Chronique pour y voir plus clair dans les Andes - suite (II/IV)
Suite promise du premier volet de ma chronique.
Un avertissement : cet article ne plaira pas à ceux qui considèrent que les Etats-Unis sont le mal absolu, les méticuleux organisateurs du chaos dans le monde et, qu’en revanche, le bolivarisme est le remake latino de la lutte de David contre Goliath.
La Colombie dans la géopolitique régionale.
Quelques rappels préliminaires : la Colombie est le seul pays d’Amérique du Sud à disposer de deux façades maritimes, l’une sur la mer des Caraïbes et l’autre sur l’océan Pacifique. Elle partage ses frontières terrestres avec cinq Etats : le Venezuela (2 219 km), le Brésil (1 645 km), le Pérou (1 626 km), l’Equateur (586 km) et le Panama (226 km).
Terre de guerres civiles sanglantes, la Colombie a en revanche un historique de cohabitation pacifique avec ses voisins. La dernière guerre remonte à 1932 (prise puis restitution de la ville de Leticia, sur l’Amazone, par les troupes péruviennes). Les quelques différends territoriaux persistants (avec le Venezuela, sur le golfe de Maracaibo et avec le Nicaragua sur l’archipel de San Andres et Providencia) n’ont jamais dégénéré en affrontement ouvert, malgré d’épisodiques poussées de fièvre (la dernière en date, avec le Venezuela, remonte à 1987). La cour internationale de justice est saisie du différend avec le Nicaragua, et a rendu en décembre 2007 un arrêt préliminaire plutôt favorable à la Colombie.
En bref, si l’on compare la situation objective de la Colombie par rapport à celle de ses voisins, il y a tout lieu de se réjouir du fait qu’elle ne suscite a priori pas de rancoeurs historiques. C’est une relative singularité dans la région. Sans les énumérer toutes, les frustrations territoriales et les inimitiés historiques ne manquent pas dans la région (Bolivie, Pérou, Argentine vs. Chili ou Equateur vs. Pérou par exemple pour l’Amérique du Sud ; Nicaragua vs. tous ses voisins en Amérique centrale, ou Mexique vs. Etats-Unis même si le temps a passé...). Le seul véritable dépit historique ressenti par les Colombiens concerne le Panama, perdu en 1903 contre quelques pièces d’or au profit des Etats-Unis.
Les difficultés rencontrées dans les relations normales entre la Colombie et ses voisins tiennent donc avant tout à la porosité des frontières, qui profite malheureusement plus aux trafiquants et resquilleurs de toutes catégories qu’aux manifestations désintéressées de la fameuse hermandad entre peuples latinos... Avant de juger avec mépris cette incapacité à tenir les frontières, ayons conscience que la Guyane française, avec ses 1 200 km de frontière amazonienne, est une vraie passoire, et que la légion étrangère et les « colos » d’élite n’y peuvent pas grand-chose !
Latinos et Gringos : Miami est à trois heures d’avion de Bogota. C’est une donnée essentielle. Cela fait des générations que des petites filles costeñas (i.e. de la côte caraïbe colombienne) sont appelées par leurs parents Usnavi, en clin d’œil aux bâtiments de l’U.S. Navy qui cabotent dans la mer intérieure américaine. La géographie ment rarement et l’influence des Etats-Unis est en Colombie comme dans tous les autres pays de la région, y compris les plus rétifs, prépondérante. Plus de 13 000 milliards de dollars de PNB pour les Etats-Unis, un peu moins de 3 000 pour l’Amérique latine et les Caraïbes. Sauf erreur de ma part, les Etats-Unis sont les premiers clients de chacun des pays américains (à l’exception de Cuba). Je me rappelle qu’au début des années 2000, alors que la présidence Pastrana finissait en charpie, de nombreux Colombiens se demandaient s’il ne faudrait pas se résoudre à espérer une annexion américaine ! Et pourtant, nos amis états-uniens sont et restent en Colombie comme au Venezuela ou au Nicaragua les gringos, voire les yanquis. Il y a là une vieille histoire compliquée, faite d’esprit colon partagé, d’admiration des Latinos pour la réussite matérielle de l’oncle Sam, de mépris pour son absence de culture indigène et pour son mélange de naïveté et de sans-gêne absolu. De l’autre côté, le gringo ne cache pas sa commisération pour le Latino querelleur, désordonné, bruyant, superstitieux. C’est la guerre des clichés, alimentés par le fait que les Latinos sont devenus la première minorité aux Etats-Unis, devant les Afro-Américains. Il y a pourtant des Américains réellement passionnés par leurs voisins latinos et, cette petite proportion dans un pays d’une telle vitalité suffit à faire des Etats-Unis le pays où l’Amérique latine est la plus et la mieux étudiée. On a beaucoup lu en Europe et ailleurs que Washington avait délaissé l’Amérique latine. C’est sans doute un peu vrai, mais cela ne change pas fondamentalement l’intimité complexe entre les deux.
