Gilets Jaunes et journalistes
À la suite de la manifestation des Gilets Jaunes le 17 novembre sur les Champs Elysées des journalistes ont fait état de réactions de mauvaise humeur voire d’agression à leur endroit de la part des Gilets Jaunes, à Paris mais aussi sur les barrages en Province. Sur Facebook on a pu voir un message avec une vidéo d’une jeune journaliste qui se plaignait d’avoir été mal accueillie, d’avoir reçu des crachats et avouait avoir eu « la peur de sa vie », toutefois à aucun moment elle ne montrait d’image de « l’agression ». Ailleurs, plus solide comme preuve, nous avons pu voir un journaliste de BFMTV se faire casser un œuf sur la tête et essuyer quelques lointaines volées de gilet jaune… Était-ce suffisant pour que les journalistes publient un message sur Facebook appelant à boycotter les manifestations de Gilets Jaunes ? Certainement as et ce message est vraisemblablement à classer parmi les infos (fake new), pour autant il ne faut pas négliger le malaise qui s’est installé entre les Médias plus particulièrement télévisuels et les Gilets Jaunes.
Comme l’a montré Pierre Chartier dans ses travaux de recherche il y a une surreprésentation de la violence dans le discours médiatique qui donne l’impression aux protestataires que les journalistes ne s’intéressent ni à leurs problèmes ni même à eux. Chacun qui a suivi avec attention la journée du 17 novembre a pu faire ce constat notamment en étant à l’écoute de BFMTV et de France Info. L’accent était mis sur la violence et sur une sorte de désinformation de la réalité du mouvement organisée autour de la communication des seuls chiffres de participation donnés par le Ministère de l’Intérieur. Quiconque regardait les images se rendait bien compte que la participation, tant sur les Champs Elysées que sur les différents points de rassemblement, dépassait les chiffres donnés. Il ne s’agit pas de dire là que les journalistes seraient inféodés au pouvoir ni même qu’ils seraient malhonnêtes plus simplement comme l’écrit Pierre Chartier « les journalistes qui couvrent une manifestation produisent un discours déterminé moins par ce que qui se passe sous leurs yeux que par les stéréotypes et/ou les prénotions qu’ils ont du groupe manifestant et qui conditionnent leur perception des faits. » L’illustration de ce phénomène peut être donnée par trois exemples.
Le premier c’est lorsque Christophe Barbier, dans la lignée du prix Nobel d’économie Jean Tirolle, explique que le fond du problème pourrait être dans la méconnaissance des règles de la macroéconomie par les Gilets Jaunes. Comment à partir d’un tel présupposé peut-on comprendre la réalité de la situation ? D’abord le présupposé est partiellement faux, il y a des Gilets Jaunes qui comprennent la macroéconomie et même qui l’ont étudiée, d’autre part la macroéconomie vue depuis un studio de TV parisien n’est pas gage d’une vérité ni économique ni sociale. Enfin si la macroéconomie ne se décline pas en une microéconomie « bienfaitrice » cela voudrait dire que les Hommes ne comptent pas dans les politiques gouvernementales.
Le deuxième exemple se trouve dans la frappe néolibérale du spécialiste « économie » de BFMTV : Emmanuel Lechypre qui à longueur d’émission y compris lors des tables rondes relatives aux Gilets Jaunes ressasse la responsabilité du SMIC comme créature du chômage. C’est sûr, les manifestants qui ne bouclent plus leur fin de mois, voire qui ont un « mois » qui s’arrête le quinzième jour et qui ne mangent que des nouilles durant les quinze jours restants, sont tout à fait prêts à entendre ce discours qui ne repose que sur un parti pris théorique. Car l’impact social et économique du SMIC n’est pas si simple que semble l’énoncer Monsieur Lechypre (qui ne gagne pas le SMIC) avec une conviction qui frise le sectarisme. J’invite à lire sur Agoravox ce billet, pas scientifique diront certains mais l’économie n’est pas une science, « SMIC : Argumentaire et Contre-Argumentaire » [1]. Plus scientifique, on pourra aussi lire l’ouvrage de Pierre Cahuc et René Zylberberg « Le chômage, fatalité ou nécessité » qui a remporté le prix Européen du livre d’économie en 2004 et dans lequel les auteurs écrivent notamment : « L’imposition d’un salaire minimum a un impact positif et durable sur l’emploi », « Une hausse du salaire minimum peut augmenter le nombre d’embauche si l’employeur a un degré de contrôle. Chacun se fera son idée de la question mais comprendra que les éructations ultralibérales d’un journaliste n’expliquent en rien la situation des Gilets Jaunes et ne peuvent que contribuer à ce qu’ils se croient discrédités par ce journaliste.
