Le rouge baiser sur le tableau blanc
Pour avoir osé poser l’empreinte rouge de ses lèvres sur une toile blanche d’un artiste nommé Cy Twombly exposée à la Fondation Lambert à Avignon, le 19 juillet 2007, Mme Rindy Sam a été condamnée par le tribunal correctionnel d’Avignon, le 16 novembre 2007, à verser 1 000 euros de dommages et intérêt au propriétaire de la toile qui réclamait 2 millions d’euros et 33 400 euros de frais de restauration, 500 euros à la Fondation Lambert et un euro symbolique à l’auteur.
Un critique, Jean-Philippe Domecq, a parlé à propos de la production artistique de ces cinquante dernières années de « Misère de l’art » (Calmann-Lévy, 1999). Cet incident romanesque l’illustre à sa façon.
Imposture, arrogance et nihilisme
Il ne s’agit pas d’approuver la conduite de cette jeune femme. La liberté d’expression impose le respect dans son intégrité de l’opinion qu’on ne partage pas. Combattre ce qu’on juge être une imposture, nécessite d’autre moyens. Mais il est vrai que quand l’imposture s’affiche avec autant d’arrogance, certains peuvent justement perdre leurs moyens. Un tableau blanc présenté comme une œuvre d’art, dont le prix peut monter à 2 millions d’euros, réunit les conditions de cette imposture et de l’arrogance avec en prime le cynisme du nihilisme.
On peut donc légitimement s’étonner que des galeries sérieuses et même des musées prestigieux, exposent volontiers depuis quelques années des toiles blanches ou peu s’en faut. C’est même arrivé à l’Accademia de Venise : la particularité de « l’œuvre » était son attache lumineuse. Le peintre américain Ryman s’est fait, lui une spécialité dans le blanc et pas seulement en janvier, le mois du blanc. Il a ainsi trouvé abri pour exposer dix-sept toiles blanches : du blanc, rien que du blanc plus ou moins blanc sur des surfaces plus ou moins lisses, "frottis, empâtements ou glacis", précisait le dépliant publicitaire : on tenait là le sommet de la création, selon certains thuriféraires qui se gaussaient de l’incompréhension "populiste" de ceux qui, pourtant, ne demandaient qu’à voir, à sentir ou à comprendre.
Seulement qu’y a-t-il donc à voir, à sentir ou à comprendre dans une toile blanche, sinon l’abdication de l’esprit devant les injonctions d’une autorité, maîtresse des représentations de la réalité qu’elle entend, selon son caprice, livrer à ses sujets, au mieux de ses intérêts ?
ART de Yasmina Réza
La pièce de théâtre, ART de Yasmina Réza, finalement montée en France en 1994 après avoir dû d’abord chercher refuge et succès à l’étranger, est sans doute la meilleure réplique qu’on ait donnée à l’imposture de cet art contemporain de la toile blanche.
Trois amis de longue date sont au bord de la rupture depuis que l’un d’eux, Serge, joué par un Fabrice Lucchini illuminé, « a acheté un tableau (...), une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si l’on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. » Marc, réfractaire à ce dévoiement de l’art, joué superbement par Pierre Vaneck, est bouleversé d’apprendre que son ami ait pu mettre « deux cent mille francs » dans cette « merde blanche » : « Vingt briques ! », répète-t-il hébété. Peut-on continuer à rester l’ami de quelqu’un qui perd le discernement à ce point ?
