« La France » n’a jamais commis aucun crime
A ce qu'on raconte, « le communisme » aurait envoyé des millions d'hommes au goulag. « Le christianisme » aurait aussi de nombreux crimes à se reprocher, dans le cadre des croisades, ou de l'inquisition, ou encore de l'évangélisation. Et « la France » aussi, devrait se reprocher d'avoir violenté des hommes et des peuples, pendant la colonisation.
L'historien, qui porte sur le monde un regard objectif, n'a pourtant jamais vu « le communisme » vêtu de l'habit du juge, prononcer une sentence envoyant un homme au goulag. Il n'a jamais vu « le christianisme », ni le Dieu chrétien, ni même le moindre « saint », allumer un bûcher, et il n'a jamais vu non plus « la France » ni non plus le peuple français, enchainer ou fouetter un homme. Il a vu beaucoup d'hommes commettre des crimes au nom de ces idées, de leur peuple ou de leurs Dieux, mais il n'a jamais vu ces idées, ces peuples ou ces Dieux à l'œuvre dans le monde, pas plus qu'il n'a vu des héros, des demi-Dieux, des saints ou des prophètes. Le récit historique, ne peut voir de telles choses, car il est un récit objectif du passé, qui ne s'intéresse qu'à la vérité factuelle.
Seuls les raconteurs de mythes peuvent raconter comment le Dieu chrétien a fait ceci, ou comment Lénine en tant que héros ou « le communisme », ou « la France » ou le peuple français a fait cela. Mais la vision du passé que leur récits contiennent n'est pas purement objective, et s'obtient par un acte par lequel, parfois mais pas toujours à partir de faits objectifs passés, parfois alors déformés, on construit un récit qui transforme des hommes en héros ou en prophètes, à moins de les inventer purement et simplement, et qui met en scène des idées ou des Dieux auxquels sont attribués des actes. Parfois, mais pas toujours, il existe un lien entre des faits passés réels et le récit mythologique du passé : il y a peut-être des faits passés réels derrière l'histoire de Moïse guidant le peuple juif hors d'Égypte racontée par l'Ancien Testament, ou derrière l'histoire de la guerre de Troie racontée par Homère ; et il y a surement un lien entre des combats de chevaliers ayant réellement existé du temps de Charlemagne, et La chanson de Roland, ou entre les faits historiques réels et « l'histoire » de « la France » telle qu'elle était racontée aux enfants par l'école de la IIIème République, dans le manuel « d'histoire » d'Ernest Lavisse, paru d'abord sous une première forme embryonnaire en 1876, et qui commençait par prévenir son jeune lecteur ainsi : « Enfant, tu vois sur la couverture de ce livre les fleurs et les fruits de la France. Dans ce livre, tu apprendras l'histoire de la France. Tu dois aimer la France parce que la nature l'a faite belle et l'histoire l'a faite grande ». Un manuel « d'histoire » de France ne pouvait plus clairement annoncer qu'il ne contient pas un récit historique, mais plutôt un récit mythologique du passé. Comme bien d'autres sociétés perçues comme moins « modernes », notre France d'avant la deuxième guerre mondiale transmettait donc ses mythes à ses enfants ; ce sont des cours de mythologie nationale bien plus que d'histoire, qu'elle avait choisi de leur faire suivre.
Les historiens peuvent voir des idéologies à l'œuvre, c'est à dire des pensées qui existent réellement dans les têtes de gens à un moment de l'histoire, qui sont parfois des conceptions particulières de valeurs ou d'idées, ou des interprétations particulières d'un livre sacré. Ils pourront voir par exemple comment l'idéologie nazie ou l'idéologie stalinienne, pensées réelles et répandues, furent les principes des actions d'hommes qui firent souffrir d'autres hommes. Il pourront voir encore à l'œuvre, l'idéologie du Vatican du XVIème siècle, ou celle de quelques fanatiques guidant un avion sur les tours jumelles du World Trade Center, l'idéologie nationaliste qui motiva les pays européens à se déclarer la guerre en 1914, ou bien la conception particulière de l'idée européenne qui motiva la création de l'euro.
