Repentance ou liberté
La vieille : « Ah ! Je me repens, Seigneur, si vous saviez comme je me repens, et ma fille aussi se repent, et mon gendre sacrifie une vache tous les ans, et mon petit-fils, qui va sur ses sept ans, nous l’avons élevé dans la repentance : il est sage comme une image, tout blond et déjà pénétré par le sentiment de sa faute originelle. » Cette tirade est tirée de la pièce "les Mouches", de Jean-Paul Sartre. La ville grecque d'Argos est tellement gangrenée par la repentance d'un crime de sang royal (le meurtre d'Agamemnon) qu'elle ne respire plus et les mouches ont tout envahi, au risque pour les habitants de les avaler en ouvrant la bouche.
Dans l'acte II - 1er tableau, ce sont les enfants eux-mêmes qui font leur mea culpa : « Nous n’avons pas fait exprès de naître, et nous sommes tous honteux de grandir. Comment aurions-nous pu vous offenser ? Voyez, nous vivons à peine, nous sommes maigres, pâles et tout petits ; nous ne faisons pas de bruit, nous glissons sans même ébranler l’air autour de nous. Et nous avons peur de vous, oh ! Si grand peur ! » (peur des dieux)
Electre au contraire veut conjurer la malédiction et la peur des dieux en se lançant, lors de la commémoration officielle des morts, dans une danse pour la vie et la joie : « car je danse pour la joie, je danse pour la paix des hommes, je danse pour le bonheur et pour la vie. »
Ainsi voit-on un peuple entièrement soumis à l'adoration de son propre malheur, acceptant son funeste destin commun, et s'interdisant de vivre.
Aujourd'hui, certains voudraient-ils imposer ce même sort au peuple français ? Ce serait en tous cas mal interpréter le propos d'Emmanuel Macron que d'y voir une telle intention. Le candidat a employé trop vite les mots "crime contre l'humanité", une qualification juridique bien précise et qui ne correspondait pas à l'idée (l'offense à l'humain) qu'il défendait. Il a donc rectifié le tir.
Mais au fait, qu'est-ce qu'un crime contre l'humanité ? Il s'agit d'une incrimination créée par l'Accord de Londres du 8 août 1945, fondateur du statut du Tribunal militaire International de Nuremberg : « c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime » (Charte de Londres, article 6, c).
Ce crime désigne une « violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d'un individu ou d'un groupe d'individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux ». Cependant, « il n’y a pas, pour les crimes contre l’humanité, de définition généralement admise ». La notion recouvre en effet plusieurs incriminations citées dans différents textes. Elle elle ainsi évolutive, elle n'est pas close. En revanche, il serait déraisonnable d'y inclure le colonialisme en tant que tel, pour diverses raisons et, pour commencer, parce qu'il ne ressort pas de l'idée de crime, à l'état pur : tout ne fut pas attentatoire à la personne humaine dans le colonialisme, certains "bienfaits" sont même à mettre à son crédit. De plus, nous ne sommes pas dans une logique d'une politique systématique de destruction ou de mise en esclavage d'une population.
Juridiquement, nous ne sommes pas "dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile" au sens de l'article 7 du Statut de Rome qui exige que les crimes doivent être commis dans un tel contexte pour relever de la qualification juridique de crime contre l'humanité. Lesdits crimes sont listés par ce texte, notamment : "meurtre ; esclavage ; déportation ; emprisonnement abusif ; torture ; abus sexuels ; persécution de masse ; disparitions ; apartheid, etc." Juridiquement d'accord, mais moralement, nous ne pouvons que réprouver l'esprit général du colonialisme, ses effets pervers et ses excès, ainsi que certains actes isolés d'individus qui doivent être sanctionnés.
L'attitude de l'Etat et de la police consistant à minimiser voire à nier des actes policiers passibles de la qualification de viol, marque, hélas, une sordide tendance qui n'augure pas un avenir de justice pour tous. Fort heureusement, les juges semblent actuellement prendre la mesure des choses.
L'ancien président de la République Nicolas Sarkozy a souvent utilisé le terme de "repentance", au cours de la campagne de 2007. Le dimanche 6 mai 2007, soir du 2e tour de l'élection présidentielle, il prononce cette phrase : « Je veux en finir avec la repentance qui est une forme de haine de soi, et la concurrence des mémoires qui nourrit la haine des autres ». Il s'agit là d'une extrapolation tendancieuse du terme qui lui donne une connotation exclusivement négative et, en tous cas, exagérée. La juste réprobation morale de faits ignobles n'est pas assimable à de la repentance dans le sens réducteur qu'en donne Sarkozy.
Dans la même lignée, le 28 août 2017 à Sablé-sur-Sarthe, le candidat et ancien Premier ministre, François Fillon, affirme "non, la France n'est pas coupable d'avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d'Afrique, d'Asie et d'Amérique du nord" et "non, la France n'a pas inventé l'esclavage." Cette seconde affirmation doit être regardée néanmoins comme un dédouanement dangereux voire cynique. En effet, le fait que la France n'a pas inventé l'esclavage ne devrait pas signifier que, pour cette raison, elle soit considérée comme légitime à la pratiquer. Ce même serait cautionner de futurs actes d'esclavage. Enfin, l'esclavage figure bien au titre des crimes pouvant être qualifiés de crimes de l'humanité selon le texte international cité ci-dessus. Fillon, qui connaît le Droit, est forcé de le rappeler sur le plateau de France 2, que "bien sûr que l'esclavage est un crime, bien sûr que la colonisation aujourd'hui, avec les critères qui sont les nôtres, est un crime".
