Comme ce 18 novembre 1986, où il avait osé mettre en 1ère page le cadavre en sang du PDG de Renault assassiné, Georges Besse, le journal Libération n’a pu s’empêcher non plus de composer la couverture de son « Numéro spécial Haïti » du 14 janvier 2010, avec un leurre d’appel humanitaire soigné de la plus belle facture.
Une exhibition du malheur d’autrui savamment composée
On sait que ce leurre est efficace pour déclencher en cascade une série de réflexes et parvenir à ses fins. Par l’exhibition du malheur d’autrui, le réflexe inné d’attirance est d’abord aussitôt stimulé jusqu’au paroxysme de la transe du voyeurisme.
Ainsi un être a-t-il été choisi en gros plan pour remplir la page. On dit un être, car il est méconnaissable : c’est la première métonymie montrant l’effet du cataclysme qui détruit ses victimes au point de les défigurer. On ignore si c’est une fillette ou une jeune femme. Elle est engluée dans des gravats jusqu’aux aisselles ; seuls en émergent sa tête, ses épaules et ses bras tendus mais impuissants. Le cadrage est parfait, la photo originelle a été retaillée pour que le personnage remplisse le champ de la photo dans une mise hors-contexte de gravats qui permet de focaliser le regard sur ce symbole d’une vie fragile obstinée à persévérer dans l’être au milieu d’un chaos de béton armé déchiqueté. Le photographe n’a rien eu de mieux à faire en pareille urgence : on croit l’entendre dire à son sujet avant de prendre la photo : « Attention ! Ne bougez plus ! » Peut-être même s’y est-il repris à deux fois !
On ne peut, c’est vrai, trouver meilleure métonymie symbolique du séisme qui a détruit Haïti. Elle présente la partie pour le tout : une survivante dans les décombres représente toutes les victimes du séisme. Elle montre aussi l’effet pour la cause : la victime reste encore prisonnière des gravats de l’édifice écroulé. Ressortant par contraste sur sa peau noire, la poussière grise dont elle est recouverte renvoie au nuage de poussière soulevé dans l’effondrement du bâtiment. Le visage épuisé, la victime tend les yeux et les bras vers le lecteur, selon le procédé de l’image mise en abyme qui fait croire à une relation interpersonnelle : on reconnaît par intericonicité la posture de l’imploration.
La stimulation de la pulsion d’achat
C’est une question de vie ou de mort. Qui peut y rester insensible ? Un réflexe de compassion et d’assistance à personne en danger est immanquablement stimulé. Car on est bien en présence d’une victime innocente. Comment s’en désintéresser sans ressentir du même coup un sentiment de culpabilité ? Seulement, que faire ? La mise hors-contexte est totale : on ne sait ni de qui il s’agit, ni où cette victime se trouve ? Et puis elle et le lecteur sont à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Le but du journal, en fait, n’est pas ici de solliciter une assistance. Il est, par cette vitrine en couverture de ce « Numéro spécial Haïti », de promettre d’autres images en pages intérieures et donc de déclencher la pulsion d’achat du numéro spécial.
Un titre choisi pour désorienter ?
À cette même fin, le voyeurisme est aussi stimulé par le titre retenu, « Terre maudite », qui n’aide pas plus que l’image à comprendre ce qui arrive aux Haïtiens. Libération a choisi de ne pas faire dans l’euphémisme mais dans l’exagération la plus paroxystique de l’hyperbole et de s’adresser à l’irrationalité du lecteur. Serait-ce que l’ampleur d’une telle catastrophe autorise l’impropriété des termes ? L’expression laisse soupçonner des révélations toujours en pages intérieures sur un malheur absolu et prédestiné qui serait le lot d’Haïti. Est-il pourtant titre plus inepte sauf à croire à une mythologie qui vouerait les hommes et leurs terres à un destin inexorable ?
Même la dévastation d’Haïti ne justifie pas pareil jugement, du moins au 21ème siècle. Un tremblement de terre est un cataclysme inhérent à la structure de l’écorce terrestre constituée de plaques tectoniques toujours en mouvement. L’Histoire est une suite de tremblements de terre qui n’ont pas cessé de semer la désolation sur tous les continents à proximité des failles où les plaques entrent en conflit. Les hommes ont appris à vivre avec cette menace toujours présente dans certaines régions du globe, en s’en protégeant plus ou moins.
Et donc avant d’incriminer une quelconque et indémontrable malédiction divine, on doit s’interroger sur les raisons d’une destruction aussi massive des bâtiments dans Port-aux-Princes et ses alentours. Et là ce ne sont pas les dieux qu’il faut incriminer, mais les hommes ! Jamais des « Gouverneurs de la rosée », comme en rêvait le haïtien Jacques Roumain, n’ont été portés au pouvoir (1). Haïti est un pays que ses dirigeants successifs ont ruiné économiquement et humainement bien avant que le tremblement de terre ne le fasse. Les infrastructures du pays sont à l’image de cette incurie. Les dictatures les plus fantasques avec leurs escadrons de la mort, « les tontons macoutes », s’y sont succédés, comme celles des Duvalier, Papa Doc et son fils Baby Doc, laissant un pays exsangue. Et une nation attachée aux droits de l’Homme comme la France n’a pas émis d’objection pour accueillir Baby Doc quand il a été chassé du pouvoir en février 1986.
Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Un cataclysme est toujours pour les médias une aubaine : le leurre d’appel humanitaire est un des ressorts les plus efficaces à actionner pour capter l’attention et gagner en audience. De ce point de vue, Libération en a réussi un joli. Peu lui importe, semble-t-il, que la transe du voyeurisme recherchée soit activée par la croyance archaïque la plus obscurantiste qui soit en une malédiction familière des âges magiques de l’humanité ! Paul Villach
(1) Jacques Roumain, « Gouverneurs de la rosée », Éditions Les éditeurs français réunis, 1946.