Trois éraflures
Le quotidien nous rattrape, presque tous les jours... sans être une fantaisie, ce texte est une distraction...
Il a dit quelque chose qui ne m'a pas plu, il a dit : « Venez, venez voir le travail que je fais, pour vous rassurer ».
Nous étions tous les trois dans son petit bureau, sombre et crade ; elle, à l'embrasure de la porte, moi tout près, prête à sortir et lui qui ne s'était pas assis pendant qu'il faisait le devis, se débarrassait de son fauteuil, contournait le meuble et voulait, de tout son cœur lui montrer ce qu'il faisait.
Elle, c'est une anglaise d'une bonne trentaine d'années, aux joues lisses et aux yeux clairs. Lui, c'est un garagiste, un carrossier , tout petit artisan à la santé précaire, qui n'a pas franchi le cap de l'apparence, et qui travaille bien, très bien.
En trois mots, il avait trahi beaucoup de choses : celle que j'ai retenue était son obséquiosité. C'est fou ce que les humbles recherchent la reconnaissance du bourgeois ! À se vautrer ; soudain j'ai regretté de l'avoir choisi.
Il venait de me faire un devis de trois cent quarante cinq euros, pour trois éraflures.
J'avais attendu un bon quart d'heure sur ce parking ou cinq centimètres de glissade, le temps de passer de marche arrière à marche avant, avait touché un pot de yaourt, issu des ateliers de Dédé aux troènes , garé à moitié hors de ses bandes ; il faut dire que j'étais toute entière dans la marche espagnole, et que l'abruti qui m'avait serrée de près avec son camion pourri m'empêchait de sortir comme d'habitude, d'une place de parking ressemblant à s'y méprendre à n'importe quelle autre place de parking. Puisque j'avais dû serrer les fesses pour m'enfiler dans ma voiture, j'aurais dû anticiper et partir en me tournant dans le sens interdit ! Bon, j'ai entendu un bruit, pas une déflagration non plus, j'ai remonté mon espace, et je suis allée voir. Comme je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où j'avais pu la toucher, mon regard a remonté le côté, et à l'avant, oui, j'ai vu trois éraflures ; tournant autour de l'objet noir à la tôle fine comme du papier à cigarette, j'ai vu que devant et derrière, de l'autre côté, il y avait un coin enfoncé et des éraflures aussi. J'ai réfléchi deux minutes et comme la bagnole était neuve, j'ai considéré qu'elle était assurée tous risques.
J'aime pas me sentir merdeuse, mais c'était le genre d'embrouilles que j'aurais bien voulu éviter. Je n'avais jamais entendu parler de quelqu'un qui, pétant un feu, enfonçant une portière, attendait patiemment le verdict. Je me résolus à agir comme tout le monde, non sans un pincement de culpabilité eu égard à mon intransigeante morale qui m'a toujours fait prendre mes responsabilités. Toute entière, à ce moment, tournée vers le risque de me faire insulter ou emboutir alors que je roulais, lentement il est vrai et ne passant pas inaperçue, dans le mauvais sens, devant m'arrêter derrière un maladroit qui faisait trois manœuvres pour s'enfiler dans sa case, je vis sur ma droite, sortir de nulle part entre les tôles impeccables des voitures garées, un rictus grimaçant et une bouche vociférante, regard tueur s'il avait pu ; je me dis « merde » voilà le proprio ! Je suis toujours très calme dans ce genre de situation, d'autant plus calme que l'autre est excité ; je me penchai pour ouvrir la vitre de la portière de droite et lui dis, dans un sourire, sûrement ironique mais pas feint : « Plaît-il ? » J'avais affaire au justicier en personne, un con de belge, payé par son roi, c'est sûr, pour faire régner la civilité dans notre royaume perverti de France.
Voilà que j'avais fait reculer la troène d'un mètre ; bon sang, que je suis forte, elle était carrément garée sur la voie alors ; c'est fou ce que les gens sont observateurs ! et j'ai reçu là la première leçon de civilité de ma vie !
Bon ben, tant pis, on va assumer ! J'ai reculé à toute berzingue pour me remettre en place, j'ai arrêté le moteur, j'ai mis France Musique, et j'ai attendu !
