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Accueil du site > Tribune Libre > Justice : un coupable peut en cacher un autre

Justice : un coupable peut en cacher un autre

À plusieurs reprises, le sociologue Alfred Grosser, sensibilisé par ses origines, a mis en évidence la différence, et parfois le fossé, existant entre la « réalité » d’un évènement, d’un acte, d’une décision, et la « représentation » que nous en avons...

Une différence que l’on retrouve dans la perception que nos concitoyens ont du monde dans lequel ils vivent et qui se traduit notamment par l’expression d’un sentiment d’insécurité souvent très éloigné de la réalité objective de cette insécurité. Les affaires criminelles n’échappent pas à cette règle, le public – souvent orienté par les articles réducteurs des médias et les prises de position politiques encore plus réductrices – se forgeant une opinion, généralement péremptoire et définitive, basée uniquement sur les apparences ou sur les faits bruts. Les choses sont pourtant rarement aussi simples. 

Elles sont même parfois d’une grande complexité – nombre d’affaires criminelles récentes l’ont démontré – ou trouvent leurs origines dans des faits occultés qui n’apparaissent qu’à l’audience, lors des débats contradictoires. Plutôt qu’une longue dissertation sur ce thème, quoi de mieux que la relation d’un cas bien réel pour illustrer ce propos ? Nous sommes en 2004, quelque part dans le grand Ouest. La Cour d’assises juge un homme d’une cinquantaine d’années, accusé d’avoir assassiné sa maîtresse de plusieurs coups de couteau.

L’homme – appelons-le Daniel – est tassé dans le box. D’une voix difficilement audible, il répond aux questions du Président qui retrace le parcours suivi par l’accusé depuis sa petite enfance. Un parcours douloureux, commencé très jeune par un placement dans une famille de paysans frustres où le garçon est battu et violé à plusieurs reprises. Quant à son apprentissage, il se réduit à la traite des vaches et aux travaux agricoles les plus ingrats.

Devenu adulte, Daniel est quasiment analphabète, mais il est courageux : sitôt son service militaire accompli, il trouve un emploi et travaille d’arrache-pied durant de longues années dans une petite entreprise de travaux publics pour la plus grande satisfaction de son patron. Devenu conducteur d’engins, Daniel se prend à rêver de monter sa propre affaire. Un rêve impossible pour un analphabète : trop de démarches administratives et bancaires qu’il est incapable d’assumer.

Une veuve sous influence

C’est alors qu’il rencontre Simone. Elle devient son épouse quelques mois plus tard. Énergique et volontaire, Simone encourage son mari à se lancer dans l’aventure entrepreneuriale. Ce qu’il fait avec succès. Daniel prend en charge tous les aspects techniques, Simone la partie administrative, comptabilité comprise, un domaine où elle excelle. L’entreprise marche bien et la situation du couple est plutôt florissante.

Quelques années passent. Daniel, durant ses rares moments de loisir, se met à multiplier les aventures avec des femmes de rencontre. Jusqu’au jour où Simone, excédée par ces écarts de conduite, demande et obtient le divorce la mort dans l’âme en sachant que sa décision entraînera la dissolution de l’entreprise. Le divorce prononcé, Daniel redevient un simple salarié, exemplaire et toujours aussi dur à la tâche, comme le confirmera son patron.

De nouvelles années s’écoulent. Daniel passe une grande partie de ses week-ends dans les discothèques, à la recherche de celle qui pourra remplacer Simone. Sans succès. Jusqu’au jour où il rencontre une femme de son âge, une veuve en mal d’affection. Jeanne – appelons-la ainsi – et Daniel tombent amoureux et engagent une relation manifestement destinée à déboucher sur un remariage. Ni l’une ni l’autre ne peuvent imaginer qu’ils s’engagent sur la voie de la tragédie…

Le procès continue. Au fil des témoignages, les caractères se dessinent, ceux de l’accusé, de la victime, des trois enfants de Jeanne qui sont assis sur le banc des parties civiles. Tous sont adultes. Les deux aînés, un garçon et une fille, mariés tous les deux, ont compris que leur mère souffre de sa solitude et qu’à près de 50 ans, elle rêve de refaire sa vie. Aucun de ces deux là ne lui reproche de ramener de temps à autre un homme dans la maison familiale où elle vit désormais seule. Un homme qui, peut-être, deviendra leur beau-père.

