La destruction des juifs d’Europe et la transmission de la mémoire
Toute société a besoin, dans son essence même, de se construire un passé qui lui soit propre. Dans les sociétés juives, le phénomène prend une dimension encore plus essentielle du fait de la diaspora. La dispersion des juifs sur toute la planète rend l’unité même de la communauté difficile à maintenir. Elle prend une nouvelle dimension après la destruction des juifs d’Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale. En employant l’expression « destructions des juifs d’Europe », je reprends le titre de l’oeuvre de l’historien R. Hilberg, qui a l’avantage d’être à la fois neutre et complet (en n’oubliant pas les victimes des opérations mobiles de tuerie). Le terme « holocauste » sera évité, sauf pour désigner une vision spécifique de cet événement qui prend naissance aux États-Unis et en Israël. Le caractère total de cette destruction provoque la naissance du besoin de préserver une mémoire de l’événement.
Sauvegarder la mémoire.
Comprendre la nécessité et la manière de transmettre la mémoire de cette destruction sans en montrer l’ampleur est impossible. Les nazis ont tué entre cinq millions et cinq millions et demi de juifs. Cette destruction d’individus est caractérisée par son caractère total. Les nazis considérant que la présence même des juifs sur leur territoire constituait un problème sanitaire, « l’éradication » devait être complète. L’évolution du traitement des corps des victimes des camps d’extermination est à ce titre révélatrice. À Treblinka, les corps ont d’abord été enterrés dans des fosses, par la suite on les a déterrés pour les brûler. Mais comme les os subsistent au feu, ils ont été broyés. À cette destruction totale des juifs en tant qu’êtres humains se rajoute la perte de millions d’objets du patrimoine juif liée aux destructions et aux pillages des nazis et des collaborateurs. Ainsi les spécificités du phénomène jouent un rôle très important dans sa transmission. Tout d’abord, l’émotion qui se dégage des récits face à l’horreur du phénomène. Émotion qui pose le problème d’une explication qui, pour une partie des survivants, est impossible. Ainsi, É. Wiesel peut écrire dans Tous les fleuves vont à la mer : « La mort de six millions d’êtres humains pose une question à laquelle aucune réponse ne sera jamais apportée » . Mais, plus encore, le travail pour sauver le plus grand nombre de choses correspond à la volonté de contrer le processus de destruction nazie. Les nazis ont voulu détruire les juifs, et bien des juifs, par la profusion de la mémoire, montrent qu’ils ont échoué. Une partie importante des survivants se sent investie d’une mission de transmettre, par respect pour les morts.
La préservation de la mémoire est un phénomène déjà conscient à l’intérieur même du camp de concentration/extermination nazi. Donat, qui rapporte les propos de l’historien juif Schiffer, mort à Auschwitz, écrit : « Pour les futures générations tout dépendra de la transmission ». Pourquoi une telle conscience de la nécessité de transmettre, chez une victime des théories raciales nazies ? Tout simplement parce que Schiffer est au bout de la chaîne qui a entraîné la destruction des juifs. Il est en cela conscient du processus de destruction. La libération des camps, en 1945, dévoile à l’opinion publique mondiale l’horreur du phénomène. Mais celle-ci refuse tout autant de voir le phénomène que d’entendre les survivants. Si la volonté de transmettre se brise pour certains contre ce mur, elle va au contraire pour d’autres acquérir le statut d’une nécessité vitale. Le survivant devient témoin devant l’histoire. Les ouvrages autobiographiques sont très nombreux, répondant à un besoin de transmettre mais aussi à un déchargement nécessaire de la conscience. Les récits autobiographiques comportent principalement trois types de renseignements : la vie jusqu’à l’arrivée du camp, le camp, et enfin la vie après le camp. La partie sur le camp est en général largement dominante dans les œuvres. Il s’agit d’un texte totalement personnel qui dénote une façon d’appréhender le phénomène. Entre la vision théologique d’un É. Wiesel et l’essai de rationalisation de Primo Levi, il y a un monde. Pour É. Wiesel, les Allemands procèdent à des actes incompréhensibles : par exemple, ils tuent un père et son fils le même jour, alors que la Bible interdit cet acte même pour les bœufs, par compassion. Il ne s’agit en aucun cas de donner raison à É. Wiesel ou à Primo Levi, mais de montrer que le récit autobiographique adopte toujours une position vis-à-vis de la destruction des juifs d’Europe. Le lecteur est toujours orienté vers une certaine vision du génocide par les récits. Nombre des survivants vont rédiger un livre de mémoire. Il s’agit le plus souvent de personnes ayant vécu en Europe centrale ou orientale dans le cadre du Shtetl. Ils se détachent du livre autobiographique du point de vue du contenu. Il y a en général trois sections : avant la Première Guerre mondiale, durant l’entre-deux guerres, et pendant la destruction des juifs d’Europe. Souvent les livres remontent à la date de la création du Shtetl. Les livres de mémoire représentent à ce titre un véritable musée des traditions sociales, historiques et littéraires du judaïsme, du Moyen Age au XXe siècle. La vision d’un âge d’or dans le Shtetl prend une nouvelle dimension avec les livres de mémoire. L’orientation du livre de mémoire est moins tranchée que celle des livres autobiographiques.
