Le Progrès, ce mythe fondateur de la modernité
Quel est le point commun entre le réchauffement climatique, la chute du mur de Berlin, l’engouement pour la nourriture bio et la crise de la pensée de gauche ? Réponse : chacun de ces phénomènes, à sa manière, est lié à la mise en cause du « Progrès », avec un « grand P », le Progrès général, nécessaire et positif, ce mythe fondateur de la modernité.
Tout, ou presque, dans nos sociétés dites autrefois « avancées » est touché par le reflux de l’idée de Progrès, par le doute sur ce qui fait l’essence même de notre modèle de développement, par le rejet de ce qui a fait de nous ce que nous sommes depuis des siècles. Le thème du réchauffement climatique, en débat à la Conférence de Copenhague n’en est qu’une illustration parmi d’autres : d’une croyance positive dans la science, l’industrie et la technique, ou « les lendemains qui chantent » du marxisme, l’homme occidental passe à la crainte « pour les générations futures », à qui nous laissons notre planète épuisé, vieillie, surchauffée, inhabitable.
En 1991, le philosophe américain Christopher Lash ouvre ainsi Le seul et vrai paradis, son beau livre sur le progrès : « Cette enquête débuta par une question faussement simple. Comment se fait-il que des gens sérieux continuent à croire au progrès (nous aurions employé la majuscule) alors que les évidences les plus massives auraient dû, une fois pour toutes, les conduire à abandonner cette idée ? ». Cette question « faussement simple » n’est même plus de mise aujourd’hui, à l’heure du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources fossiles. Rares sont les « gens sérieux » qui croient ou qui font semblant de croire au Progrès. C’est plutôt tout l’inverse.
L’Occident brûle ce qu’il a adoré et n’est pas loin d’adorer ce qu’il a brûlé. Si l’on en croit les journaux télévisés, les sites Internet, ou les propos des hommes politiques de tous bords et du monde entier, cette mise en accusation devient de jour en jour plus brutale, plus définitive, plus complète. Le constat est presque unanime, partagé, diffusé et les divergences n’apparaissant que sur les conséquences.
Nicolas Hulot, par exemple, dans Le syndrôme du Titanic : « De l’idée d’un progrès constant, réfléchi et soudé à l’avenir, j’ai pris conscience d’un monde ballotté dans un fleuve en crue où chacun essaye le plus souvent simplement de tirer son épingle du jeu sans trop savoir où le mouvement le conduira. J’observe une humanité qui parfois succombe sous le fardeau de ses découvertes, engluée dans l’utopie matérialiste, empêtrée dans les mailles du progrès. » Ce propos illustre parfaitement la remise en cause du Progrès général, nécessaire et positif, même si son auteur cherche comme beaucoup à « redonner son sens au progrès », ce qui revient à sauver le mot en abandonnant la chose.
La critique du Progrès est aussi universelle que le Progrès lui même : elle touche la politique, la science et la technique (regroupées sous le terme de « techno-science »), l’économie, l’industrie, la pensée des intellectuels et l’opinion du grand nombre ; cette critique est planétaire, puisque le Progrès est aussi le moyen par lequel l’Occident a dominé efficacement le monde et créé une civilisation mondiale. Mais ces critiques restent fragmentaires, spécialisées, peu de gens ont une vue globale du phénomène.
Dans Le sens du Progrès, l’universitaire Pierre-André Taguieff, spécialiste de la question, est un des seuls à résumer, timidement, la situation : « une nouvelle vague de remise en question radicale de l’ensemble des évidences que l’on peut qualifier de « progressistes » (…) oscille entre la mise en cause de tel ou tel de ses aspects et le rejet global du « progrès » comme illusion ou imposture ». Sans tirer les conséquences apocalyptique du constat objectif de ce retournement.