Une perspective insupportable à Yvon, le cadet, âgé d’une vingtaine d’années. Régulièrement il vient rôder chez sa mère. À chaque fois qu’il découvre une voiture inconnue garée devant la porte, Yvon pénètre dans la maison et assène tant de reproches et de menaces à la pauvre femme qu’elle doit rompre sa relation pour ne pas perdre son fils.

Jour de fête, jour de drame

Jusqu’à sa rencontre avec Daniel dont elle tombe amoureuse et qu’elle est décidée à épouser. C’est compter sans Yvon. Déterminé à se débarrasser de Daniel comme de ceux qui l’ont précédé, le cadet tente de se mettre en travers du couple, au prix de quelques sévères engueulades. Sans résultat probant : si Jeanne accuse le coup, Daniel est déterminé à passer outre l’insupportable veto d’Yvon. Progressivement, tout se met en place pour que se noue le drame…

Quelques jours passent. Yvon, une fois de plus, repère la voiture de Daniel, laissée à quelque distance de la maison de Jeanne pour égarer les soupçons du cadet. Yvon pénètre dans l’habitation sans faire de bruit. Jeanne est à l’étage avec Daniel. Ils sont dans la chambre, en plein ébat amoureux. Fou de rage, le cadet monte précipitamment l’escalier, ouvre la porte sur les amants stupéfaits, puis il… s’enfuit sans dire un mot, laissant Jeanne anéantie de honte et Daniel dans une colère noire.

L’ultimatum survient dans les heures qui suivent : Yvon interdit à sa mère de revoir Daniel. Une nouvelle fois, la pauvre femme se soumet à la volonté dictatoriale de son fils. Le cœur brisé, elle ferme sa porte à son amant. Après deux ou trois échecs pour tenter de revoir sa maîtresse, Daniel fait une nouvelle tentative. C’est jour de fête, et il espère pouvoir convaincre Jeanne de le suivre pour aller danser puis assister au feu d’artifice. Peine perdue : Jeanne reste sourde à ses supplications. Daniel repart en ville et se met à boire. Puis il se grise d’attractions dans une fête foraine avant de se remettre à boire, et à boire encore. Après quoi il roule sans but véritable, boit, roule encore et reboit.

Daniel est ivre mort lorsqu’il revient chez Jeanne, bien déterminé à se faire entendre. Jeanne est là, il le sait car sa voiture est dans le garage. Daniel parlemente. Daniel hausse le ton. Daniel crie pour se faire ouvrir. Jeanne ne veut rien savoir. Daniel contourne alors la maison, se saisit d’un parpaing et brise la vitre de la petite porte qui donne sur le jardin. Il pénètre dans la maison. Jeanne s’est réfugiée dans sa chambre à l’étage. Daniel monte, tente de la faire descendre pour discuter, pour la délivrer de la dictature de son cadet. Incapable de franchir le pas, Jeanne se referme sur elle-même. Daniel, dans un brouillard éthylique, pousse la malheureuse dans l’escalier, rejoint le corps blessé qui gît sur le sol. Puis il saisit un couteau de cuisine et la frappe à trois reprises. Lorsque Daniel, subitement dégrisé, comprend l’horreur de son geste, il est trop tard : Jeanne est morte.

18 ans de réclusion criminelle. Lorsque le Président prononce le verdict, les deux aînés de Jeanne, la tête baissée, évitent de regarder Daniel, confirmant ainsi la gêne visible qu’ils ont ressentie tout au long des débats. Le cadet fait, quant à lui, face au condamné la tête haute, et son visage s’éclaire d’une satisfaction haineuse lorsque tombe la sentence.

Justice a été rendue : le meurtrier a été condamné pour son crime dans le strict respect du droit pénal !!!
 

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13 réactions à cet article    


  • gruni gruni 23 novembre 2009 19:12

    Bonsoir Fergus.

    Un très beau texte comme d’habitude et pourtant un sujet grave qui démontre toute la complexité et la difficulté pour le simple citoyen de porter un jugement .
    Je ne sais pas si Yvon ce rend compte que c’est lui le véritable responsable de ce drame, en tous cas c’est un beau gâchis .


