Au-delà de la délinquance...
Les problèmes actuels de délinquance dans les quartiers dits « difficiles » font partie des sujets phares des médias, de la sociologie, et des débats politiques. Il est nécessaire de prendre conscience qu’ils sont la face visible d’un mal-être apparaissant aussi sous d’autres formes, le stigmate d’une souffrance ingérable d’une partie de la population française.
En effet, aux causes généralement évoquées à propos de la délinquance - la vie quotidienne dans les quartiers, la stigmatisation, le chômage - s’ajoute fréquemment une souffrance identitaire plus enfouie, liée à des problématiques interculturelles.
Une forte proportion des habitants des "quartiers difficiles" est d’origine étrangère et les "deuxième", "troisième", voire "quatrième" générations, issues de l’immigration maghrébine et africaine principalement, font aujourd’hui les frais des souffrances endurées par leurs parents ou grands-parents qui ont vécu l’exil, le travail à l’usine et la précarité, parfois licenciement et chômage ; avant cela souvent la misère, la guerre. Les traumatismes se transmettent de façon silencieuse aux descendants et engendrent des difficultés psychiques profondes, qui plus est quand les souffrances ne sont pas exprimées, ce qui est bien souvent le cas dans des familles où la distance entre parents et enfants est creusée par le décalage culturel, éducatif.
Il nous faut revenir sur les processus à l’origine de cette
problématique identitaire. Toute personne migrante ou descendant de
migrants se retrouve à un moment donné face à ces questionnements :
Qu’est-ce que je maintiens de ma "culture d’origine" ? Qu’est-ce que je
maintiens de la culture du pays où je vis ? Quatre formes de réponses
étant possibles* :
- L’intégration : je maintiens certains éléments de ma culture d’origine et certains éléments de la culture du pays où je vis.
- L’assimilation : je privilégie le maintien de la culture du pays où je vis.
- La ségrégation : je privilégie le maintien de ma culture d’origine.
- La marginalisation : je rejette ma culture d’origine et la culture du pays où je vis pour me créer une culture tierce.
Toute migration n’est pas synonyme de perte de repère, quand la situation est bien gérée elle est bien sûr source d’enrichissement. Les travaux en psychologie sociale montrent globalement que la stratégie d’intégration est la meilleure pour l’équilibre psychologique. En effet, pour éviter un clivage des deux parts de son identité, l’enfant de migrant doit inventer des "stratégies de métissages"**.
Cependant, quand on entend parler "d’intégration" en France, c’est en fait plutôt à l’assimilation que l’on fait référence. Depuis les années 80 (notamment l’affaire "des foulards de Créteil"), l’Etat français s’est efforcé de définir les bases doctrinales d’un "modèle français d’intégration" autour des grands principes de laïcité et d’égalité. Si, dans le discours, les individus d’origine étrangère sont autorisés à conserver des éléments du pays d’origine, peu d’espace est accordé pour cela, notamment à l’école qui propose un modèle normatif d’apprentissage et fait référence à "nos ancêtres les Gaulois".
L’intégration ou l’assimilation vont être facilitées quand l’enfant de migrant se trouve dans un milieu respectueux de ses origines, de sa famille. Si aux questionnements identitaires, la société répond par la discrimination, le racisme, et qu’en plus le sentiment d’être différent est renforcé par le fait de vivre dans des quartiers "au ban" de la société, perte de repères et problématique identitaire douloureuse vont émerger.
Une partie des jeunes, se sentant rejetée par la France, et ne se retrouvant pas non plus dans les valeurs et le mode de vie plus traditionnel des cultures d’origine, va opter pour une marginalisation. La création d’une culture de la banlieue, avec des rapports interindividuels durs, une certaine légitimation de la violence leur permet aussi d’avoir un cadre pour laisser éclater une agressivité qui trouve ses racines dans une souffrance psychique profonde. Ainsi, une minorité, il faut le préciser, va s’inscrire dans le rejet de la société, de ses normes et de ses lois et va l’exprimer par des actes de délinquance. Au-delà de ces problématiques rencontrées par une minorité de jeunes, bruyantes et médiatisées, il est nécessaire de prendre conscience d’une souffrance autre et d’une fragilité qui peut exister chez les migrants ou leurs descendants.
