de son ouvrage : d'une part, Hobbes Locke, tenants anglo-saxons du sensualisme, et d'autre part, Rousseau et Rawls, ardents défenseurs du « contrat social ».
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, délégué général du « Prix Littéraire Paris-Liège » et auteur, notamment, de « La Philosophie d'Emmanuel Levinas » (Presses Universitaires de France), « Lord Byron » (Gallimard - Folio Biographies), « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy » (Éditions de La Martinière), « Du Beau au Sublime dans l'Art - Esquisse d'une Métaesthétique » (Ed. L'Âge d'Homme), « Petit éloge de David Bowie - Le dandy absolu » (Éditions François Bourin).
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