    • Fergus Fergus 23 novembre 2009 21:23

      Bonsoir, Gruni.

      Merci pour ce commentaire. Hélas ! je crains fort que celui que j’ai nommé Yvon n’ait rien mesuré le rôle qu’il a tenu dans cette affaire. Son frère et sa soeur l’ont d’ailleurs immédiatement quitté, et sans effusion, à la sortie de la salle d’audience. Dommage que l’obligation de soin n’existe que pour les condamnés !


    • Surya Surya 23 novembre 2009 21:02

      "Le cadet fait, quant à lui, face au condamné la tête haute, et son visage s’éclaire d’une satisfaction haineuse lorsque tombe la sentence."

      Malheureusement cette histoire a l’air vraie, même si vous avez changé les prénoms. Daniel aurait du bénéficier de circonstances atténuantes.

      Visiblement Yvon n’a rien compris (ou se fiche totalement) à sa grosse part de responsabilité dans ce qui s’est passé, n’est pas du tout affecté par la mort de sa mère, et la préfére morte plutôt qu’heureuse. On se demande en effet qui est le véritable criminel ! Mais il n’y a pas de délit de possessivité maladive, bien que le comportement de ce fils puisse être assimilé à du harcèlement, et qu’il aurait pu également être condamné sur cette base là.


      • Fergus Fergus 23 novembre 2009 22:03

        Bonsoir, Surya.

        Eh oui, cette histoire est vraie, hélas ! Quant aux circonstances atténuantes, Daniel en a bénéficié, sans aucun doute, avec cette condamnation à 18 ans (il en risquait 30) sans peine de sûreté.
        Sans doute en accomplira-t-il 10 avec les remises de peine.

        Une peine que ne peuvent pas comprendre ceux qui n’ont pas assisté aux audiences et saisi le contexte particulier de l’affaire.
        Nul doute que pour beaucoup de braves gens, 18 ans ce n’était pas cher payé pour un meurtre horrible commis par une brute, l’analphabétisme étant trop souvent assimilé à un état primaire. 


      • Radix Radix 23 novembre 2009 21:11

        Bonsoir Fergus

        Le problème de la justice est quelle examine les faits et ne sonde pas les cœurs.

        Le véritable coupable n’a pas été punit, c’est la victime qui paye deux fois mais qui peut en vouloir au juge ?

        N’est pas Salomon qui veut et surtout la loi l’en emêcherait.

        Radix


        • Fergus Fergus 23 novembre 2009 22:12

          Salut, Radix.

          Chaque procès d’assises a sa propre histoire, et le rôle du président est déterminant. En l’occurrence, il a réellement essayé de mettre en lumière tous les aspects de l’affaire, y compris le rôle déterminant qu’a joué le fils cadet. Mais le président ne conduisait pas le procès de ce fils, or celui-ci était bel et bien victime aux yeux du droit.

          Il appartenait en revanche à l’avocat de la défense d’enfoncer le clou dans cette direction, non pour diminuer l’horreur du crime, mais pour en faire comprendre toute sa complexité aux jurés. Il ne l’a pas fait, soit par incompétence, soit par crainte de manquer de la nuance indispensable à la mise en cause d’une partie civile.


        • Fergus Fergus 23 novembre 2009 22:16

          Bonsoir, Waldgänger.

          Sincères remerciements pour ce commentaire.
          Concernant AgoraVox, je crois qu’il y a, comme dans tous les médias, une place pour différents types de contributions.
          J’y prends ma part, à ma manière, en écrivant les choses telles que je les ressens au plus profond de moi.


        • rocla (haddock) rocla (haddock) 23 novembre 2009 21:46

          Encore une fois très bonne relation de ces faits douloureux .

          Bien sûr qu’ on ne peut faire chemin arrière , mais celui qui aurait dû morfler c ’est ce con d’ Yvon .

          Une bonne raclée lui aurait mis la tête à l’ endroit .

          Si c ’est pour dire que certains destins sont foutus par avance , on le sait tous .
          Etre né du bon côté de la rue est une chance inestimable .


          • Fergus Fergus 23 novembre 2009 22:23

            Salut, Capitaine, et merci pour ce commentaire.

