Plus glauque que la « french connection », plus palpitant que « plus belle la vie » : le « Qatargate »
Pour la bureaucratie européenne, tout s'achète et tout se vend, même (et surtout ?) un "représentant" syndical d'envergure mondiale.
Luca Visentini aura été secrétaire général de la Confédération Syndicale Internationale (CSI) (*) de novembre 2022 à mars 2023. Il était auparavant secrétaire général de la Confédération Européenne des Syndicats (CES) de 2015 à 2022. En décembre 2022, il a été mis en examen (puis libéré sous caution) dans le cadre d'une enquête par le parquet fédéral belge sur la corruption au parlement européen impliquant le Qatar. Suspendu de son poste par le Conseil général de la CSI le 21 décembre, il a finalement été démis de ses fonctions la semaine dernière, le 11 mars 2023 par la même instance.
Il s'agit en fait du plus récent épisode d'un feuilleton qui a germé à l'occasion de la dernière coupe du monde de foot au Qatar, quand les projecteurs ont mis au grand jour, avec l'histoire des travailleurs-esclaves-immigrés utilisés pour la construction des équipements, le véritable visage de cet émirat, petit par la taille, mais important pour sa capacité de nuisances. Quand on commence à tirer sur un fil de laine qui dépasse du chandail, on finit par le détricoter.
Et soudainement, on découvre que le Qatar est la pierre d’achoppement, la racine commune, de tous les scandales de corruption qui secouent actuellement l'Union Européenne et syngulièrement le groupe des "socio-démocrates" au parlement européen.
Premier épisode : les voyages en avion sur Qatar Airways.
Tout a commencé avec les tracasseries faites à Henrik Hololei, directeur général (estonien) chargé de la mobilité et des transports (DG MOVE) au sein de la Commission Européenne, concernant ses neuf voyages gratuits en classe affaires avec Qatar Airways, pour se rendre à des réunions avec des lobbyistes de l'Organisation des transporteurs aériens arabes, d'Airbus et de Bombardier.
"Renouveau & Démocratie", une organisation représentant les eurocrates travaillant dans les coulisses de l'UE, s'inquiète de l'impact des scandales sur les élections européennes de 2024 : « Nous sommes aujourd'hui dans une situation très critique quant à notre crédibilité », a déclaré son président Cristiano Sebastiani.
Il ne s'agit pas seulement de la complicité avec les lobbyistes (qui disposent de bureaux dans les locaux du parlement de Strasbourg depuis toujours), puisque cette collusion est en soi le péché originel non lavé à la naissance de l'UE elle-même, mais aussi et surtoui du le fait de considérer les avantages et privilèges que donnent les fonctions de bureaucrates européens comme un droit, une immunité pour ne pas dire une impunité, car il apparait que la circulation et la consommation de stupéfiants font partie des objets de l'enquête en cours.
Deuxième épisode : la schnouf.
Dans la foulée de l'épisode précédent, le mois dernier, le président du Conseil Européen, Charles Michel (celui qui aime bien poser pour les paparazzi avec Ursula Von der Leyen et autres vedettes du spectacle), a eu une altercation avec le secrétaire d'État bruxellois à l'urbanisme, Pascal Smet, qui avait déclaré que les eurocrates se droguaient régulièrement, ce qui avait amené le porte-parole de M. Michel à demander "le respect de tous les hommes et femmes au service de l'Union européenne, en particulier en ces temps internationaux très difficiles". Et, en effet, les ravages que le scandale du Qatargate est en train de causer risquent de provoquer des "temps" de plus en plus difficiles pour eux.
Troisième épisode : le blanchiment d'argent.
Le feuilleton à épisodes continue en ce moment, alors que les autorités judiciaires milanaises vont décider, après l'avoir arrêtée, s'il convient d'extrader vers Bruxelles Monica Bellini qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen émis par les magistrats belges. Elle était la comptable d'Equality Consultancy", qui travaillait pour l'ancien député européen Pier Antonio Panzeri, qui lui-même fait l'objet d'une enquête en tant qu'éminence grise du "rete di influenza" (réseau d'influence) qui a organisé des filières de corruption sonnantes et trébuchantes destinées à des "représentants" de l'Union Européenne et à des personnalités d'organisations syndicales internationales .
Equality a créé en 2018 le cabinet de conseil en égalité OÜ à Tallinn, la capitale de l'Estonie (tiens ? encore ?) et le mandat d'arrêt belge allègue que Monica Bellini "a joué un rôle important dans le retour de l'argent en provenance du Qatar en créant... une entreprise qui pourrait donner une apparence légale au flux d'argent".
La raison pour laquelle le scandale provoque une grande inquiétude parmi le groupe des socio-démocrates du Parlement européen tient au fait que Panzeri et son associé fonctionnaire de l'UE, Franceso Giorgi semblent être prêts à « coopérer » avec les procureurs de Bruxelles (à charge de revanche ?).
Panzeri est toujours en prison, Giorgi est sous contrôle, et leur partenaire au centre du scandale, l'eurodéputée grecque Eva Kaili, est en prison depuis décembre dernier (dans un bel élan de galanterie humaniste, une vingtaine d'eurodéputés du Parti démocrate italien ont protesté contre les méthodes « punitives d'intimidation » utilisées par la justice belge).