La diffusion et la construction de la mémoire. Les premiers destinataires du message sont de façon fort logique les nouvelles générations juives et les communautés juives qui n’ont pas connu le phénomène (principalement les juifs américains). Nouvelles générations qui sont mises à contribution dès la rédaction des livres de mémoire. Ainsi le livre de Dubrow, qui sort en 1982 aux États-Unis, est issu d’une collaboration de ce type. Pour les juifs américains contemporains des faits, ils sont les gardiens d’un passé détruit, les survivants, en général jeunes, et ils ont des difficultés pour trouver des informations concernant les évènements qui se sont déroulés avant la Première Guerre mondiale. Pour résoudre leur problème, ils retrouvent les migrants aux États-Unis du début du siècle. On passe de la réception du message par les destinataires à sa diffusion et à sa réinterprétation : la communauté juive américaine devient un fer de lance de la mémoire de la destruction des juifs d’Europe. La date du déclic est difficile à déterminer : début des années 1960 (avec le procès Eichmann) pour certains, ou Guerre des Six jours pour d’autres. Dès lors, les États-Unis deviennent le premier contributeur sur le phénomène, loin devant Israël. Au début de ce nouveau siècle, on compte plus de vingt-cinq mémoriaux et dix mille publications sur l’événement.Une vision très spécifique de la destruction des juifs d’Europe naît dans cette profusion de mémoire, vision qui nomme l’événement « Holocauste ». Pour la comprendre, je m’appuierai sur un ouvrage soutenu par les instances du judaïsme, Fragments, de B. Wilkomirski (1995). La particularité de ce livre est d’être un faux témoignage. Pourtant, dès sa sortie, l’auteur est mis en avant, en recevant des prix du National Jewish Book et du Jewish Quarterly Literary. Mieux, le New-York Times le considère comme le meilleur témoignage sur le génocide. Le caractère scandaleux de ce faux, qui est en soi choquant, ne nous intéressera pas. Il s’agit d’essayer de comprendre en quoi Fragments représente une vision spécifique à une grande part des instances du judaïsme américain et israélien. Si a priori ce point de vue peut être discuté, quand on sait que l’édition américaine a été préfacée par É. Wiesel et que, une fois le scandale dévoilé, I. Gutman, un responsable du Yad Vashem, (musée israélien de l’Holocauste) écrit : « Il n’est pas important que Fragments soit un faux.... Sa douleur est authentique », le doute ne peut plus subsister. Fragments, d’abord, est le récit d’un enfant qui ne souvient que par bribes, comme l’indique le titre. En cela, dès le départ, il permet de justifier le travail de mémoire à une échelle encore plus importante vis-à-vis de l’Holocauste. La nature même de Fragments met en avant une manière d’évoquer le génocide. Il ne faut pas évoquer cet événement n’importe comment : l’émotion oui, la froide analyse, non. É. Wiesel n’écrit-il pas dans Un juif aujourd’hui : « Je ne suggère nullement qu’il ne faille pas étudier le fait concentrationnaire... Mais qu’on l’aborde avec crainte et tremblement. » Même D.J. Goldhagen, dans une œuvre censée être historique, Les bourreaux volontaires d’Hitler, nous dit « éviter une froide description clinique » car « il nous faut former en nous-mêmes toutes les abominables images ». Faire œuvre d’historien semble ici contraire au respect d’un événement qui devient tout simplement sacré. On voit apparaître une vision de la destruction des juifs d’Europe très particulière, qui est au centre de la transmission de la mémoire dans les mondes juifs contemporains. Cette vision qui prédomine n’est évidemment pas la seule. Des historiens juifs de première importance sont devenus spécialistes de la période en pratiquant une véritable étude historique. Le plus célèbre est de toute évidence R. Hilberg, qui a publié La destruction des juifs d’Europe. Avec lui, l’événement prend sens, perdant son caractère émotif pour prendre un caractère explicatif. Mais cette vision historique n’a que peu d’échos dans l’opinion publique juive, et encore moins dans les instances dirigeantes juives.
