Entre le front du refus et le miroir aux alouettes
Comment garder l’envie d’agir quand l’inertie se mêle à la religion de l’acquis pour enliser les projets ?
L’action et le mouvement sont la vie même. Appliquée à l’entreprise, aux administrations, aux mouvements solidaires, aux formations politiques, aux forces armées, aux universités, à l’art…cette affirmation ne fait que se vérifier et pourtant…
Observez autour de vous, écoutez la radio, regardez la télévision, lisez la presse, surfez sur le bouillonnement d’Internet…et constatez : le mouvement, le changement, la réforme sont perçus par beaucoup comme une agression. Agression contre un univers borné par des jalons auxquels on s’est habitué, contre des processus connus, répétés et, cela aidant, rassurants. On préfère le simulacre de sécurité au bord du gouffre à une remise en cause exigeante. Croire au ciel bleu au lieu de rallier un port malgré l’avis de tempête.
Paradoxalement, les partisans de l’immobilisme trouvent des alliés naturels chez ceux pour qui le mouvement est une fin en soi. Agités des restructurations, adeptes simplistes d’un Schumpeter revisité et de sa théorie de la destruction créatrice à laquelle ils n’hésitent pas à mettre le turbo pour peu que cela corresponde aux exigences du patron qu’il soit actionnaire, ministre ou simple chef de bureau. Ceux là condamnent par leur frénésie ce qui doit rester un réflexe vital, salutaire : l’adaptation pour survivre.
Une évaluation empirique des effectifs de ces deux camps donnerait une large majorité aux partisans de l’immobilisme et des sentiers battus. La vie sociale française en est une magistrale illustration. Peu importent les évidences démographiques, environnementales, financières, concurrentielles, internationales, l’énergie s’investit pour préserver les acquis de terroir alors que l’urgence commande de voir large. Les frénétiques du mouvement eux même, malgré leur discours offensif, recherchent la certitude sans jamais se l’avouer. La certitude, dans l’inconnu, vient souvent de l’opinion dominante. On y adhère en lui donnant des airs rebelles, on se glisse dans l’ornière en feignant de faire du hors piste. Le clonage des comportements est travesti en créativité. La fiction l’emporte sur le réel. Suivons, mais feignons l’audace ! Comme pour ces apprentis sorciers qui ont jeté la poudre de leurs succès éphémère aux yeux de leur génération médusée. Leurs dirigeants dépassés ont validé les vertus du Nintendo financier en versant aux joueurs des primes indécentes. Comment être banquier aujourd’hui (enfin, hier !) et ne pas avoir son écurie de gamins surdoués ? Si tout le monde le fait, c’est qu’il faut le faire. Presque une question de standing. Comme pour la bulle Internet et bien d’autres avant. L’aventurier des villes n’est souvent qu’un mouton frileux qui se contente de parler des grands espaces en tremblant de peur de s’y retrouver un jour. Lui aussi, comme l’épargnant, finit par se faire tondre, pour ne pas savoir apprécier les vrais risques.
Comment dans ces conditions avancer, progresser, innover, construire entre le front du refus et le miroir aux alouettes, entre les phobiques du risque et les sectaires de la précaution. Car il ne faut pas se leurrer ; évoluer est la seule solution pour se ménager des lendemains qui, à défaut de chanter, limiteront au moins les pleurs. Évoluer dans nos modes de vie, de production, de consommation, de relations aux autres…Aux armes, citoyens, les autruches munichoises et les cigales environnementales sont à bouter de toute urgence hors de leur univers de nuisance.
Oublions tout de suite les méthodes savamment apprise dans les écoles de commerce où concoctées par des gourous. Ces derniers aussi se rallient aux croyances révélées du moment. Même s’ils prétendent avoir les avoir inventées. Leur seule fonction est d’apaiser provisoirement les dirigeants les plus fragiles en leur offrant d’illusoires kits de réussite.
Concentrons nous plutôt sur le réel, celui du sang et des larmes, comme disait Churchill, pendant les heures noires, en menant son pays vers la victoire.
Un premier constat. Les innovations viennent rarement du sommet. Il n’est pas question ici de ces restructurations guidées par le dogme managérial ou la chasse aux coûts, mais de démarches qui, au-delà de l’application aveugle de recettes standard de gestion, font franchir une étape qualitative à la collectivité : renouvellement des méthodes de management, renforcement du processus de prise de décision, valorisation de l’intelligence économique, optimisation dans l’emploi des systèmes d’information, recours à de nouvelles technologies, entraînement collectif à la gestion de crise, nouvelle conception du travail, du savoir… C’est aux lisières du monde de l’action et de la sphère de la réflexion que se conçoivent les évolutions les plus judicieuses. A tout le moins, pour que cette charnière fonctionne bien, les dirigeants ont besoin d’une solide expérience de terrain et d’une authentique capacité à déléguer. Sans cela la tête est stérile, livresque ou focalisée sur le jeu des petits pouvoirs. C’est parmi les meilleurs capitaines que se recrutent les bons généraux, c’est parmi les femmes et les hommes ancrés dans le réel social, économique et humain que doivent se distinguer les dirigeants.
