Le pire cauchemar de Lénine
En tant qu’agitateur professionnel, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, connut pendant une période de sa vie un désespoir si profond qu’il s’en entretint avec ses plus proches collaborateurs. Bien que manipulateur et doté d’une abnégation d’acier, la raison de cet abattement était autant sincère que raisonnée, et qui plus est, elle portait un nom : Piotr Stolypine.

Qui était-il et pourquoi fut-il celui que nihilistes et révolutionnaires de tous poils haïssaient le plus après le tsar lui-même ? Au point d’attenter plusieurs fois à sa vie...
Pour mieux appréhender cette haine viscérale, il est nécessaire de situer le contexte socio-politique et le rôle crucial de cette personnalité au sein de la tourmente Russe du début du XIXe siècle.
Piotr (Pierre en français) Arkadiévitch Stolypine est né en 1862, à Dresde (Allemagne). Il naquit au sein d’une famille que l’on peut considérer comme l’exemple même de la noblesse administrative de l’Empire tsariste, dévouée indéfectiblement à son monarque. Stolypine suivra en cela les traces de ses prédécesseurs en occupant de hautes fonctions auprès du tsar, acceptant même le poste le plus risqué pour sa propre vie et celle de ses proches.
Il bénéficia pour ce faire d’une très solide éducation à la fameuse université d’Etat de Saint-Pétersbourg [1], capitale de la Russie d’alors, obtenant très rapidement une charge publique dès la remise de son diplôme. Intégré au sein du ministère des Domaines d’Etat, il n’y demeurera que quatre avant de se voir confier d’autres responsabilités croissantes au fil du temps pour se voir proposer le poste envié (mais risqué) de gouverneur à Saratov [2] en 1905.
La tâche de gouverneur, si elle était prestigieuse, n’était guère aisée car elle plaçait d’office ce représentant du pouvoir monarchique en première ligne des vociférations et menaces de révolutionnaires déterminés à ébranler le régime d’alors. Précisons qu’en cette fin de XIXe siècle et début XXe, les temps étaient troubles. Cette période datant d’Alexandre II lorsqu’il mourut en 1881, décès provoqué par un attentat alors qu’ironie du sort il venait d’amorcer une libéralisation du régime. Son successeur, Alexandre III [3], prit le parti de ne plus faire de concessions libérales puisqu’elles semblaient au contraire exciter davantage les extrémistes. Répression politique et autocratie devinrent les mots d’ordre à appliquer en chaque pouce du territoire russe par les gouverneurs et les forces supplétives à leur disposition. L’avènement de Nicolas II sur le trône de Russie en 1894 ne modifia guère cette voie conservatrice, confortée en cela par la disparition de son ministre de l’Intérieur Plehve en 1904, déchiqueté par une bombe mise au point par des socialistes révolutionnaires.
L’irrémédiable se produisit en 1905, considéré comme une ébauche de la révolution de 1917 [4] et commençant à poindre dans toutes les provinces alors sous autorité Russe. Implacable et méthodique, le gouverneur Stolypine jugula les troubles naissants dans sa province tandis que le reste du pays s’embrasa. Le tsar abdiqua en faveur de ce mouvement contestataire majeur et concéda, malgré son aversion pour le parlementarisme, la tenue d’une douma élue. C’est alors qu’intervint Stolypine, remarqué en haut lieu pour sa maîtrise des troubles révolutionnaires dans la région de Saratov.
Car le souverain avait besoin d’un tacticien politique hors pair pour redorer le lustre de la monarchie et retrouver une liberté d’action sérieusement entamée par les concessions récentes.
Le gouverneur de Saratov devint par conséquent Premier ministre du monarque en 1906, période d’autant plus cruciale que les désordres perduraient et que l’on sentait que le brasier couvait encore sous la cendre. Sa première mesure fut à l’image de sa détermination : la création de tribunaux d’exception [5] ayant pour ordre de constater et réprimer dans le délai le plus court possible les offenses faites à l’autorité du tsar. Pour expéditif qu’il fut, le procédé permit au Premier ministre de bénéficier d’un calme relatif et de se pencher sur la gestion de la crise parlementaire. Car la douma continuait d’être un foyer contestataire d’autant plus sérieux qu’il était légal. C’est alors que toute la complexité du personnage de Stolypine apparaît : loin de l’administrateur et serviteur obtus tel qu’il est souvent dépeint, il se mua en défenseur ardent de la cause paysanne et, dans une moindre mesure, ouvrière. Certes la tactique politicienne n’était pas absente puisqu’il visait à provoquer l’opposition au sein de la douma (entre les délégations paysannes, les socialistes révolutionnaires modérés et les libéraux notamment) avec comme point d’orgue la paralysie de celle-ci, tout en laissant le temps pour faire émerger des forces politiques favorables au pouvoir tsariste (l’Union du peuple russe, par exemple). Mais le Premier ministre voyait plus loin : il comprit de par ses fonctions administratives antérieures qu’il fallait donner à la Russie les moyens d’une évolution majeure au sein de la société paysanne, et permettre l’émergence d’une classe éclairée qui devrait son statut aux réformes émanant du tsar [6]. De fait, le calcul reposait sur un principe très simple et redoutablement efficace que l’on peut résumer en une formule laconique : on ne mord pas la main qui vous nourrit !
