Le Roi des naïfs
On pourrait croire que ce titre désigne « l’Électeur populaire » qui, après chaque scrutin présidentiel, se rend compte, mais un peu tard, qu’il a, comme d’habitude, été roulé dans la farine. Eh bien non, ce titre de « Roi des naïfs », d’« Empereur des crédules », de « Pape des gogos » revient sans contestation possible à un Bellifontain du 18e siècle dont l’historien André Castelot a affirmé qu’il fut « l’homme le plus trompé du monde ». Il est vrai que ce brave Antoine Alexandre Henri à fait très fort dans le genre. Il a même atteint des sommets inégalés à ce jour...
Poinsinet vit le jour à Fontainebleau le 17 novembre 1735. Très tôt il manifesta un goût marqué pour le théâtre et la poésie, au point d’abandonner ses études dès l’âge de 18 ans pour se lancer dans l’écriture. Il est vrai qu’il possédait, de l’avis de ses contemporains, d’excellentes dispositions pour cet exercice, et notamment de réelles qualités de dialoguiste. Cette passion pour l’écriture ne quittera plus Poinsinet jusqu’à sa mort précoce en 1769. Elle lui permettra de léguer à la postérité, outre une kyrielle de poèmes, de nombreuses pièces de théâtre, parfois de bonne facture (Le Cercle), des parodies (Les Fra-Maçonnes) et des livrets d’opéra (Tom Jones). Une postérité en l’occurrence bien ingrate car les œuvres de notre homme tombèrent très vite dans un oubli abyssal, totalement éclipsées par ce qui a fait sa légende : son extraordinaire crédulité !
Établir une liste exhaustive des canulars dont fut victime Poinsinet relèverait de la gageure tant cet homme fut en butte aux mystifications de ses contemporains. Il faut dire qu’ils avaient affaire à un gibier de choix, la stupéfiante naïveté du Bellifontain n’ayant d’égale que son incroyable vanité. « On le mystifie comme l’on veut » a dit un jour de lui l’écrivain Bachaumont, et force est de reconnaître que les canulars dont Poinsinet a été la cible sont effarants tant ils supposent de sottise de la part de leur victime.
L’homme invisible
La plus connue de ces mystifications joue sur l’ego de Poinsinet. Des courtisans l’ayant convaincu qu’il allait être nommé à l’Académie de Saint-Pétersbourg par Elisabeth 1ère, Impératrice de Russie, eu égard à la grande valeur littéraire de ses œuvres, notre homme se mit d’arrache-pied à apprendre le russe avec une préceptrice complice des plaisantins. Ce n’est qu’au bout de six mois, alors qu’il s’estimait opérationnel et s’apprêtait à partir pour la lointaine Russie, que le naïf Antoine apprit la vérité : il n’avait jamais été question de le nommer au sein de la prestigieuse Académie. Quant à ses progrès linguistiques, ils lui seraient à l’évidence beaucoup plus utiles à Quimper qu’à Saint-Pétersbourg car, en fait de russe, on lui avait enseigné le…breton !
Abusé intellectuellement, Poinsinet l’a également été sur le plan physique. C’est ainsi que, toujours aussi imbu de lui-même, il avait cru un jour pouvoir obtenir un poste de prestige fort bien rémunéré à la Cour. Connu, aux dires des amis du librettiste, sous le nom d’« écran du Roi », ce poste de confiance consistait à s’interposer entre l’âtre et Louis XV pour protéger le souverain de la chaleur du foyer. Tout excité à l’idée d’obtenir cette charge enviée dans l’entourage immédiat du « Bien-aimé », le Bellifontain se soumit durant une quinzaine de jours à un entraînement intensif en offrant ses mollets à la morsure d’un feu ronflant, régulièrement repoussé vers les flammes par ses « amis » – au motif qu’il ne pouvait se dérober à l’honneur qui lui était fait – lorsqu’il prétendait se dégager de l’ardeur du bûcher.