Second constat, le bon projet irrite le mauvais patron s’il ne vient pas de lui. Constat qui ne cesse de s’imposer dans les ministères, les entreprises et les structures en tous genre où la première étape du dit projet consiste souvent à convaincre le décideur qu’il en est, en fait, le seul et unique initiateur. Hommage lige au seigneur et maitre. Rien de nouveau sous le soleil.
Troisième constat, si d’aventure les dirigeants soutiennent le projet, ce sont les pairs qui se déchainent : jalousie, conservatisme (encore lui), jeux des ambitions personnelles, stratégie de positionnement, la liste s’allonge des opposants, déclarés ou tapis dans l’ombre, que l’émergence d’un projet mobilise. Le terrain devient alors glissant, miné, à la limite du praticable. La rumeur enfle au moindre décalage de calendrier, à la première difficulté technique, sur le thème « je vous l’avais dit, ce projet n’est pas viable ». La capacité à enliser les projets du voisin est souvent inversement proportionnelle à celle des intéressés à bouger ce sur quoi ils s’assoient. Si l’énergie déployée à contrer les projets des autres pouvait être transformée en électricité, les centrales nucléaires seraient fermées définitivement.
Quatrième constat, les autres partenaires internes, les collaborateurs, sont dans l’expectative. Pour eux, la vie est ailleurs. Pourquoi s’impliquer dans cette pétaudière, rajouter des problèmes à ceux du quotidien, alors qu’il y a tant à faire ailleurs et, surtout, tellement de coups à encaisser si l’on prend parti. Fatalistes ou réalistes, ils évitent d’entrer dans les zones de turbulence pour préserver leur emploi ou éviter le placard.
Quand au monde externe, lieu d’un mouvement brownien, on y enterre chaque jour les idées simples. C’est pour çà qu’on ne l’aime pas ! L’enfer, c’est les autres !
Face à de telles perspectives, les tempéraments peu trempés se défilent. Éviter le mouvement à tout prix, sauf à bénéficier d’une aile protectrice de bonne envergure, et dans ce cas, bouger uniquement sur ordre.
Sans exclusive de milieu, et à quelques exceptions près, le mode normal de fonctionnement est donc le dysfonctionnement. Peu de mouvements harmonieux. Rien que des soubresauts, des obstacles, des fossés humides, des planches savonnées et quelques peaux de bananes. C’est le gros temps assuré, les quarantièmes rugissants, voire, les cinquantièmes hurlants, quant les opposants sont dans la rue ou les assemblées générales. De quoi démolir le meilleur des plans de carrière élaboré sur les bancs de nos grandes écoles. Danger !
Pourtant, dans la tempête, il y a quelques skippers qui tiennent la barre et assurent le cap. Égrener un palmarès des dirigeants n’aurait pas grand sens. Ce sont leurs collaborateurs et eux seuls qui peuvent leur reconnaître cette qualité. D’autant plus que le regard public se porte sur les ténors de la politique, de l’économie, alors que le tissu social s’anime principalement autour de petits entrepreneurs, de responsables locaux, d’officiers, de managers intermédiaires dont les responsabilités relèvent souvent de l’apostolat. Ce sont eux qui mènent l’action, prennent les risques, donc les coups, sans espoir de parachute doré.
Soldats d’une bataille pacifique dédiée au bien commun, on se demande d’où proviennent leurs ressources, quelles sont leurs références, où est cachée la force qui les empêche de baisser les bras. Il faut croire qu’il n’y a pas de fatalité.
Depuis la nuit des temps, la gestion des affaires humaines relève de l’univers complexe. C’est un truisme de souligner que cette complexité ne fait que s’accentuer sous l’effet de la multiplication des acteurs, de l’imbrication des technologies, de l’interpénétration des cultures. Le monde n’est pas simple, il faut en prendre acte et accepter de s’insérer dans une dialectique des volontés où il n’est pas anormal de ne pas avoir toujours le dernier mot. Le vivant a du relief, des odeurs et des couleurs ! Il faut l’aimer comme çà ou s’enfermer dans un bocal de formol.
Premier élément à retenir : admettre de raisonner en environnement complexe avec ce que cela comporte d’intégration de facteurs divers, d’instabilité, de ruptures, mais aussi d’opportunités. En contrepartie, les opinions définitives autant que radicales doivent être démonétisées. Mort du YAKA et de la démagogie. Il faut apprendre à aborder intelligemment le complexe. Laissez tomber le journal de vingt heures et écoutez plutôt les débats de France culture.
