Quels droits et libertés fondamentaux pour les usagers des transports publics ?
Depuis l’automne 2001, on a eu affaire à une véritable spirale de dispositions à caractère sécuritaire. A en juger par les événements de l’année dernière dans les banlieues, il ne semble pas qu’elles aient été très efficaces. En revanche, sur le plan des droits de la personne et des libertés, les usagers des transports en commun peuvent avoir des raisons de s’inquiéter de la prolifération de dispositifs de surveillance tous azimuts, dont on a du mal à saisir l’objectif et l’usage réels. C’est le cas de la vidéosurveillance dans les transports publics de plusieurs villes françaises, mais le même problème se pose avec le décret du 22 septembre 2004, par lequel le ministre des Transports d’alors, Gilles de Robien, a entendu imposer le marquage nominatif obligatoire des bagages dans les trains. A quoi sert une telle mesure qui contraint le voyageur à dévoiler son identité à n’importe quel passant indélicat ? Un recours demandant l’annulation de ce décret passe en audience publique au Conseil d’Etat le 15 juin, lors de la séance de 9h30.
Quelle lecture font les décideurs des droits et libertés fondamentaux de l’usager qui se déplace avec un transport public ? Entre 2001 et 2006, le comportement institutionnel envers les voyageurs a manifestement évolué vers une volonté de contrôle croissant, vers des pratiques plus répressives. Officiellement, à cause des attentats survenus dans le monde - et notamment dans deux pays voisins -, d’une montée de la délinquance... Mais ne s’agirait-il pas d’une évolution plus profonde de l’attitude des pouvoirs dans la société du début du XXIe siècle ?
Les multinationales ne se plaindront pas de la vidéosurveillance à la RATP et dans les transports publics de plusieurs autres villes françaises. Il semblerait même que certaines d’entre elles y trouvent largement leur compte. Par exemple, un article du Nouvel Observateur (avec AP) du 23 mars 2004 http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=societe/20040323.OBS6370.html&datebase=20040323 intitulé : « Les usagers des bus sous vidéosurveillance » nous apprenait que « la RATP vient de signer un contrat avec le groupe d’électronique Thales prévoyant l’installation de 5500 caméras dans plus de 1200 bus parisiens. ». Il s’agit de caméras couleur, dont 1300 avec dispositif audio.
Dans un communiqué dont fait état le même article, Thales parlait également de 1300 enregistreurs numériques et 1400 disques durs amovibles, spécifiant que « les systèmes de vidéosurveillance fournis doivent permettre l’identification des personnes et de leurs mouvements par l’enregistrement numérique des images provenant des caméras installées à l’intérieur des bus » . Avec une précision intéressante : « Ce contrat correspond à la poursuite du déploiement de solutions de vidéosurveillance embarqués à bord des bus et des tramways, programme engagé par la RATP en l’an 2000 avec déjà 2000 bus équipés ». La stratégie de la vidéosurveillance est donc en réalité antérieure aux attentats de New York.
Deux ans après cette annonce, la direction de la RATP paraît très satisfaite des prestations. D’après l’ Académie des technologies, http://www.academie-technologies.fr/actu09/actu09.htm , la présidente-directrice générale de la RATP, Anne-Marie Idrac, a estimé, lors d’une rencontre de cette Académie tenue le 5 avril dernier autour de "L’innovation technologique au service de la mobilité", qu’il faut garantir aux voyageurs le maximum de sécurité et un service de plus en plus personnalisé. Elle a déclaré à ce sujet : « Dans notre plan d’entreprise 2004-2007, nous définissons notre label de service par les mots “fiable, facile et attentionné” ». Pour la PDG de la RATP, la fiabilité est liée aux systèmes de contrôle-commande et de régulation, mais tient également aux systèmes de vidéosurveillance, secteur dans lequel, d’après Anne-Marie Idrac, la RATP est en pointe sur le plan international. Quant au service attentionné, les Parisiens ont sans doute apprécié les contrôles de titres de transport faits, non pas par des contrôleurs, mais par des services d’ordre en uniforme et munis (entre autres) de matraques.
Le message adressé par les décideurs aux citoyens au cours des années récentes a été en somme : « Vous êtes tous en danger, vous devez donc vous habituer à être surveillés ». D’où la campagne « Souriez, vous êtes filmés ! » qu’on a pu savourer dans les bus de la région parisienne. Mais le problème est plus ancien qu’on ne pourrait le penser à première vue, à ceci près que les pratiques de vidéosurveillance ne cessent de se généraliser. Déjà en juillet 1999, un article de l’Humanité http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-07-16/1999-07-16-293187 portant le même titre que le slogan que je viens de citer écrivait : « Les caméras placées dans les stations de métro par la RATP pour veiller à la sécurité des usagers sont utilisées aussi à d’autres missions. C’est ainsi que les déplacements des grévistes de la Comatec (entreprise sous-traitante chargée du nettoyage) ont été enregistrés. Les bandes vidéo ont été livrées à la direction de l’entreprise ». Qui contrôle de près l’usage des enregistrements de la vidéosurveillance ?
