Décadence ou déclin de nos sociétés
Décadence ? Le mot évoque le destin de l’Empire romain avec sa chute, ou son déclin, tout dépend le sens que l’on accorde à ce moment de l’Histoire. C’est d’ailleurs cette énigme de la fin de Rome et la stupeur interrogative suscitée, qui ont été à la base de la construction de cette notion. Fort complexe du reste, la décadence signifiant beaucoup de choses, le déclin, la perte du sens civique, les comportements outranciers, la démission des peuples, les excès. Il existe même une esthétique de la décadence, datée de la fin du 19ème siècle, précédant de peu le fameux livre de Spengler sur le déclin de l’Occident.

L’idée de décadence renvoie donc à deux époques, la Rome antique et la période critique vécue par l’Europe entre 1900 et 1940. Cette notion est culturellement ancrée dans la mémoire de l’Occident. Mais scrutant les époques, on constate une alternance entre des périodes dynamiques, créatives, inventives, jugées comme progressistes, et d’autres périodes où une sorte de stagnation, de stase sociale et politique, transparaît. Mais sans pour autant qu’on puisse parler de déclin. Si certains voient un déclin à certaines occasions, c’est sans doute parce qu’ils jaugent la société avec comme modèle idéal le progrès permanent. Or, l’humain est perfectible et en plus, il ne cesse de voir évoluer les techniques, les cultures, les normes sociales, aussi, il cherche ses marques et parfois, ose se complaire dans des attitudes jugées décadentes, inciviles. La croissance des sociétés ne suit pas le long cours assuré de l’arbre. L’homme n’est pas un végétal.
La décadence ne paraît pas constituer une notion à sens unique, capable de définir l’état d’une société. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il n’y a pas de société décadente à notre époque mais qu’il y a de la décadence dans la société, à des degrés divers et sans doute, la décadence traduit l’essence du genre humain accompli dans le devenir occidental, comme du reste la vertu, l’éducation, la solidarité, la convivialité. Il n’existe pas de critères statistiques pour mesurer la décadence. Lorsque Nicolas Baverez parle de déclin, il emprunte le sillage de Raymond Aron et se base sur des chiffres économiques. La décadence est plus le fait d’un jugement esthétique et moral. Les littéraires sont sans doute mieux placés pour évoquer la décadence. Ecoutons Margerite Yourcenar évoquer la décadence :
« Les maux dont on meurt sont plus spécifiques, plus complexes, plus lents, parfois plus difficiles à découvrir ou à définir. Mais nous avons appris a découvrir ce gigantisme qui n’est que la contrefaçon malsaine d’une croissance, ce gaspillage qui fait croire a l’existence de richesses qu’on n’a déjà plus, cette pléthore si vite remplacée par la disette à la moindre crise, ces divertissements ménagés d’en haut, cette atmosphère d’inertie et de panique, d’autoritarisme et d’anarchie, ces réaffirmations pompeuses d’un grand passé au milieu de l’actuelle médiocrité et du présent désordre, ces réformes qui ne sont que des palliatifs et ces accès de vertu qui ne se manifestent que par des purges, ce goût du sensationnel qui finit par faire triompher la politique du pire, ces quelques hommes de génie mal secondés, perdus dans la foule des grossiers habiles, des fous violents, des honnêtes gens maladroits et des faibles sages. Le lecteur moderne est chez lui dans l’Histoire Auguste. »
Marguerite Yourcenar, Mount Desert Island, 1958
Ecrit en 1958, ce portrait de la figure décadente résonne d’une profonde actualité. Quel sens de l’anticipation. Sarkozy n’avait que trois ans ! Mais cette figure provient d’une lointaine histoire, celle du déclin de Rome. Quant aux signes de décadences consignés dans ce texte, on pourra les voir dans bien des époques et surtout, dans la décennie en cours, voire les trois dernières décennies. Tandis que l’année 2009 semble amplifier la perception de la décadence dont le contraste se dessine dans ce contexte d’inquiétudes et de procès des consciences. Il n’est pas de journée sans scandale, sans polémique, sans invectives moralisantes. En cette période de difficultés et d’incertitude nous découvrons les signes de décadence et sans nous réclamer du jugement dernier, nous jaugeons ce qui se révèle telle une apocalypse présente dans les médias. L’idéogramme chinois serait incomplet. Au danger et à l’opportunité s’ajoute une dimension cognitive, la révélation. Deux figures se superposent, celle de la décadence et celle de la civilisation. Comment va évoluer notre société ? Une chute ? Ce n’est pas certain. Ce que nous pourrions comprendre alors, c’est que l’Occident est parvenu au stade où il a les moyens de gérer la décadence alors que Rome n’en avait pas les moyens.
