L’orchidée et l’artichaut
Patricia est entrée dans la vie de Julie lors de la rentrée scolaire 2007. Julie venait de fêter ses 15 ans. Patricia en avait eu 16 trois mois plus tôt. Toutes deux étaient élèves de seconde au lycée Claude Monet, dans le 13e arrondissement de Paris.

D’emblée, Julie a été éblouie par cette grande fille à la crinière fauve dont les yeux noisette pétillaient de malice et d’impertinence. Patricia avait tout pour elle : un esprit vif, un corps superbe, un sourire charmeur, une aisance désarmante. Tout le contraire de Julie. Comparée à cette superbe rousse, Julie se sentait maladroite, moche et insignifiante. L’orchidée et l’artichaut !
Il faut dire que Julie ne faisait rien pour s’arranger. Elle aurait pourtant bien eu besoin de travailler son look. Ne serait-ce que pour camoufler les kilos superflus qui transformaient sa silhouette en patatoïde ; ou pour donner à son visage un aspect plus avenant. Mais bon, se disait-elle, autant essayer de transformer un percheron en cheval de course ! Quand on a la mâchoire lourde, les pommettes saillantes, des sourcils de moujik et des baguettes de tambour en guise de coiffure, inutile de se rêver en bimbo craquante. Résultat : Julie s’emballait dans les fringues les plus neutres possibles – à mi chemin entre la veuve bulgare et la paysanne berrichonne – pour se fondre dans l’anonymat des laissées pour compte de la féminité.
Pour ce qui est de Patricia, ça n’a pas fait un pli : la plupart des mecs de la classe se sont mis à tourner autour d’elle en tirant une langue de dix pieds de long comme dans les dessins animés de Tex Avery. Le genre de truc qui n’est jamais arrivé à Julie. D’ailleurs, elle affirme elle-même qu’elle n’aurait pas aimé ça... Enfin si, peut-être... pour ressentir ce pouvoir sensuel sur les mâles, pour être – ne serait-ce qu’une fois dans sa vie ! – un objet de désir.
Visiblement, Patricia appréciait cette cour empressée. Dieu – s’il existe – sait pourtant quelles fadaises elle a pu entendre de la part de ces dadais bêtifiants, travaillés de la racine des cheveux jusqu’au tréfonds du slip par leur libido d’adolescents. Il est vrai que Patricia n’avait guère le choix de la compagnie : jamais elle n’a pu s’intégrer au cercle des filles de sa classe. Un cercle dont Julie était elle-même tenue à l’écart depuis son entrée au lycée deux ans plus tôt. Patricia était trop belle pour ces pimbêches. Et Julie trop moche. L’une était victime de leur jalousie. L’autre de leur mépris.
C’est Patricia qui a pris l’initiative d’aller vers Julie, environ deux semaines après la rentrée scolaire. Officiellement, pour lui demander un tuyau de physique. En réalité, pour établir un contact avec une représentante de la gent féminine, aussi peu emblématique soit-elle. Au début, Julie a mis ce rapprochement inattendu sur le compte des problèmes de fille. Mais elle a vite compris qu’elle faisait fausse route. Au delà des habituelles bricoles de nana, Patricia cherchait autre chose : un réceptacle pour ses états d’âme, une confidente à tout faire, une oreille disponible et complaisante. Pourquoi pas ? s’est dit Julie. Elle n’était rien, et voilà que Patricia lui donnait, à son contact, une chance unique de se valoriser aux yeux de tous. Alors Julie a joué le jeu, heureuse d’entrer par ce biais dans l’intimité de la séduisante Patricia, émoustillée d’être admise à son côté dans le cénacle de ses admirateurs.
Très vite, Julie est devenue un lien incontournable entre la jolie rousse et les garçons, une médiatrice dévouée, une ambassadrice fidèle, distribuant les bons et les mauvais points à Thibaut, Kévin ou Romaric, au gré des caprices de son amie. Rien ou presque de ce qui la concernait ne se faisait hors de son truchement. Du coup, son statut a radicalement changé : avant Patricia, les mecs l’ignoraient, quand ils ne se fichaient pas carrément de sa fiole ; devenue la confidente de l’icône, ils se mirent à parler gentiment à Julie, à la brosser dans le sens du poil, et même, pour les plus faux-cul d’entre eux, à la complimenter – elle qui n’était jusque là qu’un infréquentable « boudin » – dans l’espoir de faire d’elle une alliée de leur cause.
Deux ans se sont écoulés. Le rayon d’action des deux jeunes filles s’est élargi largement au delà des limites du quartier. Au fil du temps, Patricia et Julie sont devenues inséparables. Au contact de son amie, Julie a fait de méritoires efforts pour améliorer son look et tenter d’attirer, elle aussi, le regard des garçons. Peine perdue : ils n’avaient d’yeux que pour la rouquine ; et s’ils consentaient parfois à se tortiller avec Julie sur un rythme disco, c’était pour mieux se faire mousser auprès de Patricia, genre « Mate comme je suis sympa avec ton gros tas de copine ; ça mérite une récompense, non ? »
Non, ça ne méritait pas ! Patricia, malgré ses sourires, se fichait comme d’une guigne du pitoyable sacrifice de ces nigauds. Quant à savoir si Julie s’éclatait ou pas était à mille lieues de ses préoccupations. Une seule chose l’intéressait : elle-même ! Et quand elle voulait se faire un mec, il lui suffisait de claquer les doigts, et l’étalon choisi pour la saillie s’aplatissait à ses pieds, la bave aux lèvres et le popaul au garde à vous. Quelques jours plus tard, il irait rejoindre la cohorte des amants-kleenex jetés par cette Messaline de Prisunic dans la poubelle de son errance érotique.