- L’argument d’autorité et la soumission aveugle qu’il impose
S’ensuit aussitôt un échange acerbe entre lui et Serge qui le prend de haut et adopte la stratégie bien connue de l’argument d’autorité en dehors duquel il n’est que désorientation et pas de salut : « Tu ne t’intéresses pas à la peinture contemporaine, lui reproche-t-il, tu ne t’y es jamais intéressé. Tu n’as aucune connaissance dans ce domaine, donc comment peux-tu affirmer que tel objet, obéissant à des lois que tu ignores, est une merde ? - Mais, c’est une merde ! », lui réplique Marc, en lui opposant la force de l’évidence. Seulement l’argument d’autorité même le plus fantasque n’a jamais cédé devant la force probante de l’évidence : lui seul peut décider que la raison est folie et la folie, raison. Jean de La Fontaine l’a montré dans plusieurs fables, dont Le Loup et l’Agneau et Les Oreilles du lièvres. Il faut entendre Serge parler avec vénération de « l’artiste » qui a créé ce tableau : Marc s’en étonne et lui reproche cette allégeance dévote comme s’il s’agissait d’"une divinité". « Mais pour moi, lui réplique Serge, c’est une divinité ! Tu ne crois pas que j’aurais claqué cette fortune pour un vulgaire mortel ! »
- Les arguments rituels d’une secte
Appelé à départager ses deux amis, Yvan, joué subtilement par Pierre Arditi, est embarrassé. Il n’aime faire de peine à personne. Il ne sait que penser. Serge lui reproche de « jouer au réconciliateur du genre humain ». Yvan tente l’impossible, mais pour cela, il lui faut faire le grand écart quand il relate à Marc sa visite chez Serge qui lui a montré son tableau. On retrouve dans ses propos les arguments rituels si souvent développés par les adeptes de cette secte artistique. « Tu vas être étonné, le prévient-il, (...) je n’ai pas aimé... mais je n’ai pas détesté le tableau. » Marc explose : « Bien sûr, on ne peut pas détester l’invisible, on ne déteste pas le rien. » Et Yvan d’enfiler les perles scolastiques propres à justifier l’injustifiable : « Non, non, corrige-t-il, il y a quelque chose, ce n’est pas rien . (...) C’est une œuvre, il y a une pensée derrière ça. (...) C’est l’accomplissement d’un cheminement. (...) Ce n’est pas un tableau fait par hasard, c’est une œuvre qui s’inscrit à l’intérieur d’un parcours. » Forcément, Marc s’esclaffe : « Tu répètes toutes les conneries de Serge ! », Yvan curieusement insiste : « Je ressens une vibration », confie-t-il, soudainement inspiré. Marc, qui connaît sa gentillesse et « ses égarements d’indulgence », l’amène pourtant à avouer que, s’il recevait ce tableau en cadeau pour son prochain mariage, « bien sûr, (il ne serait pas) content ! »
- Un principe artistique indigent : la loi de la surprise
Mais en présence de Serge, il rechute : il trouve que ce tableau n’est pas « tout à fait » blanc : « (il y voit même) des couleurs ! » Marc ne se contient plus et l’injurie : « Tu n’as pas de consistance, lui lance-t-il. Tu es un être hybride et flasque.(...) Un petit courtisan, servile, bluffé par le fric, bluffé par ce qu’il croit être la culture. »
La rupture entre les trois amis est bien près d’être consommée. Marc croit pouvoir toutefois encore l’éviter en s’efforçant d’exposer calmement son point de vue : « Je ne crois pas aux valeurs qui régissent l’Art d’aujourd’hui, explique-t-il. La loi du nouveau, la loi de la surprise. La surprise est une chose morte. Morte à peine conçue, Serge. »
Mais la querelle s’envenime à nouveau jusqu’à prendre des allures de « cataclysme pour une merde blanche », selon le mot d’Yvan, qui a repris ses esprits.
Les trois amis, pourtant, hésitent à commettre l’irréparable. Serge fait un pas vers Marc : en lui tendant un feutre bleu, il lui lance, comme un défi, une offre incroyable : qu’il dessine ce qu’il veut sur ce tableau puisqu’il n’y a rien dessus ! Dissuadé activement d’y répondre par Yvan paniqué, Marc finit par s’emparer du feutre et croque sur le tableau blanc un skieur hilare avec son bonnet à pompon dévalant un champ de neige. Un peu plus tard, ils rendront le tableau à sa blancheur originelle grâce à un produit détergent spécial.
Ne resteront alors sur le tableau blanc que les fins liserés blancs transversaux qu’on croit apercevoir, commentera Marc en faisant lui aussi par amitié un pas vers Serge, ... comme les traces qu’aurait laissées un skieur enfui dans une descente.
La crise est derrière eux, mais ce tableau blanc a bien failli faire voler en éclats leur amitié.
« La loi du nouveau, la loi de la surprise ! dénonçait Marc. La surprise est une chose morte. Morte à peine conçue. » Qu’ajouter de plus devant un tableau blanc ? Yasmina Réza a sans doute signé avec ART sa pièce la plus réussie en livrant cette satire sur la « misère de l’art » contemporain. Paul Villach
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