Au fait, quelle décadence en 2009 ? Un habile personnage, grossier, du casse-toi pov’ con aux humiliations infligées au enseignants et chercheurs, se casse trois jours pour se vautrer dans le luxe au Mexique. Les grossiers habiles sont nombreux mais la grossièreté a du style, lorsqu’un ministre persiste et signe devant l’Assemblée, affirmant que le bouclier fiscal est une mesure de justice. Décadence, ces salaires et primes indécents. Le gigantisme dans les profits. Les divertissements frelatés diffusés par les médias, de la télé réalité au cirque des insipides. La vie politique et sociale se fait médiocre. Les réformes virent aux soins palliatifs. Les policiers font preuve d’autoritarisme, de brutalité envers les citoyens. La chasse aux cyclistes est un sport dans certaines villes. Sentiment de panique, les licenciements, les expulsions, les huissiers d’injustice sociale parcourent les zones urbaines. Grossiers, les humoristes, et parfois vulgaires, comme les propos de certains politiciens qu’on paye pour se pavaner dans les médias en énonçant force banalité, lieux communs et même tromperies. Une ministre de la justice en disgrâce. Les chômeurs peinent à être indemnisés mais Madame la Ministre ira siéger à Strasbourg avec près de 10 000 euros par mois de revenus. Belle conception de l’Europe. Des sièges offerts aux hauts commensaux de la gouvernance publique. Servez-vous, mais il n’y a pas beaucoup d’élus. L’anarchie, le désordre décadent. Les instituteurs ne font pas remonter les tests des écoliers, les universités sont caillassées, d’autres fermées, les enseignants retiennent les notes des partiels. Les directeurs de CHU vivent dans l’opulence en pillant l’argent de la santé publique. Et tous les managers et gestionnaires se font des beaux profits alors que pour leurs employés, c’est la dèche et même la pauvreté, si l’on est stagiaire ou intérimaire.
La décadence, ce sont ces dépenses en frais de bouche, de réception, dans les grandes villes, surtout Paris. La décadence, ces citadins roulant avec des véhicules tout terrain pesant plus de deux tonnes et bouffant du carburant ; ces berlines, signes de réussites, souvent allemandes, avec des motorisations de 250 chevaux ou plus, alors que la moitié suffit pour un dépassement sécurisé. La décadence, 300 000 euros par mois pour taper dans un ballon, de Henry et Ribery à Beckham, pote de Bono et sa machine à produire du profit, U2, dix ans de rock, vingt ans de bizness et des concerts à 200 euros la place, Bono, sujet de sa Majesté, parmi d’autres sujets vénérant Kate Moss, un simple mannequin. La décadence montre aussi son visage populaire. Du pain, des jeux, des stars. D’un côté beaucoup de profit et de l’autre, la « populace ». La décadence, ce sont les fabuleux honoraires versés à des managers qui ont créé Natixis alors que le cours de l’action a été divisé par 20. Les petits actionnaires l’ont en travers mais ils peuvent se refaire avec les nouveaux produits lancés par la Française des jeux.
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