Bogota et Washington : voilà notre axe du mal à la sauce du Monde diplo... L’un des torts les plus inexcusables de la Colombie, aux yeux de nos anti-Américains bon teint, est la relative cordialité qui a marqué la relation bilatérale colombiano-états-unienne dans l’histoire contemporaine. Non content de supporter ce si terrible boulet, Bogota a maintenu et amplifié ce partenariat stratégique déséquilibré alors que la région trouvait globalement, enfin, son chemin de Damas en portant la gauche au pouvoir. Atroce manque de clairvoyance. Certains, me dit-on, envisageraient même de retirer le droit de vote à ces affreux réacs ! Et tout ça par la faute d’Uribe, promu laquais d’honneur de l’Empire et disciple émérite de Bush. Sauf que :
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la plupart des gouvernements de gauche d’Amérique latine sont mille fois plus libéraux que notre bonne vieille UMP. Madelin serait jugé bolchevisant à Santiago du Chili... ;
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le cadre de la coopération en effet massive entre Bogota et Washington, le fameux Plan Colombia, a été conçu par le président démocrate Bill Clinton côté gringo et par le prédécesseur d’Uribe, Andrés Pastrana, qui, quoique conservateur, était partisan d’une négociation avec les Farc.
Alors, oui, la Colombie est aujourd’hui l’alliée la plus visible ou tout du moins la moins honteuse de Washington, même si les deux principales bases de l’armée américaine se situent au Honduras et en Equateur. Cette exclusivité n’était pas spécialement désirée par Pastrana, qui voulait impliquer l’Europe dans son plan multi-dimensionnel pour la paix. Mais l’Europe, quand il faut mettre la main au portefeuille ailleurs qu’en Afrique, sait brandir la doctrine Monroe... Pour finir, nul n’ignore que la reconnaissance étouffe rarement l’intelligentsia américaine et que Bogota ne jouit d’aucun traitement de faveur par rapport à ses voisins en matière migratoire ou commerciale (le traité de libre-échange suscite de vives oppositions des démocrates, surtout en période de campagne électorale).
Diplomatie continentale et « pudeur » latino-américaine : la Colombie a développé au cours de son histoire un certain isolement régional, lié à son absence de conflits de voisinage et à son manque d’ambition de puissance. Il se trouve qu’elle ne s’est jamais trouvée dans l’une des deux cases de l’histoire contemporaine de la région (dictature anti-communiste ou dictature pro-castriste) et ne s’est donc pas illustrée en matière diplomatique ou idéologique. Ses convulsions intérieures l’ont tout entière accaparée. En proie à d’autres soucis, ses voisins se sont bien gardés de susciter une internationalisation des conflits colombiens. La drogue aurait pu changer la donne. Le fameux « balloon effect » entre la Colombie, le Pérou et la Bolivie, qui traduit un déplacement des cultures de coca d’un pays à l’autre quand la pression se fait trop forte sur le premier aurait pu amorcer une coopération régionale moins déclaratoire et plus opérationnelle. La globalisation très tôt maîtrisée par les barons de la drogue, incluant la mise en place de réseaux internationaux complexes et l’achat de complicités bien au-delà des frontières colombiennes n’a pas non plus décillé l’Amérique latine, tout au pansage de ses plaies diverses (dictatures finissantes, premiers plâtres d’une libéralisation économique beaucoup trop rapide). Et puis, ces dernières années, il faut bien avouer que le Brésil, décidé à cesser d’être une grande puissance de demain pour en devenir une d’aujourd’hui, n’a pas vu que des inconvénients aux soucis de Washington en Colombie. Quoi de mieux qu’un enlisement pour que les Etats-Unis actent leur incapacité à régler, au XXIe siècle, un conflit en Amérique du Sud ? C’est une cause du silence étourdissant de la diplomatie brésilienne jusqu’à ces dernières semaines dans ce dossier, qui est pourtant le principal abcès régional. Une autre cause, partagée par d’autres gouvernants sociaux-démocrates, est la nécessité de ménager, à moindres frais, une aile politique de gauche radicale dont ils ont besoin. Et c’est encore trop demander aux crypto-communistes brésiliens, chiliens ou argentins que de leur faire condamner sans bémol les Farc. D’autant plus que celles-ci ont arrosé... Et l’on arrive aux discussions gênées au sein de l’OEA, puis du groupe de Rio.
La suite au prochain épisode (c’est l’heure d’Ugly Betty, la version gringa de la géniale telenovela colombienne Betty la fea) ! En attendant, je vous recommande vivement la lecture de cette magnifique synthèse de Latin Reporters.
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