Le Progrès, c’est nous
On parle de « fin » ou même de « mort » du Progrès. Cette expression est sans doute impropre, mais elle contient une part de réalité. Le Progrès n’est pas une idée philosophique ou politique comme une autre. Elle était l’idée maîtresse de notre civilisation. Elle ne l’est plus. Le Progrès-roi est détrôné. Tel Louis XVI, il est donc condamné à mort, car « on ne règne pas innocemment », nous dit Saint-Just. De ce point de vue, et de ce point de vue seulement, en tant que conception dominante unique de nos sociétés, le Progrès est donc « mort », et il nous laisse une série des questions « faussement simples » sans réponses.
Si le Progrès est « mort », c’est qu’il a vécu. Pourquoi est-il né, à quelle maladie a-t-il succombé, pouvons-nous lui survivre ? Pouvons nous répudier les « mauvais côtés » du Progrès qui détruisent la planète et profiter des progrès médicaux qui servent l’Humanité ? Peut-on même distinguer les progrès scientifiques et techniques, qui seraient réels et les progrès moraux qui seraient illusoires ? Deux expressions populaires pourraient nous être utiles : Il ne faut certes pas « jeter le bébé avec l’eau du bain » ; mais n’avons nous pas tendance à demander « le beurre et l’argent du beurre », lorsque nous voulons le développement économique sans l’épuisement des ressources de la planète, la climatisation dans nos appartements, mais pas le réchauffement climatique ?
Notre objectif n’est pas d’enfoncer un clou de plus dans le cercueil du Progrès, ni de rajouter une pierre sur sa tombe, mais plutôt de s’interroger sur la hâte un peu suspecte avec laquelle nous l’avons enterré. Rien n’est pire, en effet, que de dire « Le Progrès n’existe pas. Tout le monde le sait. A quoi bon lui consacrer un livre ou un article ? » Le mystère de la mort du Progrès se camoufle dans la banalité et les lieux communs, dans la fausse simplicité des apparences décrites par les médias et une littérature, encore journalistique, politiquement correcte, qui ne parvient pas à se dégager des analyses « à chaud ».
Car on ne se débarrassera pas aussi facilement du Progrès ! Le Progrès ne saurait être une simple idée fausse, une « idole », une « religion » que nous pourrions abandonner comme d’autres « illusions », bref, un simple mirage sans consistance. Ce serait trop facile. Le Progrès, c’est nous. Il ne peut pas être arraché de notre Histoire, dans laquelle il plonge des racines les plus profondes. Ignorer, sous estimer ou mépriser le Progrès, c’est rendre l’histoire de l’Occident et l’état actuel de la planète rigoureusement incompréhensibles.
La vraie-fausse mort du Progrès
Le Progrès n’a jamais manqué d’ennemis. Au XIXème et au XXème siècles, des réactionnaires, nombreux, intelligents, et même lucides (citons Charles Maurras et l’Action française), s’y sont cassé les dents et n’ont jamais pu empêcher ni même dévier sa marche. Des poètes et des artistes de génie comme Baudelaire l’ont maudit (« Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel... »). Des indépendants et des inclassables comme l’écrivain britannique Chesterton ou le syndicaliste révolutionnaire Georges Sorel l’ont fustigé. D’innombrables humoristes l’ont brocardé sans pitié, tels Alexandre Vialatte. Sans succès.
De la Révolution française à la première guerre mondiale, quelque chose, qui ressemblait beaucoup au Progrès réel, justifiait le Progrès-idée, identifié au sens de l’Histoire lui même. Les succès matériels du XIXème siècle confirmaient les rêves optimistes des Lumières du siècle précédent. Les sciences, les techniques, la médecine, l’Education, l’industrie, les transports... « progressaient » presque à vue d’oeil. On aurait tort, regardant ce siècle avec nos yeux modernes, de taxer nos ancêtres de ce passé si récent d’utopistes ou de doux rêveurs : ils avaient sous les yeux les preuves décisives (semblait-il) de la véracité du Progrès.