Les historiens peuvent voir aussi des États à l'œuvre, c'est à dire des structures institutionnelles concrètes guidées par des hommes. Ils peuvent encore voir des groupes d'hommes qui ont le sentiment d'appartenir à un même peuple, être traversés par des phénomènes qui les concernent collectivement. Parfois même un sentiment commun, comme un sentiment de révolte, peut être répandu chez les membres d'un peuple, et parfois il peut advenir une action collective, à laquelle participent une grande quantité de membres de ce peuple.
Par exemple les historiens peuvent parler de la « révolte du peuple tunisien », en entendant par « peuple tunisien », l'ensemble d'hommes ayant le sentiment d'appartenir à ce peuple à un moment donné, et en entendant par « révolte du », un sentiment collectif et une action collective de cet ensemble d'hommes. Pourtant cette chose concrète qu'est un ensemble d'hommes ayant un sentiment d'appartenir à un même peuple, ne doit pas être confondue avec l'idée de « peuple tunisien » qui unit ces hommes concrets à un moment donné. L'historien ne peut voir cette idée nationale, de même qu'il ne peut voir un Dieu ou une idée quelconque. Cette idée nationale est quelque chose en laquelle ils croient, mais il ne faut pas confondre la croyance qui est une pensée concrète dans la tête de quelqu'un, et l'objet de la croyance qui est ici une idée nationale mais qui pourrait tout aussi bien être un Dieu ou une idée d'une autre sorte. Seul le raconteur de mythes pourra décider d'inscrire l'acte de ces hommes dans l'identité de leur peuple, et pourra dire que « le peuple tunisien s'est révolté » en entendant par « peuple tunisien » la réalisation de l'idée nationale tunisienne à un moment donné, car seul le raconteur de mythes voit cette idée nationale, comme il est seul à voir les Dieux et les autres idées ; c'est donc lui seul qui a le pouvoir d'attribuer un acte au « peuple tunisien » en tant que réalisation d'une idée. C'est pourquoi pour lever l'ambigüité, l'historien ferait mieux de parler des actes « de la population tunisienne », plutôt que des actes du « peuple tunisien ». Les gens qui attribuent des actes au « peuple tunisien » cherchent souvent à inscrire ces actes dans l'identité de ce peuple, c'est à dire qu'ils parlent de quelque chose qui n'existe pas objectivement, il parlent d'une idée nationale.
Et de même qu'un « peuple » en tant que réalisation d'une idée nationale, doit être distingué d'un « peuple » en tant qu'ensemble concret d'hommes à un moment donné unis par le croyance en une même idée nationale, il faut distinguer une idée d'une idéologie, qui est une pensée concrète qui se loge dans des têtes, conception particulière d'une idée ou d'un Dieu, et il faut encore distinguer une idée nationale d'un État, qui est une structure institutionnelle concrète qui a parfois été érigée au nom d'une idée nationale, et est encore pilotée en son nom par des hommes.
On comprend donc mieux maintenant, la différence entre le récit historique, qui ne voit pas d'idées, d'idées nationales ou de Dieux, ni de réalisations d'idées, de peuples ou de manifestations divines, et le récit mythologique, qui met en scène des idées, parfois nationales, à l'œuvre dans le monde, ou des Dieux agissant dans le monde.
Il reste à comprendre par quel acte le récit mythologique se construit, et peut légitimement se construire, plus ou moins à partir du récit historique.
Dans des sociétés différentes de la notre, cela a pu être des grands prêtres en lien avec le pouvoir politique, qui écrivaient les récits mythologiques de leur société, il en est ainsi parait-il pour l'Ancien Testament. C'est souvent aussi le pouvoir politique qui influence les récits mythologiques, sans trop consulter la population, par exemple, La chanson de Roland fut parait-il écrite avec les encouragements du pouvoir de l'époque, ou encore, le manuel d'histoire de Lavisse.
