Chronique orwellienne de la semaine
Comment peut-on vivre avec 560 euros par mois ? / GriveauxGate / Extinction Rebellion censuré, Blackrock envahi / Violence policière et mensonge d'Etat / Journalistes citoyens disparus en Chine / Bernie Sanders ?
Tant que les lapins n’ont pas d’historien, l’histoire est écrite par les chasseurs.
Howard Zinn
Comment George Orwell (1903-1950), l’auteur du célèbre et tristement prophétique 1984, commenterait-il, lui qui fut aussi journaliste, l’actualité contemporaine ? Sans prétendre bien sûr atteindre son indépassable génie, ni sur le plan des idées ni sur celui de la forme, les chroniques orwelliennes entamées dans le présent billet par L’impertinent sont une tentative de chroniquer l’actualité en essayant d’imaginer ce qu’il pourrait bien en dire s’il ressuscitait en ce monde… et se connectait, vraisemblablement fasciné, sur les réseaux sociaux où le monde donne à se voir.
Parmi les grands thèmes qu’il développa dans les années trente et quarante : la condition prolétarienne et sous-protélarienne, le socialisme démocratique et libertaire, la défenses des libertés individuelles, la dénonciation des totalitarismes de droite comme de gauche et une critique des intellectuels complices de la montée de ces totalitarismes. Au sens de 1984, le monde que nous vivons – nous aurons l’occasion de le commenter en détail sur ces pages – est profondément orwellien et ses thèmes de prédilection ont très largement survécu au contexte bien particulier du fascisme et du stalinisme de son époque : et l’actualité de cette semaine le montre bien.
Qu’aurait-il par exemple pensé du GriveauxGate ? Il aurait sans doute eu une opinion sur cette affaire, et nous y reviendrons plus loin pour la deviner. Devant l’intensité de la mobilisation politico-médiatique sur ce scandale, il se serait peut-être d’emblée demandé – question de priorité dans l’indignation – si la misère du prolétariat et du sous-prolétariat qu’il décrit notamment dans Dans la dèche à Paris et à Londres et Le quai de Wigan a finalement disparu en ce XXIème siècle bien avancé.
« Comment peut-on vivre dignement avec 560 euros par mois ? » peut-on lire dans une tribune publiée dans Le Monde (enfin, sa version numérique, elle n’a pas été reproduite dans la version papier !) par un collectif d’associations. L’article alerte sur le niveau croissant de paupérisation du pays et plaide pour un relèvement des minima sociaux à au moins 870 euros mensuels par personne, soit le seuil de pauvreté actuel. Nul doute qu’ils soient entendus au haut lieu… La grande pauvreté en quelques chiffres : entre 2017 et 2018, 400 000 personnes en plus sont passées sous le seuil de pauvreté ; en 2018, 9,3 millions de français vivaient sous le seuil de pauvreté ; en 2019, près de 5 millions de ménages sont en situation de précarité énergétique ; 50% de personnes sans domicile en 10 ans entre 2001 et 2012 ; 445 décès à la rue ont été comptabilisés en 2019 dont 11 mineurs, l’espérance de vie à la rue est de 49 ans ; 500 enfants dorment à la rue ou dans des abris de fortune tous les soirs à Paris.
Voilà de quoi, vraiment, s’indigner. Mais le sujet est totalement absent du débat public. Détail qui aurait plu à Orwell, cette tribune a été publiée dans la version numérique mais n’a pas été reprise dans la version papier de référence : pour les historiens du futur elle n’aura donc jamais existé… contrairement à l’abondance de nouvelles dans les médias dominants sur la prétendue baisse du chômage, auxquelles personne ne croit vraiment, à l’instar des statistiques en régime totalitaire. Tout le monde aura noté que les supposées création d’emplois sont largement le fait de la création de micro-entreprises, pour la plupart des travailleurs précaires ubérisés dont le salaire mensuel moyen est de moins de 500 euros par mois. La France sous Macron se paupérise et se précarise à vitesse accélérée.
Et en ce sens le concert d’indignations politico-médiatique sur l’affaire Griveaux a quelque chose d’indécent. On aimerait voir la même combativité de l’establishment sur des sujets autrement plus préoccupants pour la population d’en bas. Que n’a-t-on pas entendu sur le thème de la « grande menace contre la démocratie » que poseraient les réseaux sociaux ?
