Un pont trop loin 1/2(article censuré le 10/09/2018)
Le Pont de Crimée
affranchit la Russie d’un droit de passage en Ukraine. La Crimée
s’arrime au continent Russe. L’espoir un temps nourri d’une
Nouvelle Russie s’éloigne.
Le 15 mai 2018,
Vladimir Poutine inaugurait en grande pompe le Pont de Crimée,
inaugurant, du même coup le lien terrestre qui manquait à la Crimée
pour être physiquement connectée au territoire continental russe.
Ou peut-être faudrait-il écrire, pour connecter la Russie à la
Crimée, toute la question étant de savoir laquelle de ces deux
terres a le plus à attendre de l’autre.
Construit par un
consortium Russo-sino-turque, le Pont de Crimée, dont le coût est
évalué à 3 milliards d’euros, forme un passage que les partisans
d’une Crimée russe avait un temps envisagé d’établir ailleurs.
Retour en arrière.
Mars 2014, la Crimée vote par voie de referendum son annexion à la
Russie. Sitôt proclamée, sitôt annexée. Vladimir Poutine ne
s’embarrasse des considérations de Droit ; Tout ça retarderait le
retour dans le giron russe de cette bonne vieille Crimée d’antan.
Puisqu’elle le veut… L’Occident s’émeut mais il devient très
vite évident que la Russie de Poutine ne lâchera pas sa conquête
sans coup férir . L’affaire est mise en attente.
Peu après, en mai,
dans l’Est de l’Ukraine, tout émoustillés par l’audace des
russes en Crimée toute proche, quelques-uns suffisamment nombreux
proclament la République du Dombass. Un projet ourdi depuis la
moitié des années Deux mille, lorsque, la Russie devenant par ses
progrès de nouveau attractive, ceux qui vivaient là se souvinrent
de leur russophilie. Mais ce ne sont là que les prémices d’un
plan plus ambitieux. On voit plus grand, plus loin. Surtout, on pense
plus russe . Et pour que ce soit bien clair, on donne un nom à ce
qui fait déjà figure de Terre promise : Novorossia, la
Nouvelle Russie.
Novorossia est un
projet d’unification. Il n’ambitionne pas moins que de réunir en
un Etat monolithique et indépendant, les oblasts du Sud-Est de
l’Ukraine où les populations de nationalité russe sont pourtant
minoritaires. Une logique qui s’accorde mal de celle ayant prévalu
à l’annexion de la Crimée. La Russie et les autorités criméennes
faisaient valoir à l’appui de leur union, que 60 % des
criméens étaient russes. 60 % ! A peu près la proportion
d’Ukrainiens dans les oblasts où les minorités russes sont les
plus fortes du pays : Ceux séparatistes de Donestk et de
Lougansk. S’agissant des autres régions sur lesquelles le projet
Novorossia a des visées, les écarts se creusent : 64 %
d’Ukrainien dans l’oblast d’Odessa, 80 % dans celui de
Dnipropetrovsk, 71 % dans celui de Zaporijia, 72 % dans
celui de Kharkiv, 83 % dans celui de Kherson et enfin,82 %
dans celui de Mykolaïv. Pas de quoi fonder une Nouvelle Russie, à
moins de la vouloir majoritairement ukrainienne. Une chimère. La
velléité d’une minorité de nationaux russes, outre un projet
voué à l’échec sans l’aide de la mère de toute les Russies,
celle de Moscou.
Le Pont de Crimée
n’est pas de bon augure pour ceux ayant voué leur sort à
Novorossia. L’empressement du Kremlin à entreprendre la
construction de l’ouvrage, sitôt l’annexion consommée, en Mai
2014, témoigne à lui seul de l’abandon résolu d’un
hypothétique passage par le sol ukrainienne.
A quoi bon, dès
lors, oeuvrer à l’aboutissement du projet Nouvelle Russie et
risquer, pour la Russie, les foudres d’une communauté
internationale déjà bien remontée ? Les foudres et les
sanctions économiques. Les dernières, consécutives à l’annexion
de la Crimée, malgré la résilience de l’économie russe, n’ont
pas fini de se faire sentir.
Et si soucieuse
qu’elle soit d’éloigner l’OTAN de ses frontières, la Russie
n’a guère à gagner dans l’invasion du Sud-Est ukrainien.
L’OTAN est déjà à 900 kilomètres de Moscou, en Pologne, à 500
en Lettonie. L’unique argument en faveur d’un déploiement russe
sur les rives ukrainiennes de la Mer Noire est la richesse de leur
sous-sol. Des réserves de gaz, les troisièmes d’Europe que
l’Ukraine renferme dans sa Zone Economique Exclusive, celle
qu’elle contrôle aujourd’hui encore. Mais qu’aurait à faire,
la Russie, de ce qu’elle possède déjà et en quantité tant de
fois supérieure ? En priver l’Ukraine et l’Europe
énergétiquement dépendante ? Le jeu n’en vaut manifestement
pas la chandelle. La Nouvelle Russie ne vaut pas son prix.
Mais plus grave que
le retour dans les cartons du projet Novorossia, avorté au stade du
fantasme, il y a la fuite en avant du Donbass. La République de
Donetsk, chimère née de la chimère, croyant le miracle criméen
possible sur ses terres, s’est précipité dans le chaos.
Lorsqu’elle est proclamée, la construction d’un pont de trois
milliards franchissant le détroit de Kertch n’a pas encore été
annoncée par Moscou. Une autre annonce tarde également à venir,
celle de la reconnaissance par Moscou de la jeune république, de
fait, Etat fantoche. Elle ne viendra jamais. Où l’on voit que le
Kremlin n’a que faire de cette initiative locale, faux témoin
peut-être de l’ambition jamais avérée de Poutine d’y étendre
son empire. Mais que diable attend-il donc pour reconnaître la
souveraine existence de cette République toute dévoué ? Rien,
plus rien maintenant que le Pont de Crimée est achevé.
Un mois seulement
pour retourner, annexer et s’assurer la Crimée. Plus de quatre
années sans adresser le moindre signe au Donbass en détresse, pas
même celui d’une reconnaissance, exception faite des chars du
début, ceux encore possibles jusqu’à l’officielle protestation
de l’Ukraine et de la communauté internationale. Aujourd’hui,
l’essentiel des troupes n’est guerre constitué que de
mercenaires abkhazes, ossètes et… français.
En visite dans la
région sécessionniste en juillet 2018, Marina Akhmedova et Vitali
Leïbine, reporters russes pour Courrier International, témoignent
de ce qu’ils appellent le « spleen des habitants »,
errant comme des zombies dans une vie où il n’y a plus rien à
faire, rien à espérer. Et de ne plus espérer un signe du « génial
stratège » de Moscou qui les sortira de là. Du reste,
Vladimir Poutine ne les sortira pas de là, précisément parce qu’il
n’a plus les moyens de s’y compromettre.
Croyant vivre à
nouveau parce qu’ils allaient vivre autrement, les Donbassien se
sont précipités dans le vide.