L’horizon 2040 pour l’Union Européenne selon Berlin
Dans un scenario resté jusqu’ici confidentiel mais diffusé la semaine dernière par le l’hebdomadaire « Der Spiegel », le ministère allemand de la défense anticipe sur le cours de l’histoire et révèle ses hypothèses dont la plus pessimiste peut se résumer ainsi : "en 2040, l'idée d’élargissement de l'UE a été totalement abandonnée, plusieurs états ont quitté la communauté devenue trop conflictuelle et disparate. D’autres états risquent de suivre le mouvement dans un monde où la sécurité est devnue un enjeu décisif."
Le document de 120 pages, intitulé « Panorama Stratégique 2040 », est un dossier politique du gouvernement fédéral allemand. Les scénarios qu'il imagine se veulent pragmatiques et réalistes, dépouillés de toute considération idéaliste : un conflit est-ouest oblige certains états de l'UE à choisir entre la fédération de Russie ou une Europe « multipolaire » ; certains états adoptent le modèle économique et politique russe en violation du traité de Lisbonne.
Le simple fait que ce document existe est déjà un signe révélateur de la tension accrue dans les relations internationales. La tradition militaire allemande d'une planification logistique rigoureuse pour chaque éventualité trouve ses origines dans les années 1850 avec le maréchal Moltke, et cette « tradition » a amené à prendre trois fois des initiatives qui ont marqué le cours de l’histoire sur la planète entière : en 1871 contre la France, en 1914 et 1939 contre le reste de l'Europe. Dans l'ère de l'après-guerre froide, comme le précise Der Spiegel, permettre aux généraux allemands de faire des déclarations sur l'avenir était « trop risqué ». Cette prudence a été abandonnée après la confrontation de la Russie et de l’Ukraine à propos de la Crimée en 2014.
Malgré les gros titres alarmistes qu'il a provoqués dans la presse, le document divulgué est pourtant plutôt optimiste. Dans trois scénarios sur six, les choses vont si bien que l'Europe ressemble à l'ère « Biedermeier « (1815-1848) dont la mémoire collective germanique a fait l’idéal du bonheur des familles et en même temps que le cauchemar du désœuvrement pour les militaires. Les scénarios négatifs, eux, imaginent les dirigeants des États-Unis luttant pour éviter l'isolationnisme et la Chine menant une guerre culturelle contre l'Occident ; ils ont été écrits avant l'arrivée au pouvoir de Trump et avant la révélation de la stratégie de Xi Jinping qui vise à créer une sphère d’influence politique chinoise en Asie.
Malheureusement, les journalistes à qui la divulgation du document a été confiée n’ont pas fourni de détails sur les intentions concrètes du gouvernement allemand concernant l'effondrement et la dislocation éventuelles de l'UE. Pourtant, le déclin du consentement des populations pour le système économique actuel est flagrant, et l’UE commence à se miter : le Brexit, la situation de la Grèce, l'impasse entre les gouvernements polonais, hongrois et la Commission européenne en sont les manifestations visibles.
Alors que la proposition française portée par Macron est d'accélérer l'intégration économique de l'Europe, presque tout le monde en Allemagne va dans l’autre sens : la CDU / CSU d'Angela Merkel ne le souhaite pas car cette intégration implique davantage de transferts fiscaux vers les pays plus pauvres de la périphérie, les sociaux-démocrates parce qu'ils considèrent que cela affaiblirait le système de protections sociales restantes pour les travailleurs, l'AfD d'extrême droite parce que cela signifierait tout simplement plus d'Europe. Le sentiment général de la classe politique allemande est que la limite a été atteinte en matière d’intégration des réfugiés et que la tolérance pour d'autres changements sociaux concernant les retraites et la couverture sociale est au taquet.
Après le Brexit, on aurait pu s’attendre à ce que les autres membres consolident leur projet, en tenant un discours cohérent et positif à leurs électorats de plus en plus critiques. Or, ils ne le font pas. Et ils ne peuvent pas le faire, parce que la seule histoire cohérente fournie par la construction de l’UE, c'est plus de libéralisme (moins d’état) et plus de marché (moins de réglementation), et c'est justement ce que rejettent les populations. Pendant ce temps, la Russie et la Chine occupent le terrain. Une nouvelle partie d’échecs a commencé en Méditerranée orientale en particulier et, si l’UE dispose de pièces maîtresse, elle n’a pas de stratégie.
Ce week-end, l'ancien conseiller de Trump, George Papadopoulos, a effectué un voyage à Athènes, coïncidant avec la visite de Poutine. Il n'y a aucune preuve qu'ils se sont rencontrés, mais cette rencontre personnelle n’était pas nécessaire : l'interlocuteur de Papadopoulos, son homologue dans le gouvernement grec est le ministre de la Défense Panos Kammenos, qui dirige un petit parti nationaliste dans la coalition dirigée par Syriza et c’est l'un des politiciens les plus pro-Kremlin de tout les gouvernements de l'OTAN.
Aujourd’hui, suite à l’ordre donné par l’UE d’une privatisation massive des actifs grecs, l’argent chinois est de plus en plus présent : achat de l’ensemble du port de conteneurs du Pirée et signatures de milliards d'euros d'accords d'investissement avec la Grèce. Costas Douzinas, le député Syriza qui dirige le comité de défense du parlement grec, a déclaré : "Alors que les Européens agissent envers la Grèce comme des sangsues médiévales, les Chinois continuent d'apporter de l'argent".
Si les Allemands préparent des plans d'urgence pour anticiper l'effondrement de l'Europe et l'effondrement de l'« ordre mondial », on peut espérer que quelqu'un se livre au même exercice au ministère de la défense à Paris et ne s’en remette pas à Berlin ou plus vraisemblablement à l’OTAN, ce qui n’est guère enthousiasmant si l’on postule que les États-Unis ne resteront pas forcément un allié fiable, ni même une démocratie stable.
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Source : Der Spiegel
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