Les réseaux sociaux sont pourtant un des rares lieux de liberté d’expression qu’il nous reste encore. Et de pluralité de l’information, de par le travail de millions de micro-journalistes citoyens qui produisent ou relaient des informations que les médias dominants se gardent bien de donner, comme en matière de mouvements sociaux… et de leur répression.
L’affaire Griveaux va encore apporter de l’eau au moulin de tous ceux toujours plus nombreux qui veulent aujourd’hui en France, avec notamment la loi Avia en préparation, censurer le net pour tout propos « haineux », terme et notion on ne peut plus vagues et liberticides. Macron et sa clique LREM se savent haïs par la vaste majorité de la population et cherchent désormais à tout prix à museler toute opposition un peu trop véhémente à notre régime de démocrature. Voilà l’enjeu réel, et il y a de quoi s’inquiéter pour la liberté d’expression dans ce pays.
Le site internet où l’artiste et activiste Piotr Pavlenski avait publié la fameuse vidéo compromettante – alors même qu’elle avait été supprimée et que donc le site était inoffensif – ne répond plus. Pour reprendre un terme orwellien, il a été « vaporisé ». Et c’est comme cela qu’on musèle un opposant aujourd’hui. Car c’est ce qu’est Pavlenski en France, comme il le fut en Russie. Il faut rappeler que c’est Griveaux qui a commencé dans cette histoire en instrumentalisant sa famille à des fins politiciennes en se faisant passer pour un père de famille respectable et en érigeant la famille traditionnelle comme fondement de son programme politique. Sur cette base cela fait partie du droit à l’information du citoyen de savoir que c’est au final un beau Tartuffe. Cela n’est peut-être pas « légal » – comme l’incendie du FSB ou de la Banque de France de la Bastille par l’artiste – mais politiquement légitime et défendable.
Cette disparition électronique de toute trace d’opposants sur la toile aurait fasciné – et terrorisé – Orwell. On a aussi appris cette semaine que tous les administrateurs de la page Extinction Rebellion France ont été bannis de Facebook sans explications. Ce qui revient à neutraliser son organisation et sa communication. Et l’on sait que des voix gouvernementales s’élèvent en Grande-Bretagne pour les classer comme « terroristes ». Ce qui se profile donc à l’horizon – et c’est encore une fois tout le sens de la loi Avia – c’est la généralisation du qualificatif de « terroriste » à toute entreprise de désobéissance civile, comme l’envahissement cette semaine des locaux parisiens de Blackrock par Youth for Climate.
Dans cette logique, nous avons aussi eu cette semaine un cas flagrant de mensonge d’Etat pour couvrir de la violence policière. La vidéo, produite par un média de journalisme citoyen, avait fait le buzz avec plus de trois millions de vues et montrait une arrestation violente d’un manifestant dans le cadre de l’Acte #65 des Gilets jaunes à Bordeaux. Cet évènement, pourtant assez marginal par rapport au flot de violence policière en répression du mouvement, avait indigné et questionné beaucoup de personnes sur les méthodes de la police. A l’Assemblée nationale Castaner a légitimé l’interpellation musclée en expliquant que l’individu en question était un membre des Blackblocs – un « terroriste » donc – et avait en sa possession une barre de fer. Or il s’est avéré à peu près au même moment que l’individu était libéré après 30 heures de GAV sans qu’aucune inculpation ne soit retenue contre lui. Castaner a donc menti de manière éhontée devant la représentation nationale et c’est excessivement grave : qui s’en émeut ?
On s’émeut assez peu en France aussi de la disparition de deux journalistes citoyens qui couvraient l’épidémie de coronavirus à Wuhan et qui donnaient des informations assez embarrassantes pour le régime. On pourrait demander à Raffarin s’il a quelque information. En tournée actuellement sur tous les plateaux télé pour vendre son livre sur la Chine, Raffarin en lobbyiste payé par ce régime fait la promotion du modèle chinois et de ses méthodes autoritaires prétendument efficaces pour gérer l’épidémie. Il incarne le type même d’intellectuel, au sens large, vendu à une cause totalitaire qu’il dénonçait à son époque.
Dans ce panorama morose Orwell aurait pu se réjouir des succès récents de Bernie Sanders aux primaires démocrates. Se réjouir avec une certaine dose de prudence car il est évident que Sanders, socialiste démocratique, s’il était élu représenterait une révolution aux Etats-Unis : difficile de ne pas anticiper que l’establishment fera tout pour lui barrer la route. Et que tous les coups seront permis.
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