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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Ma « Nénette » à moi !

Ma « Nénette » à moi !

Alors bien sûr, Nénette, de prime abord, n’offre pas l’attraction d’un blockbuster. Il s’agit, comme on dit, d’un documentaire du réel. Distribué par les Films du Losange, ce doc signé par Nicolas Philibert, auteur talentueux de La Ville Louvre (1990) et d’Être et avoir (2001), n’est distribué que dans un nombre réduit de salles (quatre seulement à Paris) et a démarré tout modestement lors de sa sortie : 80 entrées, le 31 mars dernier, bref on est loin du score d’Avatar  ! D’ailleurs, au MK2 Beaubourg, nous n’étions qu’une dizaine de spectateurs réunis dans la salle. Dès l’entame du film, qui dure 1 heure 10, j’entends des ronflements derrière moi, je me dis au début qu’il s’agit peut-être d’un effet surround lancé par le propriétaire des lieux Marin Karmitz pour nous en mettre plein les oreilles et nous plonger direct dans la cage en verre des orangs-outans - grands dormeurs - afin d’en saisir au plus près le moindre signe de vie mais non, il faut se rendre à l’évidence, un spectateur est bel et bien en train de piquer tranquillement son roupillon devant Nénette et ses acolytes ; ainsi, il se pourrait bien que l’ennui distillé par Nénette dans son vase clos soit contagieux ! C’est vrai qu’ici, nous n’assistons à aucune prouesse pyrotechnique façon Bruce Willis et consorts pour nous en mettre plein la vue, pour autant Nénette est un film accrocheur, pouvant se suivre sans ennui, voire avec passion, que l’on soit amateur de cinéma, d’animaux ou les deux à la fois.

Qui est Nénette ? C’est l’orang-outan star de la Ménagerie du Jardin des Plantes (Paris) que 600 000 personnes viennent voir chaque année. Ayant atteint l’âge rarissime de 40 ans (d’ordinaire un orang-outan en milieu naturel dépasse rarement les 35 printemps), cet orang-outan femelle est née à Bornéo en 1972. On l’apprend dans le film, au cours de sa vie, elle a eu trois compagnons et a donné naissance à quatre petits. Actuellement, le Jardin des Plantes compte quatre orangs-outans. Aux côtés de la vénérable Nénette, vivent son troisième petit, Tübo (né en 1994), ainsi que Théodora et sa fille Tamü, arrivées fin 2007 depuis la Grande-Bretagne. Beaucoup moins expressifs que les chimpanzés, les orangs-outans, filmés frontalement par Nicolas Philibert (une grande partie de plans fixes et très rarement de mouvements de caméra), prennent des temps de sociétaires de la Comédie française ! Et, dans l’art du cabotinage, Nénette excelle : chacun de ses déplacements capte notre intérêt car, étant championne dans l’inaction et l’oisiveté, on guette chacun de ses longs poils roux et chacun de ses gestes afin d’en apprendre sur cette… « rentière velue » de profession. Nénette dort la plupart du temps pour, apprend-on, s’économiser du fait de son grand âge, et mange, essentiellement des fruits, des légumes, des yaourts (dont l’emballage !), tout en n’oubliant pas de pratiquer le teatime. Les autres bougent davantage, surtout les petits qui font la joie des visiteurs du zoo. Joueurs, ils se suspendent à des cordes et viennent s’affaler sur des bidons colorés installés dans le décorum. Voilà pour le spectacle.

Et pourtant, avec trois fois rien, Philibert réussit un grand film (du 5 sur 5 pour moi) parce que, sous couvert de faire un documentaire animalier, il en fait aussi et surtout un long métrage qui interroge la pratique même du cinéma et du spectateur de cinéma. Qu’est-ce que filmer si ce n’est cadrer et tenter de faire entrer, par l’art de la captation, la vie à l’intérieur d’un cadre ? Alors qu’une majorité de réalisateurs lambda auraient accumulé les angles de vue pour soi-disant tout saisir du réel, Philibert s’impose des contraintes et une éthique de filmeur. Il filme en champs continus, sans offrir de contrechamps sur la vie environnant la cage des orangs-outans ; ce n’est qu’à travers le hors-champ de la voix off (celle des visiteurs et des soigneurs) et le jeu de reflets dans les vitres épaisses de la « prison de verre » qu’on laisse la place au contrechamp, c’est-à-dire à l’humain - à nous en tant que spectateurs se posant les sempiternelles questions lorsqu’on voit un animal en captivité (et d’autant plus lorsque c’est un singe, donc un presque semblable) : est-ce qu’il pense ? Est-ce qu’il me voit ? Est-il apathique ? Moqueur ? Ne suis-je pas en train de me regarder moi-même dans une glace ? Et qui est le plus bête : l’animal de par son appartenance au règne animal ou moi qui le contemple telle une bête curieuse ? Dans le film, la plupart des visiteurs tentent de s’approprier la vedette Nénette, chacun cherchant à la faire sienne sur le mode « Ma Nénette à moi », ce qui les conduit à parler davantage d’eux que du singe. Philibert le souligne dans le dépliant offert sur le film : « Derrière sa vitre, Nénette est un miroir. Une surface de projection. Nous lui prêtons toutes sortes de sentiments, d’intentions, voire de pensées. En parlant d’elle, nous parlons de nous. En la regardant, nous nous incluons dans le tableau. Comme Flaubert qui s’était écrié « Madame Bovary, c’est moi ! » je pourrais dire : « Nénette, c’est moi ». C’est vous. C’est nous. »