Ce souvenir cuisant ne lui servit pourtant pas de leçon, et Poinsinet fut abusé à de nombreuses autres reprises. Notamment par l’entremise d’un pseudo mage portugais dont il s’était entiché. Comme cette fois où, invité à souper dans le monde en compagnie du mage, celui-ci affirma à Poinsinet pouvoir le rendre invisible aux yeux des personnes présentes grâce à un tour de cartes dont il avait le secret. La manipulation exécutée, l’étonnement des convives, surpris de la soudaine disparition de Poinsinet, confirma aussitôt à notre naïf qu’il était bel et bien devenu invisible. Survint alors une altercation entre deux invités. Placé entre les deux adversaires et fidèle à la consigne de mutisme absolu donnée par la mage pour ne pas rompre le charme, le crédule Antoine en fut quitte pour recevoir une série de coups appuyés lorsque les deux compères en vinrent aux mains. Comble d’infortune, il reçut également au visage le contenu, jugé imbuvable par un invité prétendument furieux, d’un verre de vin rageusement jeté vers l’espace supposé vide !
Flamberge au vent
L’une des plus cocasses mystifications dont Poinsinet fut l’objet restait pourtant à venir. Invité de nouveau dans le monde en compagnie de l’autoproclamé mage portugais, notre crédule écrivain ôta, sur le conseil de son mentor, pourpoint, culotte, chemise et chausses pour se mettre entièrement nu, meilleur moyen ce jour-là de se rendre invisible à l’assistance. Et notre imbécile de se pavaner dans le plus simple appareil, d’autant plus ravi de cette invisibilité providentielle qu’elle lui permit de reconnaître ses vrais amis en la personne de ceux qui tinrent à son sujet des propos flatteurs quand d’autres le vilipendaient sans se rendre compte – ces sots ! – qu’il ne perdait pas une miette de leurs propos.
Bien d’autres canulars du même genre furent organisés au détriment de celui que l’on surnomma en son temps « Poinsinet le mystifié », et jamais sans doute, dans l’histoire des relations sociales, convive ne se retrouva aussi souvent nu en société bourgeoise. Nu et invité à exécuter, toujours pour entretenir le charme, d’improbables ascensions en haut des meubles ou des acrobaties destinées, de manière évidente, à mettre en valeur aux yeux des dames l’agilité de son intime flamberge !
Victime récidiviste de ce que l’on appellerait aujourd’hui des « dîners de con », Poinsinet – et ce fut une grande perte pour tous les joyeux lurons de la grande bourgeoisie parisienne du 18e siècle – mourut noyé (ou victime d’une hydrocution) le 7 juin 1769 à Cordoue en se baignant dans le Guadalquivir après un repas copieux et bien arrosé. Peut-être lui avait-on fait croire que les eaux du fleuve faciliteraient sa digestion ?
Quoi qu’il en soit, il est bien dommage que les canulars de ce type soient passés de mode, tant dans les entreprises, devenues désormais très austères sur ce plan, qu’en politique où la crédulité de certains élus fut naguère une mine de divertissement pour certains journalistes iconoclastes et leurs lecteurs. La faute sans doute à une plus grande méfiance de nos contemporains, instruits par les pièges radiotélévisés des caméras ou des micros cachés. Encore qu’il subsiste ici ou là quelques naïfs de la plus belle espèce, particulièrement en politique. Ainsi Fillon à qui un espiègle farceur à talonnettes a réussi à faire croire qu’il était Premier ministre. À hurler de rire ! Et cela d’autant plus que le pauvre homme est, contrairement à Poinsinet, réellement transparent !
Liens avec de précédents articles consacrés aux canulars :
Principales sources :
Les aventures du grand Balzac, par P.L. Jacob
Répertoire de la littérature ancienne et moderne, par Joseph et Louis-Gabriel Michaud
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