Sur les épaules de Darwin
Sur France Inter, tous les samedis matin de 11h à 12h, Jean-Claude Ameisen présente une émission, Sur les épaules de Darwin, au cours de laquelle il rapproche découvertes récentes des neurosciences, écrits littéraire et histoire de Darwin. Un rendez-vous à ne pas manquer si l’on s’intéresse à ces sujets, et que l’on peut aussi écouter en différé.
Le propre de l'homme(1)
Quel peut bien être le propre de l'homme ? Certes, Rabelais a déjà répondu en disant que c'était le rire, mais qu'en est-il vraiment ?
Après avoir écarté rapidement la fabrication d'outils – on trouve de nombreux animaux qui savent en fabriquer et en utiliser –, Jean-Claude Ameisen s'arrête sur la conscience de soi. Sommes-nous les seuls à être conscient de notre individualité et de notre identité propre ? Non, si l'on s'appuie notamment sur le test du miroir qui montre que plusieurs animaux sont capables de savoir que c'est bien eux-mêmes qu'ils voient. Ainsi la pie voleuse enlève une pastille de couleur qu'on lui a posée sur une aile et qu'elle voit dans la glace, mais uniquement si la couleur n'est pas celle de son plumage.
Plus interpelant, le cas des geais exposé en réponse à la question : sommes-nous les seuls à pouvoir lire les intentions de nos congénères ? Ces geais ont l'habitude de cacher des réserves de nourriture en des endroits multiples. S'ils voient qu'ils ont été observés lors cette action, ils vont ensuite tout redéplacer. Bel exemple de manque de confiance dans l'honnêteté de son prochain ! Or cette caractéristique n'est pas innée, mais acquise, les jeunes geais ne modifiant pas leurs cachettes. Comment est-ce acquis ? Eh bien, uniquement une fois que le geai a lui-même volé un de ses congénères ! Alors comme il sait qu'il l'a fait, il a peur que les autres aient les mêmes intentions que lui. Par contre, tant qu'il n'a pas volé, même s'il voit un autre le faire, il ne modifiera pas ses cachettes.
Instructif, surtout si l'on se rappelle que nos comportements restent fortement marqués par notre passé animal : effectivement nous n'apprenons qu'en faisant nous-mêmes, et bien peu par l'observation des autres.
Vient ensuite un long développement sur l'apprentissage avec de nombreux exemples. J'ai particulièrement apprécié le cas de ce singe macaque capable d'apprendre tout seul d'abord à laver des patates à l'eau douce, puis à l'eau de mer, ce qui améliore le goût, découverte dont toute la tribu va bénéficier.
Un des moments clé de l'apprentissage est la relation mère-enfant. Aussi plus le petit est fragile, plus la période pendant laquelle la mère doit s'occuper de lui et le protéger est longue, et plus il y a apprentissage. Ainsi c'est la faiblesse du nouveau-né qui nous renforce, et c'est la dépendance qui apporte de la liberté.
Et comme, grâce aux neurones-miroirs, nous apprenons toute notre vie en regardant les autres, être seul, c'est appauvrir son monde intérieur. Belle conclusion, non ?
2. Sur les épaules de Darwin : Mémoires(2)
Comme j'ai eu souvent l'occasion de le dire, se souvenir c'est revivre ce qui a été mémorisé, et ainsi le modifier(3) : on ne se souvient jamais deux fois de suite de la même chose. Et comme le dit Jean-Claude Ameisen, on ne se souvient que s'il y a eu transformation, et donc, celui qui se souvient n'est déjà plus celui à qui est arrivé l'événement.
Et qu'adviendrait-il si nous nous souvenions de tout, si nous avions une mémoire infiniment parfaite ?
Il fait alors référence à la nouvelle de Jorge Luis Borges, 'Funès ou la mémoire'(4), dont voici un extrait : « En effet, non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu'il l'avait vue ou imaginée. (…) Non seulement il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien embrassât tant d'individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de trois heures un quart (vu de face). (…) Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu'il n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n'y avait que des détails, presque immédiats. »
Où l'on voit que l'oubli est nécessaire et que, sans lui, nous ne pourrions jamais accepter qu'une pomme plus une pomme puissent être deux pommes…
Il continue en reprenant des extraits d'un poème de Rainer Maria Rilke, Pour écrire un seul vers : « Et il ne suffit même pas d'avoir des souvenirs. Il faut les oublier quand ils sont trop nombreux et il faut avoir la grande patience qu'ils reviennent (….) Ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers. »
Il conclut en rappelant que nos relations collectives sont elles-aussi faites de souvenirs et d'oublis, souvenirs qui sont nécessaires pour apprendre et ne pas reproduire indéfiniment les mêmes erreurs, oublis indispensables si l'on veut pouvoir vivre ensemble et dépasser les massacres passés…
3. Lire(5)
Cette émission tourne autour d'une question « simple » : comment la lecture est-elle apparue, alors que, pendant longtemps, elle n'a pas servi à la survie ?