            C’est sûr qu’il y a des destins tragiques, et celui de Daniel l’a été. C e n’est pourtant pas faute d’avoir mouillé la chemise. Sans doute aurait-il dû se contenter de la vie relativement aisé qu’il avait réussi à construire avec sa première femme. Difficile pour autant d’imaginer que tout allait par la suite virer au cauchemar pour lui et pour sa malheureuse maîtresse.

            Quant à la raclée, je crois qu’elle n’aurait sans doute pas changé grand chose, le comportement hyperpossessif et castrateur du fils relevant plutôt du traitement psychiatrique.

            Bonne nuit.


          • Big Mac 23 novembre 2009 22:46

            Encore une fois si j’aime bien le style de l’auteur, je ne suis pas d’accord par la morale dégagée par les textes car après tout Daniel avait en Simone une épouse loyale, il a choisi de la tromper avec multi-récidive, la forçant à accepter ses frasques dont elle a clairement dit qu’elle n’en voulait pas, il l’a donc perdue logiquement après avoir violé sa volonté et trahi sa confiance à plusieurs reprises.

            Je note que Simone bien qu’ayant eu la patience d’avertir sans résultats, toujours trompée par Daniel, ne s’est aucunement vengée, se contentant de partir et de laisser Daniel face à son choix.

            Puis Jeanne a manifestement choisi de garder son fils et de perdre son amant, ce que Daniel n’accepte pas allant jusqu’à opposer à Jeanne la violence dans le but de forcer sa décision.

            San épiloguer sur la sentence rendue pour un meurtre quand même très brutal, je considère que Daniel n’est pas seulement la victime que nous présente le texte mais bien aussi un bourreau dont la volonté de violer la décision de « l’être aimé » par la tromperie ou la force au besoin est ignoble.


            • Fergus Fergus 23 novembre 2009 23:32

              Bonsoir, Big Mac.

              Daniel fait indiscutablement partie des hommes infidèles, et il était logique que Simone le quitte. Il a accepté cette séparation sans brutalité alors qu’elle lui faisait perdre le bénéfice de cette entreprise qu’il avait bâtie avec elle.

              Cela n’a pas empêché Simone d’apporter au procès un témoignage très élogieux sur Daniel, témoignage conforté par ceux qui l’ont employé.

              Ces précisions apportées, je suis d’accord avec vous pour reconnaître en Daniel un bourreau, coupable d’un crime horrible. Même s’il n’a à aucun moment été prémédité. Même s’il est en grande partie la conséquence d’une forte imprégnation alcoolique. Oui, Daniel est un meurtrier qui devait être condamné à la hauteur de l’acte qu’il a commis.

              Quant à Jeanne, elle n’a pas réellement choisi de garder son fils, la réalité étant quecelui-ci ne lui a pas laissé d’autre possibilité que d’obeir à sa volonté.
               
              Mais au delà de ces considérations sur les acteurs de cette affaire, ce que je voulais avant tout illustrer en relatant ce lamentable fait divers, c’est le fait que la vérité d’un procès et la logique de l’enchainement des faits qui ont conduit au drame n’ont parfois rien d’apparent dans l’énoncé d’un crime ou dans la relation sommaire qui en est trop souvent faite par des journalistes.

              Une telle affaire, traitée dans un flash à la radio ou dans une brève de journal peut facilement devenir : « Un homme, décrit comme analphabète par le procureur, s’est présenté cet après-midi ivre mort chez sa maîtresse, l’a jetée dans l’escalier de sa maison avant de l’achever de trois de couteau. »

              Entendu par le public, cette information devient ipso facto chez beaucoup d’entre nous : « Un alcoolique doublé d’une brute épaisse a commis un meurtre abominable sur sa maîtresse ». Avec cette sentence imédiatement prononcée par les moins nuancés : « Saloperie. J’espère qu’il va en prendre un maximum ! » 

              Mon but : montrer qu’il ne faut jamais se fier à l’écume des choses, la réalité étant souvent infiniment plus complexe !


            • Big Mac 23 novembre 2009 23:39

              Bah, avec la foi en une justice immanente, les clowneries de ce monde importent peu.


            • Fergus Fergus 24 novembre 2009 09:09

              A ce détail près que la justice immanente n’est, dans la plupart des situations, qu’un leurre. La société en général, à travers ses structures et ses systèmes, est plus porteuse d’injustice immanente, ne croyez-vous pas ?

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