Années 50 à Paris : les petits métiers de la rue
La ville de Paris avait, dans les années 50, un visage bien différent de celui que l’on connaît aujourd’hui. L’évolution de l’urbanisme et la multiplication des véhicules automobiles sont évidemment pour beaucoup dans ce changement. En quelques décennies, ce sont également de nombreux petits métiers des rues et des jardins publics qui ont disparu, victimes des profondes mutations de nos modes de vie...

Pour retrouver l’ambiance du Paris des années 50, rien de tel qu’un album photographique de Willy Ronis. Tout est là, dans les clichés de cet artiste hors pair qui, mieux que tout autre, a su rendre, sans artifice ni scénarisation, l’ambiance des rues de la capitale dans ces années-là. Notamment celle des quartiers populaires, à l’image de ces défuntes rues de Belleville, sacrifiées sur l’autel du pragmatisme politique pour un urbanisme sans âme. Peu de voitures sur ces photos, plutôt des gens dans leur habitat, le plus souvent vétuste et lépreux.
Un habitat fait de vieilles bâtisses où l’on allait encore chercher l’eau sur le palier, à proximité de toilettes collectives à la turque impraticables dans le froid mordant de l’hiver. Encore y avait-il des privilégiés ; ceux-là disposaient, à l’intérieur du logement, d’un évier en grès qui voisinait avec la cuisinière à charbon et la table familiale. Cette table où l’on prenait ses repas en écoutant la TSF. Avec une prédilection le midi pour les savoureux échanges « Sur le banc » des deux clochards préférés des Français, La Hurlette et Carmen (Raymond Souplex et Jeanne Sourza) ou les élucubrations publicitaires de Zappy Max, confronté dans « Ça va bouillir » à l’immonde Kurt von Straffenberg, alias Le Tonneau ; le soir venu, c’est en écoutant les aventures de « La famille Duraton », là encore avec la gouailleuse Jeanne Sourza, que l’on dînait en famille.
À cette époque, il existait encore quelques-uns de ces petits métiers de la rue hérités des temps passés, certains d’entre eux trouvant leur origine jusque dans les sociétés médiévales. Et si les marchands de coco ou de café ambulants avaient depuis longtemps déserté le pavé des rues de la capitale, il était possible de rencontrer des chevriers venus des fermes environnantes* avec quelques animaux pour vendre des fromages et faire déguster aux Parisiens le lait de leurs biquettes. Mince compensation pour les bourgeoises en capeline qui se pressaient naguère aux abattoirs de Vaugirard pour se délecter du sang chaud des animaux tout juste égorgés tandis que se pressaient autour d’elles des employés au grand tablier sanglant.
Pas de sang, mais du lait dans les bouteilles livrées chaque matin par les commis des crémiers, principalement dans les beaux quartiers. Des livraisons nettement plus rares dans les quartiers populaires où l’on allait chercher soi-même le lait à la crèmerie, tache souvent dévolue aux jeunes enfants porteurs d’un petit bidon en aluminium. Le lait, malgré toutes ses qualités, ne pouvait alors rivaliser avec le vin, réputé nécessaire au rendement des ouvriers et recommandé « en quantité raisonnable » par les médecins eux-mêmes. C’était l’époque du « velours de l’estomac », ce redoutable Vin des Rochers de Gévéor qui rivalisait alors avec les non moins décapants Kiravi de la SVF ou Préfontaines de Dubonnet dans leurs bouteilles de verre étoilé, sans oublier les Vins du Postillon, popularisés dans les rues de la capitale ou sur les routes du Tour de France par une très populaire malle-poste jaune à cocher en livrée.
Ces vins, on les achetait alors chez un caviste dans les beaux quartiers et chez le bougnat du coin dans les quartiers populaires. Un bougnat chez qui l’on se fournissait également en charbon pour alimenter le poêle Godin ou la cuisinière Rosières. Rude boulot que la livraison de ces boulets de charbon en sacs de 80 kg descendus à dos d’homme dans des caves d’un accès parfois malaisé par un Auvergnat plus noir de visage que le tirailleur Banania dont le visage de réclame s’affichait sur les murs avec le joufflu bébé Cadum, le flacon de Jouvence de l’abbé Soury ou le vert personnage cracheur de feu du Thermogène.
Des vrais cracheurs de feu, il n’en manquait d’ailleurs pas dans ces années 50, généralement aux abords des marchés, et leurs dangereux exploits ne manquaient pas d’impressionner les gamins, fillettes aux cheveux tenus par des barrettes ou garçonnets porteurs d’un béret. Moins spectaculaires, les démonstrations des montreurs d’ours étaient pourtant très appréciées, les temps n’étant pas alors à la compassion pour ces pauvres animaux entravés par des chaînes et contraints à des chorégraphies balourdes. Des chaînes, il y en avait aussi qui emprisonnaient le torse et les bras d’athlètes au visage buriné de forçat qui, le moment venu, veines du cou gonflées, traits crispés et muscles bandés, parvenaient dans un cri libérateur à se défaire de leurs entraves sous les applaudissements des badauds.