Quatrième épisode : financement de campagnes
Et pendant ce temps-là, Panzeri n'en finit pas de bavasser ! Il aurait déclaré aux procureurs belges que des fonds suspects avaient financé la campagne électorale de la dirigeante de la Confédération générale du travail italien (CGIL), Susanna Camusso, à la présidence de la Confédération syndicale internationale en 2018.
Panzeri aurait déclaré : ...nous avions avions fixé une somme de 600 000 €… qui m'a été remise par l'Algérien dans un sac à main et qui représente une bonne partie de l'argent trouvé chez moi. Puis j'ai appris que seulement 100 000 € suffisaient. Il me restait donc 500 000 € que j'ai gardés."
Cinquième épisode : où l'on retrouve la CSI et Visentini.
Comme nous l'avons indiqué dans l'introduction de cet article, le week-end dernier, les membres du conseil général de la Confédération Syndicale Internationale ont limogé son secrétaire général Luca Visentini, en indiquant que, suite au rapport de sa commission spéciale mise en place pour enquêter sur les allégations portées contre lui, il n'avait plus leur confiance. La confédération a alors décidé de tenir un congrès mondial d'urgence après que Visentini a avoué avoir reçu 50 000 € de Fight Impunity, l'ONG dirigée par Panzeri pour sa campagne électorale à l'élection du secrétaire général de la CSI.
Pour autant, ce n'est pas ce limogeage qui suffira à résoudre la crise profonde de la CSI. Pas plus tard que la semaine dernière, et anticipant la réunion d'urgence du conseil général de la CSI, Victor Baez, un ancien haut responsable a dévoilé les pratiques internes de l'organisation et accusé l'ancienne secrétaire générale Sharan Burrow de "folie du pouvoir absolu". M. Baez était secrétaire général de la Confédération syndicale des Amériques entre 2008 et 2018 et secrétaire général adjoint de la Confédération syndicale internationale de 2018 jusqu'à l'année dernière, date à laquelle il a démissionné en signe de protestation contre les agissements qu'il dénonce : « La règlement de la CSI définit sa structure de gestion, avec un groupe de direction élu, ainsi que le conseil général et le bureau exécutif pour un contrôle continu, avec un congrès tous les quatre ans comme autorité suprême. C'est du moins la théorie. La pratique était que la secrétaire générale de 2010 à 2022, Sharan Burrow, avait cumulé une énorme quantité de pouvoirs pour elle-même."
Sixième épisode : le spectre du Qatar
Dans la foulée, M. Baez a dénoncé la volte-face de la CSI sur les conditions de travail des immigrés au Qatar, et notamment le fait qu'en quatre ans, Madame Burrow, qui avait d'abord jugé l'émirat comme un « pays sans conscience », en était arrivée à le présenter comme un "endroit où les travailleurs peuvent obtenir justice". Et il a déclaré : "Peut-être séduite par la machine de relations publiques des élites et des entreprises mondiales, elle a accepté de coprésider à plusieurs reprises le Forum économique mondial et a rejoint le conseil d'administration de la B-Team - un groupe fondé par le magnat anglais Richard Branson et considéré par certains écologistes comme un outil de propagande commerciale.
Suite au prochain numéro
Ces critiques, venant d'un initié de la CSI, soulignent les dommages causés à la réputation de cette institution par la corruption et l'idéologie du "partenariat social" qui a historiquement eu une forte emprise sur l'organisation. En fait, la crise actuelle ne fait que mettre en lumière des problèmes politiques et organisationnels de longue date, une sorte de malformation congénitale incurable, et non pas, comme le croient les réformistes, un état pathologique nécessitant une prescription de traitement à base de vermifuge pour éradiquer le ver qui est dans le fruit. La question est de savoit si le discrédit jeté sur les syndicalisme mondial est toujours compatible avec le mythe du "partenariat social".
Le rapport de forces lors de la réunion d'urgence du conseil de la CSI était de 57 contre 12 pour le limogeage de Visentini. Les syndicats latino-américains, africains, asiatiques et scandinaves, dans leur majorité, ont approuvé l'ensemble de mesures, y compris la décision de limoger Visentini, les Européens de l'Est s'abstenant pour la décision finale. Le Qatar ne doit pas être le seul "arroseur".
(*) Il faut savoir que la CSI est le successeur de la Confédération Internationale des Syndicats Libres de l'époque de la guerre froide créée en 1949 après qu'un schisme financé par les services de renseignement américains ait divisé la Fédération Syndicale Mondiale fondée en 1945 à Londres dans un esprit d'"unité antifasciste".Ces dernières années, la CISL a fusionné avec la Confédération chrétienne mondiale du travail pour fonder la CSI.
Son rival, la Fédération syndicale Mondiale (FSM) qui a survécu à la scission, a tenu son dernier congrès à Rome. Près de 500 délégués sont venus de 96 pays, et bien d'autres ont participé en ligne. La FSM représente 110 millions de travailleurs dans 133 pays, dont beaucoup dans les pays du Sud. Et pour la première fois en un demi-siècle, il y avait des participants de plusieurs organisations syndicales américaines, ainsi qu'un dirigeant du nouveau Starbucks Workers Union.
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