Et Stolypine « nourrissait » fort bien : réforme foncière d’ampleur nationale favorisant l’acquisition de la propriété par les exploitants des surfaces agricoles [7] ; création d’un système bancaire ad hoc dans le souci de faciliter le rachat des terres cultivées ; propagation de techniques agricoles visant à améliorer le rendement des terres ; mesures permettant l’amélioration des conditions de vie des ouvriers ; pouvoirs plus étendus en faveur des zemstvos [8]...
Et là fut l’effroi réel de Lénine : Stolypine allait sauver la Russie tsariste de l’effondrement en faisant naître une nouvelle classe moyenne de paysans, qui composaient pour les 4/5 la population de l’Empire Russe au début du XXe siècle. De même que les ouvriers pouvaient escompter sur l’écoute d’un homme politique ouvert sur les difficultés sociales consubstantielles à l’industrialisation naissante et exponentielle de la Russie [9]. Les révolutionnaires sentirent rapidement que le terreau de la ferveur révolutionnaire se dégradait, et les deux dissolutions de la douma (1906 et 1907) avaient permis pour le Premier ministre de bénéficier en sus d’une assemblée acquise désormais à sa cause.
Il fallait agir, et le tsar par son mol appui à son Premier ministre sembla, de concert avec les envieux de sa cour personnelle, offrir en pâture cet homme politique hors pair qui avait pourtant œuvré sans relâche à la sauvegarde du pouvoir tsariste. Ainsi, lorsqu’il démissionna de son poste de Premier ministre en 1911 suite à l’échec d’une loi destinée à étendre le système des zemstvos en d’autres parties du territoire russe, l’hallali était sonné... Tant de rancoeurs contenues pendant ces dernières années allaient pouvoir se libérer : révolutionnaires et aristocrates unis dans la même danse macabre autour du loup désormais solitaire.
Le 14 septembre 1911, alors qu’il assistait à un opéra dans la ville de Kiev, l’ancien Premier ministre fut victime à bout portant de deux tirs déclenchés par un activiste révolutionnaire, Dimitri Bogrov.
Celui qui fut à l’origine d’une réforme agraire exceptionnelle, de par les moyens comme l’étendue géographique, s’éteignit quatre jours plus tard, non sans causer un réel remord au souverain qu’il avait servi avec fidélité jusqu’au bout.
Stolypine disparu, la monarchie se préparait à vivre ses dernières années d’existence en Russie faute de conseillers aussi talentueux et visionnaires. Ce politique avisé aurait-il emmené son pays dans le brasier de la Première Guerre mondiale s’il avait échappé à l’attentat ? Difficile de répondre, ce qui est certain en revanche c’est que l’homme bénéficiait d’un réseau d’agents l’informant au mieux quant aux capacités réelles du pays, et qu’il ne se serait pas risqué dans un conflit pouvant emporter tout ce pour quoi il avait ardemment lutté.
[1] L’université existe encore, et nombre de grandes personnalités en sont encore sortis tel le président de la Fédération de Russie actuel, Vladimir Poutine : le site officiel (version anglaise disponible).
[2] Saratov était une ville située sur la Volga de première importance car par elle transitait des voies de communication diverses, sans compter qu’elle s’était industrialisée à la fin du XIXe siècle de telle manière qu’elle devint un centre industriel d’importance au sein de l’Empire russe.
[3] Surtout connu en France pour avoir permis la naissance en 1892 de la fameuse alliance franco-russe, traité militaire sortant la France de son isolement diplomatique auquel l’avait tenu précautionneusement Bismarck depuis sa victoire en 1871. Le Pont Alexandre III, non loin des Invalides à Paris, est le témoignage historique de ce rapprochement lourd de conséquences à terme.
[4] Révolution Russe de 1905 sur Wikipédia.
[5] Loi du 17 août 1906, quelques jours après l’attentat visant la datcha de Stolypine et ayant causé la mort de 32 personnes.
[6] Les fameux koulaks qui subiront le triste sort des purges staliniennes dans les années 30.
[7] Oukase du 9 novembre 1906.
[8] La définition la plus juste serait assemblée provinciale.
[9] Paradoxalement, cette industrialisation tardive servait la Russie car les responsables d’usines pouvaient opter pour l’emploi de techniques de pointe sans avoir à restructurer un ensemble déjà existant. C’est cette évolution rapide et constante du secteur secondaire qui fit craindre à de nombreux observateurs, notamment allemands, l’émergence d’une puissance russe difficilement résistible à moyen terme.
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