Ma « Nénette » à moi !

Alors bien sûr, Nénette, de prime abord, n’offre pas l’attraction d’un blockbuster. Il s’agit, comme on dit, d’un documentaire du réel. Distribué par les Films du Losange, ce doc signé par Nicolas Philibert, auteur talentueux de
Qui est Nénette ? C’est l’orang-outan star de
Et pourtant, avec trois fois rien, Philibert réussit un grand film (du 5 sur 5 pour moi) parce que, sous couvert de faire un documentaire animalier, il en fait aussi et surtout un long métrage qui interroge la pratique même du cinéma et du spectateur de cinéma. Qu’est-ce que filmer si ce n’est cadrer et tenter de faire entrer, par l’art de la captation, la vie à l’intérieur d’un cadre ? Alors qu’une majorité de réalisateurs lambda auraient accumulé les angles de vue pour soi-disant tout saisir du réel, Philibert s’impose des contraintes et une éthique de filmeur. Il filme en champs continus, sans offrir de contrechamps sur la vie environnant la cage des orangs-outans ; ce n’est qu’à travers le hors-champ de la voix off (celle des visiteurs et des soigneurs) et le jeu de reflets dans les vitres épaisses de la « prison de verre » qu’on laisse la place au contrechamp, c’est-à-dire à l’humain - à nous en tant que spectateurs se posant les sempiternelles questions lorsqu’on voit un animal en captivité (et d’autant plus lorsque c’est un singe, donc un presque semblable) : est-ce qu’il pense ? Est-ce qu’il me voit ? Est-il apathique ? Moqueur ? Ne suis-je pas en train de me regarder moi-même dans une glace ? Et qui est le plus bête : l’animal de par son appartenance au règne animal ou moi qui le contemple telle une bête curieuse ? Dans le film, la plupart des visiteurs tentent de s’approprier la vedette Nénette, chacun cherchant à la faire sienne sur le mode « Ma Nénette à moi », ce qui les conduit à parler davantage d’eux que du singe. Philibert le souligne dans le dépliant offert sur le film : « Derrière sa vitre, Nénette est un miroir. Une surface de projection. Nous lui prêtons toutes sortes de sentiments, d’intentions, voire de pensées. En parlant d’elle, nous parlons de nous. En la regardant, nous nous incluons dans le tableau. Comme Flaubert qui s’était écrié « Madame Bovary, c’est moi ! » je pourrais dire : « Nénette, c’est moi ». C’est vous. C’est nous. »
Ces visiteurs (enfants, couples, touristes, ados, étudiants en art, prof de dessin, soigneurs...) se racontent des histoires comme nous nous en racontons également en regardant le film et les singes, emprisonnés dans une « scénographie de la visibilité forcée », dixit Jean-Christophe Bailly dans son magnifique essai Le visible est le caché, 2009. Au zoo, l’animal s’expose bien malgré lui, c’est à un exhibitionnisme forcé qu’on le pousse : « Ne plus avoir la possibilité de se cacher, être soumis sans rémission à un régime de visibilité intégrale, c’est à cela que le zoo condamne les animaux qui y sont enfermés. » (Bailly). Le plan fixe de Nénette intensifie l’emprisonnement et l’isolement. L’interdit du contrechamp ne crée pas d’échappatoire, on est enfermé avec elle, et le plan bref dévoilant des coups de griffes du vieux singe sur un mur de la cage n’en est que plus fort pour dire le désir de fuite et d’échappement libre de l’animal. On est devant Nénette comme lorsqu’on est devant des tableaux de Gilles Aillaud (cf. photo, Cage aux lions, 1967), images peintes qui, en affichant des animaux au zoo, sont à lire comme autant de métaphores de nous-mêmes, vivant en captivité dans de grandes métropoles, les uns sur les autres. Mais on le sait bien, le zoo n’est pas qu’un mouroir pour animaux en captivité, c’est aussi un formidable moyen pour préserver des espèces en danger - l’orang-outan, « homme de la forêt » en provenance de Bornéo et Sumatra, n’échappant hélas pas à la règle, on n’en compte plus que 30 000 dans la nature.
C’est certainement parce qu’il y a une grande insistance sur le cadre, et sur l’exposition de ce cadre-aquarium, qu’on pense autant à la peinture en voyant Nénette. En le (la) regardant, j’avais en tête la fameuse phrase des frères Goncourt à propos des tableaux de musée, offerts à la consommation culturelle à tout-va : « Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde est peut-être un tableau de musée. », in Journal, mémoires de la vie littéraire (1887). On pourrait peut-être appliquer la même chose à un animal de zoo. Ainsi, lorsqu’on entend dans le film une reporter d’une télé étrangère s’interrogeant sur les odeurs des poils de Nénette et demandant avec insistance à un soigneur s’il peut imiter le cri du singe (ce à quoi celui-ci se refuse), on se dit que cette journaliste est bien bébête et que la plus bête n’est pas forcément celle qui se montre, dans un premier temps, telle quelle. Cependant, ce serait rendre fort peu justice aux visiteurs entendus dans le film Nénette que de faire croire qu’on aurait ici, de leur part, que des commentaires de petit acabit. Les soigneurs, n’ayant pas tous le même regard sur l’animal, nous apprennent bien des choses ; des interventions diverses (accompagnement musical raffiné et lecture d’un texte de Buffon) approchent l’animal sans jamais vouloir le définir d’un bloc ; et face à cette « baleine » rousse qui occupe le cadre en bouffant littéralement l’écran, j’ai particulièrement aimé le discours à la fois amusé et sensible d’un prof de dessin sur Nénette. En analysant à quel point cet être-là qu’est Nénette est un régal pour les dessinateurs (c’est un corps-masse énigmatique oscillant entre un poids extrême et une grande souplesse), on approche la bestiole sans jamais la capturer, comme si Nénette, à la façon des plus grandes stars, se montrait experte dans la « présence absentée » ; elle se donne à voir intégralement tout en cultivant sans cesse son propre mystère.
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