Je lui avais fait faire le tour de la guimbe, quand même, lui montrant comment elle était bien garée, je lui avais désigné la fourgonnette plus qu'à cheval sur la ligne blanche de mon emplacement à moi, je lui avais montré les estafilades qui ne me concernaient pas ; rien n'y fit ! L'extrême droite belge a de beaux jours devant elle avec des loulous comme ça.
Il remonta dans son gros 4X4 qui n'a jamais fait de 4X4, je remontais dans ma voiture qui, en dehors de sa longueur néfaste, est la merveille des merveilles. Je le guettais, qui attendait dans son tank et je n'avais qu'une envie : aller l'insulter. Un petit coup de clé le long de sa portière peut-être ?
J'étais aussi con que ma situation, et ce n'est pas confortable ; et puis, comme l'histoire traînait, il partit enfin. À ce stade, je m'étais déterminée à assumer, donc j'attendis.
Deux mecs à l'allure sympa arrivaient – était-ce eux ? Peu probable- avec plein de packs de bière dans les bras, ils me passèrent devant sans me voir et montèrent dans le camion tchèque qui m'avait coincée. Ah les salauds pensais-je, je ne peux même pas leur faire part de ma réprobation. Ils sont donc partis comme ils étaient venus, insouciants, innocents. Il faut dire que depuis que je lis Kundera, j'aime bien les tchèques.. et puis il y a Olivier, un pote qui me répare mes tronçonneuses, débroussailleuses et autres pompes à eau... alors, bonnes vacances !
Il n'y avait personne en vue, pourtant l'objet de tous mes délits cligna de l'oeil ; je n'ai jamais eu ça entre les mains et je suis peu avertie de toutes ces modernités, mais je savais quand même que cela voulait dire que le conducteur arrivait.
C'était une conductrice ; petite, nana, bien sous tous rapports, pas de signes particuliers. Je l'ai observée une minute avant de me manifester ; rien à signaler, une jeune femme qui ouvre son coffre, un peu empéguée entre son chariot et son môme assis dedans ; elle ne provoquait rien d'ordre émotionnel. J'ai compris dès qu'elle a ouvert la bouche qu'elle était anglaise ; j'ai un peu perdu mon anglais, c'est vrai, j'ai un peu la flemme de m'y remettre, mais, comme ça, à l'improviste, j'ai refréné mes mots ; après, avec le look que j'ai, je ne suis pas sensée parler anglais !
Il faut dire que je rentrais d'une après-midi aux chevaux ; non ce n'est pas le bagne, loin s'en faut, mais enfin, on transpire, on se salit, du vert aux genoux, des bouts de bois dans les cheveux, on a des poils partout et les ongles noirs quand on rentre du boulot.
Elle n'a pas regardé « les dégâts », elle a pris son portable et appelé son mec ; je ne comprenais pas tout, certes, mais l'essentiel, et, à ses réponses, j'ai compris qu'il s'étonnait que je sois là !! Le portable, le bébé, le caddy à vider, son mec, moi : pas de doute c'était une femme moderne.
Pendant que, m'oubliant, elle parlait à sa boîte dernier cri, une seule idée me vint en tête, obsessionnelle au point de me faire oublier tout le reste : si elle va au garage garantissant l'orthodoxie de sa race, je n'arriverais pas à lire le nombre de zéros derrière le 9 !Il me fallait me mêler de la destination de la blessée et m'aviser de n'être pas arnaquée ; je connais assez les mœurs de ces gens-là pour les avoir subis naguère, quand le garagiste, pour une portière froissée par nos soins, nous donna la note, elle atteignait 6000 francs ! Aïe ! « Ah bon, vous n'êtes pas assurés, mais vous auriez dû le dire ! » ; ben oui, on aurait dû. L'ordinateur coincé dans ma boîte crânienne arrive à fonctionner correctement d'habitude, sauf quand un virus de la pire espèce l'infeste : l'émotion.