Au départ, l'écriture était la représentation directe et stylisée de ce que l'on voulait signifier. C'est le cas notamment des idéogrammes chinois. Dans ce type d'écriture, il y a une séparation complète entre langue écrite et langue orale : l'idéogramme donne le sens, mais rien n'indique comment il se prononce. Ainsi en Chine, les idéogrammes se lisent et se comprennent dans toutes les provinces, alors que les langues orales locales sont différentes et incompréhensibles les unes pour les autres. (6)
Sont apparus plus tard les signes syllabiques ou alphabétiques. Avec eux, on apprend beaucoup plus vite, car il y a infiniment moins de signes (en général une trentaine, vingt-six pour notre alphabet versus plus de cinquante mille idéogrammes dont cinq mille communs), mais il y a association entre langue écrite et parlée : pour comprendre ce qui est écrit, il faut aussi apprendre la langue orale, les deux sont inséparables.
Une telle différence est nécessairement porteuse de différences culturelles majeures entre nos pays : en Chine, quand on lit, on comprend sans rien entendre ; chez nous, lire, c'est entendre avec les yeux.
Maintenant, retour à la question initiale : comment a pu émerger la lecture, que ce soit celle des idéogrammes ou celles des signes alphabétiques ?
Par utilisation de l'aire du cerveau qui nous sert, à nous comme à tous les animaux, à interpréter le monde dans lequel nous vivons. C'est grâce à elle que nous pouvons distinguer les objets les uns des autres, en extraire des significations, les reconnaître et les regrouper en famille (savoir que deux lions, bien que différents, sont tous deux des lions). C'est aussi cette aire du cerveau qui nous a permis, un jour, d'interpréter les traces que nous observions dans la nature, et comprendre que toute trace est une bête absente.
Un jour, selon une légende chinoise, c'est ainsi que sont nés les idéogrammes : par la compréhension qu'à l'image des traces que l'on trouvait dans la nature, on pouvait dessiner un signe qui correspondrait à un seul objet et le désignerait ainsi parfaitement. Les idéogrammes sont des traces voulues et créées par l'homme pour copier celles de la nature. Donc, après avoir appris à lire les traces laissées dans la nature, nous avons appris à lire des traces des pensées des autres.
Quant à nos lettres, elles ne sont pas non plus des formes arbitraires, ou abstraites, mais correspondent aux formes de la nature. Elles ressemblent aux contours que nous avions l'habitude d'utiliser pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Les choix étaient contraints par notre capacité de reconnaissance des formes visuelles.
C'est ce que décrivait dès 1839, Victor Hugo dans En voyage, Alpes et Pyrénées : « Avez-vous remarqué combien l'Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L'arbre est un Y ; l'embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y. (…) Toutes les lettres ont d'abord été des signes et tous les signes ont d'abord été des images. (…) La société humaine, le monde, l'homme tout entier est dans l'alphabet. (…) A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx ; ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui se serrent la main ; (…) ; C, c'est le croissant, c'est la lune ; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et l'architrave, toute l'architecture à plafond dans une seule lettre ; (…) X, ce sont les épées croisées, c'est le combat ; qui sera vainqueur ? on l'ignore ; aussi les hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les algébristes pour le signe de l'inconnu ; Z, c'est l'éclair, c'est Dieu. »
Jean-Claude Ameisen explique enfin qu'apprendre à lire, c'est renforcer tout ce qui est lié à sa propre langue, et oublier le reste : perdre l'équivalence en miroir pour distinguer le b et le d, ou le b et le q ; savoir prononcer les sons de sa langue et ne plus être capable d'articuler les autres… De même, nous apprenons à percevoir les différences subtiles au sein des visages de notre race, mais seulement celles-là. Alors les autres langues deviennent un bruit indistinct, un son comme « bar bar bar » ce qui amènera les grecs à appeler les étrangers des barbares, et les visages des autres races sembleront tous se ressembler.
Ainsi s'ouvrir au monde, c'est d'abord redécouvrir ce que l'on a perdu lors de son apprentissage initial, et redevenir capable d'apprendre que les autres sont aussi riches et singuliers…
(1) Émission du 11 septembre 2010, rediffusée le 1er janvier 2011
2) Émission du 18 septembre 2010, rediffusée le 8 janvier 2011
(3) Voir notamment « Se souvenir ou l'art de faire et refaire des puzzles en redécoupant des pièces et en en perdant »
(4) Publiée en 1944 dans Fictions
(5) Émission du 15 janvier 2011
(6) Voir « En Chine, on écrit pour se comprendre »
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