Le troisième temple est celui de Cécile Danré, journaliste au service « police-justice » de BFMTV, qui dans l’émission du matin le 30 novembre, en prévisions de supposés incidents pour la manifestation du 1er décembre vint nous faire une description des audiences en comparution directe auxquelles elle a assisté, son message venait en appui aux descriptions apocalyptiques des violences commises lors des manifestations qui obligent les commerçants à protéger, à bunkériser leurs boutiques ; ces démonstrations oublient de parler de la multitude de manifestations qui se sont déroulées sans incident laissant ainsi croire qu’il n’y aurait pas de manifestation sans violence. Organiser l’information à propos des manifestations principalement autour de la violence corrobore ce qu’écrit le philosophe Yves Michaud[2] : « La violence, qui vient interrompre le cours normal des choses, est un objet idéal pour les médias qui consomment essentiellement des faits divers et du sensationnel. […] Présentée sous le signe de la transparence, la violence est montrée dans les pays démocratiques sous la forme de clichés et de stéréotypes où les formes de la fiction contaminent et, de plus en plus, modèlent celles de la réalité ». Pour prouver la réalité de l’interprétation sensationnaliste des faits organisée et perpétrée par les journalistes, Cécile Danré nous parla des interpellés qui possédaient « des marteaux, des clous de 7 cm… » dans leur sac. Bien qu’elle n’en apporte aucune autre preuve que son discours, elle oublie, a contrario du journal Le Monde du 27 novembre, de nous parler de l’autre face de la situation : celle des Gilets Jaunes interpellés seulement au profit de la démonstration de force des policiers, car chacun sait que pour le ministère de l’intérieur il faut des interpellations pour montrer des « têtes de malfaisant » au public. Ainsi à aucun moment sur BFM n’a évoqué ces cas (pris parmi d’autres » : « Il vit en Ardèche, dans un camion. « En fait, je suis woofer sur un petit terrain. Je paie pas d’électricité en échange de quelques travaux. Le pavé, je l’ai ramassé parce que là, je fais une formation de tailleur de pierres. Et le couteau, c’est une question d’habitude, je me lève le matin, je mets mon pantalon et mon couteau dans ma poche. » Condamné à deux mois avec sursis pour port d’armes. », et « Pas venu casser du policier ! », Le suivant portait, lui aussi, un couteau, un Opinel. Il a 26 ans, il vient de Thonon-les-Bains, en Haute-Savoie. « Détenir une arme de catégorie D est une infraction », lui explique solennellement la procureure. Le prévenu hausse les épaules. « Vous savez, chez nous, tout le monde a un Opinel sur soi. Je vais pas me défendre de ça. » Il avait aussi une matraque dans son sac. « Je l’ai ramassée par terre, je voulais la ramener en souvenir. Je suis conseiller financier, je suis pas ne suis pour casser du policier ! Je voulais juste exprimer mon mécontentement. » Et à part Mediapart qui sur les télés a évoqué le cas de Gabriel, 21 ans, « Lundi soir, Gabriel, un jeune de 21 ans venu en famille au rassemblement des « gilets jaunes », a subi sa troisième opération après avoir été grièvement blessé par l’explosion d’une grenade, avenue Franklin-Roosevelt, vers 18 heures samedi. « J’avançais avec ma fille et ma nièce, on était en train de discuter, et mes deux fils et mon neveu nous suivaient, lorsque la grenade a explosé, raconte la mère de Gabriel, jointe par Mediapart. A priori, des gens levaient les mains en l’air devant la police. Alors que nous avancions, les garçons ont vu un truc tomber. Ils se sont baissés, mais Gabriel a pris la grenade pour protéger son frère et son cousin. Aussitôt après l’explosion, j’ai vu Florent venir vers nous en portant Gabriel. J’ai vu mon gamin avec la main arrachée. J’ai vu les os de sa main. C’était comme dans une guerre. Et alors qu’il était blessé, on s’est encore fait bombarder de lacrymogènes. »
Alors les journalistes ne peuvent être vécus que comme des ennemis ou des colporteurs de la propagande gouvernementale. En aucun cas les Gilets Jaunes ne peuvent voir dans le discours des journalistes qu’ils sont entendus, écoutés, compris ou simplement pris en considération. Ces journalistes-là, parce qu’il faut répondre à des impératifs d’une production d’images fortes, ont perdu toute éthique de la profession et ils sont rejoints, dans une démarche inconsciente devenue une manière de faire son métier, par une kyrielle d’éditorialistes qui, comme le dit le sociologue Gérald Bronner, cèdent au biais de la conformation « qui nous fait préférer les informations flattant nos propres croyances ». Ce faisant le journalisme n’est plus une œuvre de communication des faits pas plus qu’un tremplin d’explication pour aider les gens à se forger leur propre opinion, les médias transmettent « un kit de bonne pensée ». On oppose la bien-pensance à la pensée malveillante, et ce n’est pas dû à une quelconque malhonnêteté des journalistes, la cause doit être recherchée sur ce qu’est la télévision et l’information en continu, mais aussi dans le fait que les journalistes ne connaissent pas, quand ils ne méprisent pas dans un grand mouvement d’arrogance, les gens comme ici les Gilets Jaunes.
Il y a une immédiateté réactionnelle, à la fois affective et sensationnaliste, très liée à l’ambiance sociale générale, qui ne conduit pas à l’analyse des faits et des situations et qui est sclérosante pour le développement d’une pensée rationnelle et surtout analytique. Comment pourrait-il en être autrement alors que Mark Thompson écrit : « Nous devons continuer à décrire le monde tel qu’il est et pas tel que nous pensons qu’il devrait être », mais il ne faut pas non plus ne le voir que comme on voudrait qu’il soit. Or un observateur voit à partir de ce qu’il est et en fonction de ceux vers qui il portera le résultat de son observation, comme l’évoquait Margaret Sullivan, éditorialiste au New York Times, au lendemain de l’élection de Donald Trump : « Les journalistes, diplômés, urbains, et pour une bonne part, libéraux, sont encore susceptibles de vivre et travailler dans des villes comme New York, Washington ou sur la côte Ouest. Et bien que nous nous soyons tous rendus dans les États les plus favorables aux Républicains, ou que nous ayons interviewé des mineurs ou des chômeurs de l’industrie automobile dans la Rust Belt, la région ouvrière du Nord-Ouest des États-Unis, nous ne les avons pas pris au sérieux. Ou pas suffisamment ».
L’honnêteté pour le journaliste c’est d’aller voir au-delà de l’image première et surtout au‑delà de ses présupposés, Faute de cela, ne nous étonnons pas que les gens, les Gilets Jaunes notamment, n’accordent que peu de crédit à la presse et aux journalistes.
[2] Yves Michaud, La violence, 2004, Que Sais-je ?
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