Je n'arrivais pas à en placer une, non contente d'affecter une oreille sourde au français, l'autre était réceptive à son interlocuteur, sans compter qu'elle parlait beaucoup ; elle ne manifestait aucune sorte d'émotivité ; pendant ce temps, la môme dans son caddy me tendait son gâteau, tout machouillé : « May I give it to my dogs ? » ; elle sourit. Le mère ne m'avait pas entendue, de toute façon ma phrase n'offrait aucune présomption de bilinguisme ; alors, tout allait bien. Je suis remontée jusqu'à ma voiture et par la fenêtre ouverte j'ai tendu la friandise à ma grande ; comme d'habitude, la petite en était pour ses frais. Ces quelques pas m'avaient replacée, c'est vrai quoi, c'est insensée de rester à danser d'un pied sur l'autre en face de quelqu'une qui fait comme si vous n'existiez pas. Alors, j'ai réussi à en placer une, comme je l'avais entendu parler d'assurance, je lui ai donné l'assurance que ne n'en avais pas ; enfin pas pour ce genre d'accrochage, en réalité je paye une assurance qui me paraît chère et qui ne m'assure contre rien, juste m'acquitter d'une obligation et gaver les compagnies. Elle est très de son temps cette petite, je lui aurais annoncé que j'étais martienne, elle n'aurait pas été plus effarée ! No echrens ? No ! Incredible !
Je connaissais un petit garagiste carrossier espagnol dont on m'avait dit qu'il bossait bien et pas cher, et qui m'avait réparé une vieille Pigeot le millénaire dernier ; je lui proposai donc de l'y emmener.
Comme sur la route il y avait une pompe à essence -garage, j'étais persuadée qu'elle avait compris que nous irions là, quand j'avais tendu un bras découragé dans cette direction ; aussi, je roulais lentement pour lui prouver ma bonne foi quand je passai devant sans freiner. J'ai pris la route à droite, je ne regardais pas dans le rétro, je me disais qu'il ne manquerait plus qu'un gosse traverse à ce moment-là, je crois aux séries, à la fontaine je pris en biais et j'ai entendu klaxonner ; mais ce n'était peut-être pas elle. Je me suis arrêtée devant la grille branlante et mal fermée d'une villa à étage, d'un autre âge, mais tout semblait clos. J'avais à peine fait quelques pas dans la cour quand il sortit de derrière, en voiture ! Je ne le reconnaissais pas, mais ça ne pouvait être que lui ! Je lui expliquai ma petite histoire et il m'entraîna dans le bureau du début. La pièce, ou l'atelier qu'il fallait traverser pour s'y rendre, ne ressemblait à rien de ce que vous pouvez imaginer ; un vieux bus Volkwagen en attente de botox, dans des nuées de poussière, mais sans gras ; tout y est sec et sombre ; sûrement, cachée derrière une cloison, la cage à peinture, la salle d'opération, nickel. Cela fait sûrement plus de vingt ans que les vitres n'ont pas été faites, et maintenant que j'y pense, j'aurais pu me proposer pour lui faire son ménage. L'anglaise tardait dehors, toujours pendue à son téléphone et je me suis dit qu'elle avait la trouille d'avoir été entraînée dans un traquenard. Lui, avait dû voir son regard quand elle est entrée, pour vouloir la rassurer comme ça !! Elle a retrouvé son français pour expliquer qu'elle voulait que l'affaire se fasse entre lui et moi, disons qu'elle n'avait pas envie d'avancer l'argent ; là, c'est moi qui l'ai rassurée, avec un sourire compatissant bien qu'en y réfléchissant, il y avait peut-être autre chose dans ce sourire. Le devis en poche, je filai à l'anglaise en lui lançant qu'il m'appelle quand ça serait fait.
Ouf.
Pour aller le payer, je me mettrai sur mon trente et un, ce con, lui montrer que moi aussi je peux ressembler à une bourge si je veux ! Non mais !
En attendant, moi qui tremblais de devoir débourser cent euros ! Il faut assumer ses maladresses même s'il ne reste qu'un sentiment, non pas d'héroïsme ou de droiture, mais de malaise... deux jours plus tard, quelque part quelqu'un m'a niqué mon feu arrière, mais lui n'a pas rencontré le belge justicier ; quel dommage !
Ah, si j'avais pu lui répondre, quand il m'a dit qu'il avait ma plaque, c'est bien mon bon, attendez, mon assureur s'occupera de tout ! Sauf que ce n'était pas vrai et que l'histoire ne serait pas finie ! J'aurais encore passé des années au tribunal pour délit de fuite, déjà que mon casier a été déniaisé...
FIN.
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