La grande crise date du charnier de 1914-1918 : dans l’horreur des tranchées, les poilus pouvaient difficilement admettre que le monde allait nécessairement vers le mieux. Mais c’est aussi le moment où une nouvelle idéologie ultra-progressiste, moins naïve, plus efficace, le communisme, est entrée dans l’Histoire, avec la Révolution d’octobre. Et la blessure de la guerre s’est refermée, superficiellement peut-être. En dépit de la grande guerre, ou à cause d’elle, tout le monde a voulu croire que, si aujourd’hui n’était pas meilleur qu’hier, demain serait nécessairement meilleur qu’aujourd’hui.
Finalement, le Progrès a eu la vie dure. Après la deuxième guerre mondiale, encore, la décolonisation faisait des promesses résolument progressistes, planétaires ; en France, mai 68 est peut être la dernière « révolution » à faire croire au Progrès, à se donner comme une « étape », du moins dans le domaine des mœurs, vers plus de liberté ; dans les années 70, les Khmers rouges promettaient toujours un irrémédiable bonheur aux survivants de leur régime...
Longtemps après le XIXème siècle, le Progrès a donc gardé une apparence très crédible. On pouvait toujours « sauver » le Progrès en affirmant que le présent des tranchées, d’Hiroshima ou d’Auschwitz était « le prix a payer » pour un futur radieux, la fameuse « rançon du Progrès ». Les faits s’accumulaient contre la croyance, mais aucune grande explication du monde ne s’imposait pour autant. Il n’y avait pas d’alternative au Progrès (il n’y en a toujours pas). Mais aujourd’hui, ce n’est plus le présent, c’est l’avenir lui même, « la planète que nous allons laisser à nos enfants », qui est bouché.
Dés lors, paradoxe suprême, le sens de l’Histoire appartient désormais à l’histoire. Nous avons dépassé le Progrès, le culte de l’avenir est désormais du passé. Le Progrès a été mais il n’est plus. Il est devenu une curiosité historique...
Des derniers marxistes aux premiers chrétiens
Si la conception moderne du Progrès était dominante aujourd’hui comme hier, et si « elle allait de soi », elle mériterait une histoire chronologique. Mais l’Histoire classique nous a amené le Progrès et nous ne savons pas qu’en faire. En descendant tranquillement le fleuve du temps, nous risquons des enchaînements trop convenus, trop automatiques, la succession commode des effets et des causes. Chaque époque semble porter en germe l’époque suivante, comme une fatalité.
Ainsi, lorsque lorsque nous évoquons le passé, nous sommes souvent trahis par l’utilisation sempiternelle de l’adverbe « déjà » : « Fra Angelico annonce déjà la Renaissance. » ; « la Renaissance annonce déjà les Lumières » ; « les Lumières annoncent déjà la démocratie »... Ce « déjà » est un piège. Si nous n’en sortons pas, nous n’avons aucune chance d’éclairer notre époque sans avenir. Nous ne sommes le « déjà » de rien.
Pour éviter les pièges d’une Histoire trop déterministe, peuplée d’hommes toujours « en avance sur leur temps », comme Léonard de Vinci, Napoléon ou Einstein, il faut peut-être choisir la voie inverse, s’appuyer sur une histoire inversée du Progrès. Éviter à tout prix de refaire une Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain à la Condorcet, puisque déduire le futur des époques précédentes n’est précisément plus possible.
Il faut donc remonter aux sources. Aller du connu à l’inconnu. Du journal télévisé qui nous relate les dernières nouvelles du réchauffement, aux origines du capitalisme moderne. Des sites internet consacrés au développement durable, aux textes des « Pré-Lumières ». Des derniers marxistes, défenseurs de régimes morts ou condamnés, aux premiers chrétiens, attendant cette Apocalypse qui n’est jamais venue. Remonter plus haut, des effets aux causes. Chercher, non pas des explications rationnelles, mais des origines et des principes.
Le lieu commun qui consiste à faire du Progrès « une laïcisation de la notion chrétienne de Providence » est parfaitement exact, comme tous les lieux communs, mais il est vide de sens, et sans utilité dans la situation actuelle, si l’on ne va pas plus loin. L’idée d’une « religion du Progrès » ou de la Science n’est pas nouvelle, elle est revendiquée au XIXème siècle par les positivistes et les saint-simoniens. Mais aujourd’hui, dénoncer le Progrès comme religion a un autre sens : c’est une manière de prouver sa fausseté.