Il y a là une question de santé publique, comme on peut le voir concernant les mariages forcés où un nombre très important de jeunes filles se retrouvent dans un désarroi les menant à la fugue, à la consommation de drogues, jusqu’au suicide parfois. D’après le rapport 2003 du Haut Conseil à l’intégration*** : "plus de 70 000 adolescentes seraient concernées par des mariages forcés en France", c’est-à-dire effectivement mariées (il faut préciser que cela peut être de façon coutumière ou religieuse et non civile) ou menacées de l’être.
Il faut se préserver de deux écueils qui font que l’on évite de s’attarder sur ce problème : prétendre que ce sont des choses normales dans les pays dont les personnes concernées sont originaires, ce qui aboutit à un déni du désarroi des jeunes femmes et du risque important sur le plan psychique et même vital qu’il y a pour elles ; stigmatiser les personnes qui commettent ces violences, en effet le contexte migratoire et social cristallise pathologiquement certains comportements touchant à la famille. Le mariage entre personnes issues d’une même communauté symbolise la préservation des normes et valeurs, le non-respect de ce principe la rupture. C’est en général le père qui est menacé par cette inscription car c’est toute la question de sa descendance et de la perpétuation de la culture d’origine qui est menacée, qui plus est dans un contexte où sa position autoritaire traditionnelle est souvent remise en question par sa situation sociale (chômage, travail dévalorisé, mauvaise maîtrise de la langue française). Il y a là de tels enjeux que le père de famille peut décompenser sous forme de névrose traumatique ou de dépression grave.
Dans de nombreux cas, les jeunes issus de l’immigration font par eux-mêmes le choix d’un conjoint de la même origine qu’eux. Cependant, un mariage forcé avec une personne de la même origine, voire même résidant au pays d’origine, va venir arrêter les possibilités d’invention de stratégies de métissage souvent recherchées, et va engendrer une angoisse de voir le lien à la culture française se rompre totalement. Souvent, les jeunes filles n’ont d’autre choix que rompre même provisoirement avec leur famille pour éviter des violences voire un aller simple "au pays", ce qui entraîne un placement à l’Aide Sociale à l’Enfance. On voit bien dans les cas de mariages forcés que si l’adolescente est coupée de sa famille, le processus créatif de construction d’une identité métissée ne sera pas plus possible que si le mariage avait été conclu. Elle ne se retrouvera en lien qu’avec la culture française. On peut à ce propos remarquer que des travaux en psychologie montrent que les comportements déviants sont nettement moins courants parmi les jeunes issus de l’immigration qui ont gardé une relation dense avec leur famille et qui ont une perception positive des valeurs de leur culture d’origine. Si le mariage forcé est conclu, on voit fréquemment apparaître conflits et violences conjugales, et l’issue est souvent le divorce avec tout ce que cela engendre de marginalisation pour la femme.
Le problème des mariages forcés apparaît donc comme une illustration d’un dysfonctionnement grave dans l’intégration des personnes d’origine étrangère. Nous pourrions également évoquer le repli religieux, qui bien souvent dépasse la pratique parentale pour prendre une dimension identitaire manifeste.
*Berry, J. W. (1989). « Acculturation et adaptation psychologique ». In J. Retschiski, M. Bossel-Lagos & P. R. Dassen (Eds), La Recherche interculturelle, Tome 1, Paris : L’Harmattan, 135-145.
**Moro, M.R. (2002). Enfants d’ici venus d’ailleurs. Naître et grandir en France, Paris : Syros/La Découverte
***Haut Conseil à l’intégration (2003). Le Contrat et l’intégration. Rapport 2003. La documentation française.
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