Quelques mois après la parution de l’article de mars 2004 du Nouvel Observateur, un décret http://www.admi.net/jo/20040929/EQUT0401120D.html du ministère des Transports, signé par le ministre de l’époque Gilles de Robien mais aussi (outre le premier ministre Jean-Pierre Raffarin) par le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin, le garde des Sceaux Dominique Perben et le secrétaire d’Etat aux Transports François Goulard, a été promulgué prescrivant que :
« Dans les catégories de trains désignées par arrêté du ministre chargé des transports, il est interdit à toute personne de déposer, dans l’espace situé au-dessus et au-dessous de la place à laquelle elle a droit ainsi que dans les espaces collectifs prévus à cet effet dans les voitures, un bagage ne comportant pas de manière visible la mention de ses nom et prénom.
L’accès aux trains désignés en application de l’alinéa précédent est interdit à toute personne portant avec elle des bagages ne comportant pas de manière visible la mention de ses nom et prénom. »
et prévoyant des sanctions en cas de non-respect de cette règle :
« Sera puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 1re classe quiconque aura contrevenu aux dispositions [décrites plus haut]. »
Le décret 2004-1022 du 22 septembre 2004, source de ces extraits, modifie dans ses articles 75 et 80-2 le décret 42-730 du 22 mars 1942 http://www.legifrance.gouv.fr/texteconsolide/UTHAQ.htm sur la police, la sûreté et l’exploitation des voies ferrées d’intérêt général et d’intérêt local.
Par un recours introduit le 8 octobre 2004 http://souriez.info/article.php3?id_article=147 , un usager des trains de la SNCF a attaqué ce décret devant le Conseil d’Etat, estimant notamment que : « en imposant aux usagers du train de se déplacer uniquement avec "des bagages comportant de manière visible la mention de ses nom et prénom", sous peine d’une "contravention de la 1re classe", le décret introduit une limitation des droits et libertés fondamentaux et de la parcelle privée de la personne du voyageur, car une telle mesure contraint dans la pratique l’intéressé(e) à dévoiler son identité, non pas devant un agent de la SNCF ou un fonctionnaire de police, mais devant l’ensemble des voyageurs. » .
Pour l’auteur de recours : « La mesure adoptée est manifestement disproportionnée par rapport à tout but utile recherché. Il est possible d’étiqueter un bagage de manière suffisante pour tout contrôle, mais discrète, sans être pour autant obligé(e) d’afficher "de manière visible la mention de ses nom et prénom". »
On peut en effet penser qu’il est possible d’éviter toute mention de l’identité du propriétaire du bagage avec une étiquette portant un numéro ou un code. Ce qui signifie qu’on a affaire, dans le décret attaqué, à une disposition contraignant sans raison valable le voyageur à déposer de manière visible, à la portée de quiconque s’approcheraient du bagage, une information (qui voyage dans tel train) à caractère nominatif et privé.
Même lorsque le voyageur garde son bagage près de son siège, il suffit qu’il s’absente brièvement pour que son identité se trouve à la portée d’un voisin pas forcément scrupuleux qui peut connaître son aspect physique, sa voix ou certains aspects de ses opinions s’ils ont échangé des commentaires... observer ceux qui l’attendent à l’arrivée (ou avoir vu ceux qui l’ont accompagné à la gare de départ), etc. Ne risque-t-on pas même d’encourager, dans certaines situations, une véritable psychose de délation ? Et en quoi un poseur de bombes aurait-il à s’inquiéter d’une telle « protection » des usagers ?
Dans la pratique, il ne semble pas que ce décret soit vraiment appliqué par la SNCF en dehors, éventuellement, d’un rappel symbolique par haut-parleur dans le train au moment du départ. Si le texte avait fait l’objet d’une application conséquente, on aurait sans doute vu plus d’un incident. Mais est-ce acceptable de garder en place un décret menaçant les usagers de sanctions, alors qu’il n’est pas appliqué quotidiennement, mais qui sait, un jour... ?
L’affaire, enregistrée avec le n° 273042, passe en audience publique de la 2e Sous-section du contentieux du Conseil d’Etat à sa séance du jeudi 15 juin à 9h30. On va voir ce qu’en dira la Haute Juridiction administrative.
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