Certes, tous les éléments du Progrès moderne sont en germe dans le christianisme originel. Mais il ne faudrait pas oublier qu’ils sont mis en cause et ébranlés en profondeur par les Lumières ou les Pré-Lumières de la fin du XVIIème siècle. D’une manière générale, les progressistes ont durement attaqué la religion, notamment le catholicisme. Le Progrès tolère Dieu, mais le fait lentement reculer jusqu’à n’être qu’un vague « être suprême », avant de l’occulter puis le faire disparaître avec les « hégéliens de gauche » et le matérialisme de Marx.
D’autre part, le terme de « divine Providence », tout inspiré de Bossuet qu’il soit, traduit très mal la richesse, la complexité, et parfois les contradictions de la philosophie chrétienne de l’Histoire. Depuis Saint-Augustin, celle-ci repose, dans la vie humaine individuelle comme dans l’Histoire, sur le jeu mystérieux de deux principes apparemment contradictoires ou antagonistes : la toute puissance de Dieu et le libre-arbitre de l’homme (voir notre article sur Agoravox De la cité de Dieu au village global).
Le "mystère de l’erreur"
Ne pas résoudre l’énigme du Progrès, de sa vie et de sa mort, pourrait s’avérer très dangereux. Des civilisations entières, des traditions séculaires, une religion comme l’Islam pourraient, à bon droit, reprocher à l’Occident, de laisser la planète dans un piteux état, reprenant en les amplifiant quelques unes des attaques de René Guénon. Des idéologies, issues de l’environnementalisme radical pourraient également lancer l’Occident dans la voie du fanatisme.
C’est bien pourquoi sonder le vide laissé par le Progrès, jadis idée-maîtresse et dominante, concept prescripteur et impérieux, aujourd’hui brutalement abandonnée, semble une tâche urgente, utile, et passionnante. Il ne devrait pas y avoir de problème plus lancinant pour l’honnête homme que la résolution de cette énigme.
Pourquoi désespérer ? A la fin de 1984, George Orwell montre un système totalitaire achevé qui a vaincu les opposants, puisque désormais le héros déclare « aimer Big Brother ». Mais ni le nazisme, ni le communisme ne se sont terminés ainsi. L’homo sapiens sapiens ne s’est pas laissé faire. Peut-être parce que des auteurs comme Orwell ont exprimé l’horreur indicible afin de l’exorciser. Écrivons donc les pires scénarii- catastrophes sur l’avenir de la planète et ils ne se produiront pas.
Notre époque, qui se passionne pour les énigmes de pacotille et le mysticisme artificiel du Da Vinci Code, la magie infantile des Harry Potter, ou encore pour la quête du manuscrit précieux et dangereux du Nom de la Rose, ne devrait-elle pas s’interroger sur la disparition du Progrès, cette « clé perdue de la modernité », semblable à la « lettre volée » d’Edgar Poe, comme le dit justement Frédéric Rouvillois dans L’invention du Progrès ?
Il y a urgence. Nous sommes dans la situation des passagers d’un avion de ligne, au-dessus de l’océan. Les soutes sont remplies d’un carburant abondant, mais pas inépuisable. On ne sait plus quand l’avion atterrira. Sans aucune nouvelle du commandant de bord, quelques passagers se risquent vers la cabine de pilotage. Horreur ! C’est un cadavre qui tient les commandes... Vite, il nous faut apprendre, sur de complexes manuels de pilotage, à prendre en main l’avion, avant la panne sèche...
« Une lumière se lève sur l’histoire, écrit Jacob Taubes, du mystère de l’erreur à la révélation de la vérité » (Eschatologie occidentale, récemment réédité en France) Nous voilà prévenus : nous ne comprendrons jamais rien au Progrès, si nous pensons que cette « erreur » historique, cette « illusion » est dénuée de toute profondeur, de tout mystère et de toute raison d’être dans l’Histoire... ou dans le plan de Dieu.
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