Deuxième élément : ne jamais oublier que le but ultime de l’activité est d’améliorer la condition humaine. A ce titre, l’individualisme est fréquemment présenté comme une entrave au progrès collectif. Erreur ! Les gens ont besoin de gagner de l’argent pour vivre, de vivre leurs rêves et leurs ambitions. La perspective d’une amélioration de leur situation personnelle, de leurs revenus stimule leur imagination et peut les rendre créatifs, entreprenants. C’est le moteur de la vie sociale. Mais ils ont besoin aussi et surtout de reconnaissance, de respect et, oserait-on le dire d’amour. C’est pourquoi il existe une armée de réserve qu’il est possible de mettre au service du mouvement et de l’innovation : ceux qui se blottissent dans les coins pour éviter les dégâts collatéraux des guerres de pouvoir. Ils représentent un potentiel extraordinaire dès lors que l’on fait l’effort de les associer et de mettre en valeur leurs initiatives, leur expérience, leur jugement. Les bons dirigeants le savent et misent sur eux. Ils leur donnent la reconnaissance, la dignité et obtiennent en retour la fierté de leur sentiment d’appartenance. Une communauté humaine se crée alors, solidaire et entreprenante. Mais pour cela, il faut garder l’œil rivé sur le cœur des Hommes plus que sur des séries glacées d’histogrammes. Il est plus important d’investir dans le choix des Hommes que de rester le nez collé à une courbe que l’on souhaite éternellement en ascendance exponentielle. La crise financière nous le rappelle sans ménagement. Savoir choisir et fidéliser ses collaborateurs est la qualité centrale du dirigeant. A l’opposé, miser sur des prédateurs égocentriques ou diviser pour régner sont la preuve patente d’une impuissance managériale.
Troisième élément : pour faire la jonction entre les deux précédents, il faut accepter de travailler en environnement instable, voire hostile. Les feux croisés qui s’abattent sur les réformateurs, les meneurs de projets, n’ont aucune chance de disparaître définitivement. Qu’on se le dise. C’est dans la nature humaine. Tout au plus peut-on espérer trouver des îlots où la jungle serait moins dense et les dents des carnassiers moins acérées. Mais nombreux sont les individus pour lesquels la seule idée d’harmonie, de coopération, de partage agit comme un chiffon rouge sur une bête à corne. Il faut faire avec, les tenir à distance, voire les neutraliser, pacifiquement mais fermement, s’ils se font trop agressifs. Il y a toujours un moment où les roquets ont peur de se faire mordre à leur tour. Tuer la poule pour effrayer le singe conseille le dicton chinois.
Quatrième élément : qui dit environnement complexe, voire hostile, suppose un recours soutenu au renseignement. Pas question ici d’officines louches qui épluchent la liste des partenaires sexuels de vos adversaires. Nous parlons d’une démarche concertée de collecte et d’exploitation d’informations ouvertes aidant à comprendre ce qui se passe dans un domaine d’activité. Tout ce qui intéresse le réformateur doit être passé au crible : le management, les structures, la culture, les pratiques professionnelles, les alliances, les technologies, les processus, les partenaires…des acteurs qui interviennent dans son secteur. Sans renseignement, pas d’action efficace. Les adeptes du doigt mouillé ou de l’inspiration karmique se prennent immanquablement la bôme dans le nez quand le vent tourne. Le renseignement évite au décideur de n’être qu’un suiveur et lui donne les moyens de l’initiative. Un bon dirigeant a le culte du renseignement.
Tout cela ne peut suffire à transformer la vie du réformateur ou du meneur de projet en long fleuve tranquille. Il ne le souhaite d’ailleurs pas, même s’il y a de la douceur à contempler une œuvre menée à son terme. Ses qualités premières doivent être, outre un sens poussé de l’humain, une certaine combativité mâtinée de réalisme. Affronter le réel en étant armé vaut mieux que de briser son allant sur le front du refus. Mais aucun enthousiasme ne saurait rester intact dans un tel environnement.
On ne peut s’empêcher de penser qu’un pays où l’on consacre plus d’énergie à empêcher qu’à faciliter la création est en grand danger. La créativité, l’imagination, l’esprit d’entreprise sont des biens trop précieux pour les étouffer, les gaspiller ou pire, les laisser se tarir, voire aller s’exprimer ailleurs. Tous les dispositifs d’encouragement à l’innovation n’y feront rien aussi longtemps que la prime ira, in fine, au maintien du statuquo, au conformisme, à la bien-pensance, aux filières préétablies, au clonage des idées. Il importe d’imaginer des manières réalistes et partagées d’aborder le complexe et d’y évoluer sans réticences. Chacun a sa partition à jouer : politiques, fonctionnaires, entrepreneurs, cadres, militaires, enseignants, journalistes, artistes…Innover, s’adapter, évoluer, doivent être, plus qu’une nécessité, une fête à laquelle tout le monde doit s’inviter. Abandonner le fiel pour devenir le sel…de la terre. Une sorte de Renaissance !
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