Les deuxièmes destinataires sont bien évidemment le reste des habitants de la planète. Le phénomène de commémoration est encore plus tardif que dans les mondes juifs. Mais la conscience du phénomène émerge dans les années 1970 pour prendre véritablement son essor dans la décennie suivante. Le message délivré au monde est bien résumé par une expression : « Plus jamais ça ». Les survivants et une partie des relais juifs de cette mémoire veulent en effet empêcher le phénomène de se reproduire. L’emblème de cette lutte est encore une fois É. Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986, et fervent partisan d’une intervention en Yougoslavie contre les massacres ethniques. Ce message est repris dans énormément d’ouvrages ou de commémorations au sujet de la destruction des juifs d’Europe. Il s’agit d’un message de paix des plus louables. Ainsi É. Wiesel proclame, lors de la remise de son prix Nobel en 1986 : « J’ai juré de ne jamais me taire lorsque des êtres humains sont persécutés ou humiliés. » Mais pourquoi un tel message ? L’aspect humanitaire, s’il est très important, ne saurait constituer l’unique explication de ce phénomène. É. Wiesel a beau proclamer dans Un juif aujourd’hui que « sa mission (celle du juif) n’a jamais été de judaïser le monde mais de l’humaniser », les instances du judaïsme américain et israélien développent ce message en partie aussi pour se protéger de toute nouvelle tentative de destruction. La thèse centrale est qu’en vivant dans un monde sans discrimination, les juifs ne pourront pas la connaître. L’action de l’American Jewish Congress depuis 1945, avec sa Commission du droit et de l’action sociale aux États-Unis et dans le monde, est significative.
Les objectifs politiques. Le passé est toujours au service de la légitimation d’actions présentes. Les mondes juifs contemporains n’échappent pas à ce phénomène. Le sujet est brûlant à cause encore une fois de l’émotivité qui touche ce passé. Pour autant, cette utilisation fait directement partie des stratégies de transmission de la mémoire. La destruction des juifs d’Europe est instrumentalisée à des fins politiques. Une analyse très rapide de la politique de l’État d’Israël rend évident ce fait. Le fait de s’opposer à l’État d’Israël est considéré comme une nouvelle manifestation de la haine séculaire contre les juifs. L’opposition à Israël est un acte d’antisémitisme, acte qui par sa nature même est insupportable puisqu’il a conduit à l’Holocauste. Et c’est en revenant même à la mise en place de la célébration aux États-Unis que l’on comprend le cercle "Juifs-Israël-Holocauste". Pourquoi le mémorial dédié à l’Holocauste (United States Holocauste Mémorial) dans la capitale des États-Unis ne concerne-t-il pratiquement que les juifs ? É. Wiesel a été consulté sur ce problème pour l’élaboration du musée. Sa réponse est simple : « Comme toujours, ils ont commencé par les Juifs, et comme toujours ils ne s’en sont pas tenus aux seuls Juifs. » Le problème ici est bien sûr que les nazis n’ont pas commencé par les juifs mais par les malades mentaux. Mais outre cette première contre-vérité historique, c’est l’exclusion des Tziganes qui pose problème. Le directeur de l’US Holocaust Memorial Council, S. Siegel, pense la chose comme une « loufoquerie ». Mais la mort d’un demi-million de personnes peut difficilement être désignée par ce terme. Les raisons de ce choix s’expliquent très clairement. Si les juifs ne sont plus les seules « vraies » victimes de l’Holocauste, alors ils perdent le capital moral qui permet de justifier la politique israélienne. Le président du musée de Washigton M. Lerman dit que ce musée entre en opposition avec Israël, et que c’est inconcevable.
La vérité historique dans tout ce processus de sauvegarde de la mémoire ne compte guère. Mais il n’est pas question de juger cette déformation de leur passé par les élites juives ; la mémoire, tant qu’elle demeure le fondement d’une légitimité, ne peut pas être véritablement historique. La destruction des juifs d’Europe est donc dans sa transmission un événement fondateur de la communauté juive actuelle. Par son utilisation, elle devient une arme face à une société mondiale qui a si longtemps été hostile aux juifs. Le danger d’une pareille construction ne doit pourtant surtout pas être sous-estimé. Toute attitude d’un antisémitisme « modéré » est devenue intolérable. La destruction des juifs d’Europe et la transmission de cet événement rendent l’antisémitisme insupportable. Les options pour les juifs ont tendance à se résumer à une bipolarisation extrême. La mémoire devient ici une arme à double tranchant.
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