Quant à Julie, elle était toujours vierge, et probablement destinée à le rester encore longtemps. C’est bien simple : quand un mec la draguait, il s’agissait soit d’un pochetron aveuglé par son taux d’alcoolémie, soit d’un vioque en quête de chair juvénile et pas trop regardant sur les formes. Merci bien ! Julie préférait encore le self-service, malgré les bouffées de chaleur qui l’assaillaient de plus en plus fréquemment. Tout ça pour dire qu’elle ne se faisait aucune illusion sur la finalité des ronds de jambe de tous ces matous en chaleur qui lui tournaient autour en espérant s’attirer les faveurs de Patricia.
Ainsi allait leur vie, rythmée par l’emploi du temps du lycée et les sorties en binôme au cours desquelles Julie exerçait avec conscience et dans une bonne humeur apparente son rôle de faire-valoir – variété petite grosse sympa et super copine – auprès de Patricia. Jusqu’au moment où la jolie rousse ferrait un nouveau mec. Julie lui laissait alors le champ libre et retournait à sa solitude affective et à ses états d’âme de midinette frustrée. Par chance, elle avait un goût prononcé pour les disciplines scientifiques et la musique sacrée baroque. Elle se plongeait alors à corps perdu dans les sinusoïdales et les asymptotes, sur fond de cantate pour ne pas entendre les plaintes qui montaient de son ventre et de son cœur, exacerbées par les confidences impudiques de Patricia.
Tout a basculé en mai lorsque Julie a rencontré Serge. Ils avaient fait connaissance dans la file d’attente du cinéma Champollion où l’on projetait Arsenic et vieilles dentelles. Il était seul. Elle était seule. Ils aimaient tous les deux les vieux films en noir et blanc. Ils ont sympathisé. Une demi-heure après la fin du film, ils dînaient en tête-à-tête dans une pizzeria du Boul’ Mich’ en riant aux facéties meurtrières des vieilles tantes Abby et Martha. Trois jours plus tard, Serge et Julie étaient amants. Grâce à Capra.
Prétendre que Julie n’a pas hésité à présenter Serge à Patricia serait mentir. Elle a même attendu près d’un mois pour le faire, tant elle redoutait que son Sergio ne se laisse à son tour séduire par cette insatiable succube. Mais bon, se disait-elle, c’est mon amie, ma meilleure et ma seule amie, elle n’osera pas mettre le grappin sur ce garçon-là, elle qui a tous les autres.
Perdu. Patricia a osé. Cette salope s’est farci Sergio moins d’une semaine plus tard ! Et l’autre grand nigaud n’a strictement rien fait pour défendre sa vertu, tout heureux de pouvoir sauter une nana carrossée comme ces pin-up d’Aslan dont il avait décoré un mur de sa piaule et sur lesquelles il avait dû souvent se palucher.
Cette double trahison a rendue Julie folle de rage. Mais malgré son envie de voler dans les plumes de Patricia, de la défigurer à coups de griffe, de lui arracher les cheveux par poignées, de lui découper les seins en rondelles, elle n’a pas fait le moindre esclandre. Par orgueil. Mais aussi par crainte d’être moquée, de se voir renvoyée à son état de boudin, d’une apostrophe cinglante ou, pire, d’une réflexion faussement ingénue.
Naturellement, Julie a tiré un trait sur Serge. Mais aussi sur Patricia. D’un geste rageur, elle a effacé ses coordonnées de son portable, inondé un millier de kleenex de ses larmes de grosse nouille crédule, et abandonné tout contact avec cette salope. La chose en a d’ailleurs été facilitée par le bac dont elles étaient proches et qui s’est soldé par une mention « bien » pour Julie et par une mémorable gamelle pour Patricia. Tandis que Julie entrerait en prépa, Patricia en serait quitte pour un redoublement. Modeste revanche, mais revanche quand même…
Cette histoire n’est qu’une fiction. Mais une fiction représentative d’une réalité que nous avons tous observée, ou que certaines habituées d’AgoraVox ont peut-être vécue. Des binômes d’orchidée et d’artichaut, on en trouve un peu partout : dans les lycées, les universités, le monde professionnel. Avec les mêmes codes, les mêmes hypocrisies, et souvent les mêmes détresses, y compris pour les orchidées lorsqu’elles sont mises à mal par les réalités de la vie et finissent par tomber de leur piédestal. Pas toujours facile d’être une jeune fille quand le corps n’est pas à l’unisson de la tête et des désirs. Pas toujours facile d’être une jeune fille lorsqu’on est jolie et qu’on se laisse griser par son pouvoir sur les garçons. Mais je laisse la parole aux femmes, elles sont infiniment plus qualifiées que moi pour débattre d’un tel sujet… Avant cela, une dernière remarque : c’est très joli, un artichaut, quand on sait le regarder !
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