Souvent donc il y a une alliance entre le pouvoir politique et des troubadours, poètes, prêtres et autres raconteurs d'histoires, et le récit mythologique joue un rôle pour le fonctionnement de la société. Comme encore pour le peuple juif, dont l'Ancien Testament était aussi un texte de lois (dont « les 10 commandements », mais aussi plein de petites lois coutumières), ou comme en Grèce antique où parait-il, un sage de l'époque affirma un jour que si Homère était supérieur à Hésiode par son talent lyrique, Hésiode restait globalement supérieur à Homère, parce que ses mythes étaient porteurs d'une bonne morale, qui guidait les gens dans une vie heureuse et respectueuse d'un certain nombre de préceptes. Un telle manière de penser est semblable à celle d'Ernest Renan, contemporain et collègue de Lavisse à la tête des institutions académiques de la IIIème République. Celui-ci pensait en effet que le récit du passé pouvait parfois être source d'hostilités entre des gens sensés vivre ensemble, qui risquaient de croire que ce récit pouvait à lui seul les définir comme des victimes au nom d'affronts subis par leurs ancêtres, et définir certains de leurs voisins ou le peuple auquel ils sont sensés appartenir, comme des coupables au nom de crimes commis par leurs ancêtres ou par l'État. A la vérité factuelle du récit, Renan privilégiait les effets positifs du récit sur le climat de paix ou les liens affectifs des français les uns pour les autres et envers leur idée nationale : « L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d'une nation, et c'est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. L'investigation historique, en effet, remet en lumière des faits de violence qui se sont passés à l'origine de toutes les formations politiques », dit Renan, dans sa mémorable conférence Qu'est-ce qu'une Nation ?, prononcée en 1882.
Finalement, dans notre société où le pouvoir politique appartient au peuple, c'est à dire à nous tous pourvu que nous en usions dans un esprit de fraternité, mais à personne d'entre nous exclusivement, quel récit mythologique du passé voulons-nous faire à nos enfants, et voulons-nous nous faire les uns aux autres ? Dans notre société « moderne », ultra-informée des faits passés depuis l'avènement d'internet, et si « rationnelle » ou « scientifique » depuis même un peu plus de temps, de quelle vérité, si elle n'est pas factuelle, le récit mythologique peut-il être porteur ? Et peut-il être compatible avec la vérité factuelle à laquelle chacun a aujourd'hui si facilement accès ?
Puisque le récit mythologique parle de notre idée nationale, il faut d'abord se demander ce que peut être cette idée. Renan, encore dans sa conférence Qu'est-ce qu'une Nation ?, dit des choses très intéressantes à ce sujet : « Une Nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […] Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue. »
La vérité du récit mythologique pourrait donc résider dans l'attitude de celui qui raconte, dans la manière dont il décide d'interpréter le passé dans ce qu'il lui dit sur sa relation aux autres et ce qu'il est avec les autres, ainsi que sur l'héritage culturel qu'il partage avec les autres. Autrement dit ce ne serait pas avant tout la vérité objective des faits, mais celle d'une volonté collective de vivre ensemble, partager un héritage culturel, se souvenir de choses qui nourissent une relation affective. Si, au grand dam de Renan peut-être, il serait difficile aujourd'hui aux membres d'un même peuple de se raconter des choses factuellement fausses, libre à eux, qui construiraient leur récit mythologique, de choisir quels faits historiques ont quelque chose à leur dire sur ce qu'ils veulent être ensemble et les uns par rapport aux autres, sur l'héritage culturel qu'ils veulent partager, et libre à eux de charger ces faits historiques du sens ou de la charge affective qu'ils veulent.
« La France » en tant qu'idée nationale ou Nation, et le peuple français en tant que réalisation de cette idée, ne sont donc les protagonistes d'aucun récit historique objectif. Par de beaux actes, des hommes ont pu honorer la France ou le peuple français, comme d'autres ont pu honorer leur Dieu ou une belle idée en laquelle ils croyaient. Par des crimes faits en leurs noms, des hommes ont pu aussi, trahir la France, ou bien trahir le peuple français, de même que d'autres encore ont pu trahir leur Dieu ou une belle idée. Mais jamais aucun homme n'a pu en commettant un crime en leur nom, souiller un Dieu, une belle idée, une Nation ou bien un peuple, et par là la France ou le peuple français. « La France » et le peuple français n'ont donc, bien évidemment, jamais commis aucun crime.
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