Mais pour autant, dit-il, "je ne veux pas qu'on fasse porter cette responsabilité à l'État d'aujourd'hui, aux Français d'aujourd'hui". Le candidat dit ici deux choses : d'une part, il ne faut pas s'attendre à des réparations de la part de l'Etat français ni sous forme financière ni sous forme de restitution de terres (dans les Dom Tom). D'autre part, les Français d'aujourd'hui n'ont pas à porter indéfiniment les crimes de leurs prédécesseurs. Le premier point est contestable, l'Etat français est, dans sa permanence, une institution intemporelle qui ne peut pas effacer sans examen son passif : qu'il s'agisse de crimes nationaux ou de dettes financières. La position des présidents Chirac et Hollande est donc juste à cet égard. Ils ont tous deux reconnu une certaine responsabilité : celle de l'Etat, mais pas celle du peuple français d'aujourd'hui. Quant à l'idée de réparation, elle ne peut pas davantage profiter aux héritiers des victimes que la faute ne peut être héritée par les descendants des individus ayant commis des exactions abjectes (= certains actes liés au colonialisme et non pas le colonialisme en lui-même). Il s'agit d'une condamnation morale mais pas juridique avec indeminités à la clé (sauf exceptions concernant certaines catégories de personnes vivantes victimes d'un préjudice certain et encore actuel).
Un décret du 3 février 1993 a institué une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité du gouvernement de Vichy. Jacques Chirac, dans son discours du 16 juillet 1995, reconnaissait ainsi pour la première fois la responsabilité de l’Etat français, commettant l’irréparable, dans la déportation des Juifs de France. Et, le 21 mai 2001, la loi Taubira reconnaissait la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité et adoptait une journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage. Il n'y a rien d'excessif dans ces décisions qui ne sont pas des repentances, mais de simples reconnaissances de faits établis et la réaffirmation du devoir de respecter l'intégrité de tout individu.
Mais revenons à nos Mouches !
Oreste, finalement, va prendre sur lui tous les remords et les crimes de son peuple, selon le voeu qu'il avait exprimé : "écoute, tous ces gens qui tremblent dans des chambres sombres, entourés de leurs chers défunts, suppose que j’assume tous leurs crimes." En les endossant, il va libérer la ville d'Argos de la présence des Érinyes (les mouches infernales), s'identifiant implicitement à la fois au Christ - dans cette version sartrienne de l'histoire - et explicitement au joueur de flûte légendaire qui charma les rats.
Oreste laisse les hommes (et femmes) de son peuple seuls en face de leur condition, c'est à eux de se construire par leurs actes. Autrement dit, ils n'ont pas à porter les actes des autres ni les actes du passé. Ils doivent fonder leur propres vies d'hommes, de femmes, et d'enfants, sur leur propres actes. Lui, Oreste, a déjà posé son acte fondateur, à savoir l'accomplissement de sa vengeance par l'assassinat d'Eghiste et de son épouse Clytemnestre (sa propre mère), qui sont les deux meurtriers de son père Agamemnon. "Crois-tu que je voudrais l’empêcher ? J’ai fait mon acte, Electre, et cet acte était bon. (…) Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai, car ma liberté, c’est lui.
Sa soeur Electre, au contraire, exprime des remords. Il n'empêche, Oreste a mis fin au règne de Jupiter sur la ville sur laquelle il maintenait un esprit délétère et morbide de sacrifice et de repentir éternel : « Depuis cent mille ans je danse devant les hommes. Une lente et sombre danse. Il faut qu’ils me regardent : tant qu’ils ont les yeux fixés sur moi, ils oublient de regarder en eux-mêmes… » La danse de Jupiter est autant aliénante et perverse que la danse d'Electre était joyeuse et libératrice. Les hommes "oublient de regarder en eux-mêmes" dit Jupiter. Et ici, c'est tout l'intérêt du précepte de Delphes du temple d'Apollon (d'ailleurs protecteur d'Oreste contre Zeus dans cette légende), le précepte "connais-toi toi-même", qui estmis en lumière car il invite l'homme à se connaître pour être libre. Oreste, lui, est libre depuis longtemps. Formé par un philosophe (le pédagogue), il pose de plus l'acte fondateur de sa liberté effective en exécutant le couple meurtrier de son père. Oreste à Jupiter : « Je ne suis ni le maître ni l’esclave. Je suis ma liberté ! A peine m’as-tu créé que j’ai cessé de t’appartenir ».
De la même façon, nous pouvons dire qu'un peuple est libre et n'appartient pas aux exactions collectives de son passé. Chaque nouvel individu porte la responsabilité qui est la sienne, et seulement la sienne. Nous ne vivons plus à l'ère des malédictions qui frappaient ad vitam aeternam, ou sur de très nombreuses générations, un peuple ou une famille sur la base d'un acte tragique perpétré par un ancêtre ou un monarque.
Sauf exceptions, seul mes actes m'engagent. "Je ne suis ni le maître ni l’esclave. Je suis ma liberté ! "
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