Ces visiteurs (enfants, couples, touristes, ados, étudiants en art, prof de dessin, soigneurs...) se racontent des histoires comme nous nous en racontons également en regardant le film et les singes, emprisonnés dans une « scénographie de la visibilité forcée », dixit Jean-Christophe Bailly dans son magnifique essai Le visible est le caché, 2009. Au zoo, l’animal s’expose bien malgré lui, c’est à un exhibitionnisme forcé qu’on le pousse : « Ne plus avoir la possibilité de se cacher, être soumis sans rémission à un régime de visibilité intégrale, c’est à cela que le zoo condamne les animaux qui y sont enfermés.  » (Bailly). Le plan fixe de Nénette intensifie l’emprisonnement et l’isolement. L’interdit du contrechamp ne crée pas d’échappatoire, on est enfermé avec elle, et le plan bref dévoilant des coups de griffes du vieux singe sur un mur de la cage n’en est que plus fort pour dire le désir de fuite et d’échappement libre de l’animal. On est devant Nénette comme lorsqu’on est devant des tableaux de Gilles Aillaud (cf. photo, Cage aux lions, 1967), images peintes qui, en affichant des animaux au zoo, sont à lire comme autant de métaphores de nous-mêmes, vivant en captivité dans de grandes métropoles, les uns sur les autres. Mais on le sait bien, le zoo n’est pas qu’un mouroir pour animaux en captivité, c’est aussi un formidable moyen pour préserver des espèces en danger - l’orang-outan, « homme de la forêt » en provenance de Bornéo et Sumatra, n’échappant hélas pas à la règle, on n’en compte plus que 30 000 dans la nature. 

C’est certainement parce qu’il y a une grande insistance sur le cadre, et sur l’exposition de ce cadre-aquarium, qu’on pense autant à la peinture en voyant Nénette. En le (la) regardant, j’avais en tête la fameuse phrase des frères Goncourt à propos des tableaux de musée, offerts à la consommation culturelle à tout-va : « Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde est peut-être un tableau de musée. », in Journal, mémoires de la vie littéraire (1887). On pourrait peut-être appliquer la même chose à un animal de zoo. Ainsi, lorsqu’on entend dans le film une reporter d’une télé étrangère s’interrogeant sur les odeurs des poils de Nénette et demandant avec insistance à un soigneur s’il peut imiter le cri du singe (ce à quoi celui-ci se refuse), on se dit que cette journaliste est bien bébête et que la plus bête n’est pas forcément celle qui se montre, dans un premier temps, telle quelle. Cependant, ce serait rendre fort peu justice aux visiteurs entendus dans le film Nénette que de faire croire qu’on aurait ici, de leur part, que des commentaires de petit acabit. Les soigneurs, n’ayant pas tous le même regard sur l’animal, nous apprennent bien des choses ; des interventions diverses (accompagnement musical raffiné et lecture d’un texte de Buffon) approchent l’animal sans jamais vouloir le définir d’un bloc ; et face à cette « baleine » rousse qui occupe le cadre en bouffant littéralement l’écran, j’ai particulièrement aimé le discours à la fois amusé et sensible d’un prof de dessin sur Nénette. En analysant à quel point cet être-là qu’est Nénette est un régal pour les dessinateurs (c’est un corps-masse énigmatique oscillant entre un poids extrême et une grande souplesse), on approche la bestiole sans jamais la capturer, comme si Nénette, à la façon des plus grandes stars, se montrait experte dans la « présence absentée » ; elle se donne à voir intégralement tout en cultivant sans cesse son propre mystère. 

Documents joints à cet article

Ma « Nénette » à moi !

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4 réactions à cet article    


  • Pierre de Vienne Pierre de Vienne 6 avril 2010 11:20

    Bel article, à sa lecture je me suis souvenu d’un autre film de Philibert , « la moindre des choses » en 97, qui, en filmant les occupants d’une institution psychiatrique, avait déjà parlé de cette notion du dedans et du dehors, du cadre de l’institution qui protège et isole.

    C’était déjà un très beau film, délicat et sans sentimentalisme, qui en prenant le temps, arrivait à restituer la dignité de ces malades, et le long et incertain travail des soignants.
    J’ai hâte d’aller voir cette Nenette là.

    • Vincent Delaury Vincent Delaury 6 avril 2010 18:34

      Pierre de Vienne, je n’ai pas vu le film dont vous parlez (« La Moindre des choses », 1996) mais, vu qu’il s’agit aussi d’un univers clos (en l’occurrence une clinique psychiatrique), je pense que votre comparaison est bien vue, et merci pour votre commentaire.
      Cdlt,
      VD


    • Romain Desbois 6 avril 2010 12:36

      J’ai vu un documentaire sur un « empailleur » qui racontait qu’il travaillait pour le jardin des plantes et que la véto Dombsell (la « maman de Nenette ») a avoué que les singes en surnombre sont euthanasiés pour faire des .....bio-ramas (scènes de vie avec des bêtes empaillées).

      Depuis je boycotte la galerie de l’évolution et le Jardin des plantes. Nenette est l’arbre qui cache la forêt de l’exploitation animale.

      PS : j’ai toujours la cassette du doc. que j’ai gardé en preuve


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