Des petits métiers de cette époque, on garde également le souvenir des vitriers et des rémouleurs, tous deux déambulant au long des rues dans l’espoir d’être hélés par les ménagères pour remplacer un carreau cassé ou affûter des lames fatiguées. Les premiers, le dos chargé de panneaux de verre de différentes tailles soigneusement fixés sur un châssis de bois, s’annonçaient par un long cri modulé et inlassablement répété : « Viiitriiier ! ». Les seconds progressaient en poussant leur bricole et en agitant de manière régulière une cloche jusqu’au moment où leur étaient confiés des couteaux au tranchant émoussé qu’ils aiguisaient avec soin, dans un crissement caractéristique, sur une meule humide à l’aide d’une poulie actionnée par des pédales en bois ; un spectacle qui fascinait les plus jeunes enfants, émerveillés par les étincelles jaillissant de la meule.
Autres gagne-petit, les chiffonniers des rues. Dans leur voiturette à bras – dans le meilleur des cas, tirée par un âne –, ils entassaient les vieux habits et les paquets de journaux récoltés chez les particuliers. Une voiturette à bras, c’est aussi ce qu’utilisaient les marchands de quatre-saisons pour vendre leurs fruits et légumes, parfois en sollicitant l’aide de gamins pour monter une côte en l’échange d’une pomme ou de quelques cerises.
Les cireurs de chaussures n’étaient pas rares non plus durant les années 50 dans les quartiers d’affaires ou sur les grands boulevards. C’est là, sur ces grandes artères, que l’on croisait également le plus grand nombre de crieurs de journaux. D’une forte voix, ils annonçaient le quotidien dont ils brandissaient un exemplaire pour attirer le chaland, parfois en reprenant d’un ton théâtral le titre de « une » : France-Soir, Paris Presse l’Intransigeant, L’Aurore étaient ainsi vendus sur les trottoirs de Paris par ces crieurs, de même que le New York Herald Tribune, avec un regret pour les acheteurs : ne jamais l’avoir reçu des mains de la charmante Jean Seberg.
Avec le dimanche venait le temps de la détente. Lorsqu’ils ne filaient pas acclamer les cyclistes à la Cipale ou les footballeurs au Parc des Princes, les pères se joignaient à leurs épouses pour emmener les enfants jouer dans les parcs et jardins après avoir acheté aux plus sages un Roudoudou, un chewing-gum Globo ou une tablette de Zan à la boulangerie. De temps à autre, les parents se fendaient d’une pièce de vingt sous auprès du loueur de bateaux, moyennant quoi leur gamin ravi pouvait, à l’aide d’une baguette en bois, lancer un voilier sur le bassin des Tuileries ou celui du Luxembourg et s’imaginer, une demi-heure durant, être un vaillant capitaine. Quant aux parents, ils s’asseyaient sur une chaise après avoir jeté un regard circulaire pour s’assurer que la chaisière n’était pas dans les parages. Une précaution souvent inutile : la brave dame – en général une veuve de guerre – savait se faire discrète derrière les arbres ou les massifs de buissons pour fondre sur les occupants et leur vendre le ticket de chaise tandis que résonnait plus loin les accents d’un orchestre d’harmonie qui, au kiosque à musique, interprétait une transcription du concerto pour trompette de Hummel ou les Feux d’artifices royaux de Haendel.
Années 50, un autre temps. Il y avait alors des bedeaux dans les églises et, aux pavillons Baltard, des forts des Halles, ces hommes à grand chapeau que l’on voyait chaque 1er mai dans les actualités Pathé, se rendre à l’Élysée pour offrir le muguet au Président de la République. Les rares Parisiens qui avaient les moyens de se payer une voiture roulaient en Traction Citroën, en Dyna Panhard, en Peugeot 203 ou en 4 CV Renault ; les autres se déplaçaient à vélo, en bus Renault TN4 à plate-forme ou dans les brinquebalantes rames Sprague du métro. À la TSF, on écoutait Brassens dans la « Chanson pour l’Auvergnat », Édith Piaf dans « L’homme à la moto », Mouloudji dans « Comme un p’tit coquelicot » ou Cora Vaucaire dans la « Complainte de la Butte ». Un autre temps...
* Il a existé une ferme à Arcueil, quasiment aux porte des Paris, jusqu’au début des années 60.
Autres souvenirs d’antan :
Je me souviens ou les souvenirs d’un gamin de Paris en 1957 (juillet 2008)
1965 : un dimanche au village, quelque part dans le Cantal (novembre 2009)
Le village englouti, victime du progrès et d’EDF dans les années 50 (décembre 2009)
1957 : jour de batteuse dans un village du Cantal (septembre 2013)
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