Pourquoi la liberté d’expression n’est pas négociable
Une fois n’est pas de coutume, je vais réagir à chaud au billet d’un estimable confrère de clavier.
Notre ami Gauche de combat nous signale un papier qui, mettant en exergue l’absolue abjection des propos tenus par nos ennemis idéologiques et sociétaux — même s’ils tentent de nous faire accroire le contraire avec leurs faux nez populos —, recommande, une fois de plus, d’en finir avec le principe de la liberté d’expression quand elle est utilisée par ce qu’il faut bien appeler des ennemis de la démocratie et de la République.
Certains, à l’extrême droite, mais aussi, plus grave, dans nos propres rangs, au Front de Gauche ou dans le mouvement 6ème République, brandissent l’étendard de la liberté d’expression dans les circonstances les plus scabreuses et les plus contraires à l’idéal républicain et à l’esprit démocratique. Je pense notamment, en passant, à ces gauchistes de la veine identitaire, ou à ces adeptes de Chouard, gentils virus mais pas tant que ça, qui utilisent volontiers cet argument pour tenter de faire taire les antifas et les défenseurs des droits humains. Le site Mémorial 98, connu de tous ceux qui militent contre le fascisme et l’extrême droite, nous informe aujourd’hui du contenu insupportable d’un article de Quenel+, le site d’extrême droite antisémite de Dieudonné :
Passons sur le fait que je ne vois pas trop comment défendre la liberté d’expression permet de faire taire qui que ce soit : il est probable que la pensée ait trébuché sous le coup de l’émotion. La liberté d’expression englobe immanquablement celle de l’analyse, de la critique et de la dénonciation féroce de son usage à des fins totalitaires.
Émotion au cœur du débat, donc, car quand on lit la suite, c’est à dire quelques morceaux choisis de la diatribe fachotte dans toute son hideuse splendeur, on ne peut qu’être absolument et totalement indignés et en colère :
Depuis le lundi 4 mai , sur le site « Quenel Plus » de Dieudonné, s’affiche ce qui est présenté comme un entretien avec Patrice Alègre, actuellement détenu à la centrale de Poissy pour cinq meurtres, une tentative de meurtre et six viols qu’il a reconnus. Dieudonné affirme depuis plusieurs années animer un « atelier » dans cette centrale avec d’autres personnes condamnées pour meurtres et tortures , dont Germain Gaiffe, présenté comme le directeur de publication de Quenel Plus. Depuis quelques semaines, il annonçait son rapprochement avec Patrice Alègre.
Apocryphe ou non, le contenu de cet « entretien » est difficilement soutenable à la lecture. Dans un premier temps, le texte s’attaque à l’enfant en situation de handicap de Laurent Louis, politicien antisémite belge avec lequel Dieudonné s’est récemment brouillé pour une affaire de gros sous liée au lancement d’une entreprise baptisée l’Ananassurance. « Morte née accrochée au fion de sa mère », « cancrelat tout désarticulé », « baignant dans sa pisse et dans ses excréments » sont quelques uns des qualificatifs utilisés. Dans la suite du texte, l’auteur appelle au meurtre à coup de pelle de l’enfant. Dans la suite de l’article, c’est l’assassinat récent d’une petite fille violée qui est évoquée dans des termes tout aussi insoutenables, accompagnés du prénom de l’enfant.
Source : Dieudonné, le fond Dutroux. | Memorial98 Contre le racisme et l’antisémitisme
Je vais choisir lâchement de faire confiance au site qui cite, tant que je n’ai pas envie d’aller me rayer la rétine et griller les neurones à fouiller les ordures d’un certain Internet jaune devant et marron derrière.
C’est abject, c’est moche, c’est immonde, c’est affligeant de voir que des gens en sont arrivés à un tel pourrissement de la pensée et une telle bassesse, voire négation, de leur propre humanité. Et c’est précisément à cause de cela que, contrairement à mon collègue de clavier et à sa source, je suis plus que jamais convaincue de la nécessité absolue et incontournable d’une liberté d’expression pleine et entière de toutes les opinions, y compris et surtout, des plus dégueulasses d’entre elles.
C’est en mettant bien le nez dans la merde qu’on apprend qu’elle pue
Mais la question posée par cet appel au meurtre des enfants en situation de handicap, accompagné d’apologies de viols et de meurtres d’enfants ayant réellement été assassinés, ne met pas seulement en cause la responsabilité des partisans officiels de Dieudonné.
Qu’en pensent celles et ceux , organisations politiques, éditorialistes plus ou moins connus, militants de la « liberté d’expression » et qui défendent une politique qui consisterait à réagir uniquement par la voie judiciaire , au coup par coup, à chaque nouvelle provocation prévisible du néo-nazi ?
Les plaintes déposées contre des vidéos antisémites et racistes publiées par Dieudonné ont mis des semaines, voire des mois à aboutir à leur suppression sur You Tube. Dans l’intervalle, elles avaient été visionnées des centaines de milliers de fois. Il en sera de même pour ce texte si une plainte est déposée. Dans l’intervalle, les droits et les libertés individuelles des enfants nommément visés dans ce texte sont-ils respectés ? Doit-on imposer à la famille d’un enfant assassiné et violé qu’un tel discours public soit disponible ?
Ceux qui répètent depuis des années que sanctionner Dieudonné serait lui faire de la « publicité », sont-ils prêts à défendre le maintien de ce texte, à expliquer aux familles concernées qu’il vaut mieux ne rien faire et ne rien dire ?
Mais si la réponse est négative, alors pourquoi serait-elle positive pour d’autres ? Pour la famille d’Ilan Halimi qui a du supporter une vidéo où Dieudonné parle de profaner le cadavre de leur fils tué ? Pour l’ensemble des survivantEs du génocide commis par les nazis qui doivent supporter depuis des années qu’on les traite de menteurs et de faussaires, qu’un néo-nazi nie l’atrocité de ce que leur ont fait les nazis ?
Source : Dieudonné, le fond Dutroux. | Memorial98 Contre le racisme et l’antisémitisme
Qui a dit qu’il ne faudrait rien dire ou rien faire ? Qui a dit qu’il ne faut pas répliquer ? Qui a dit qu’il ne faut pas démontrer, dénoncer, déconstruire ce genre de discours ? L’apologie du meurtre n’est-elle d’ailleurs pas déjà condamnée ?
Défendre la liberté d’expression à la Chomsky ne signifie en rien plaider pour le laisser-faire. Bien au contraire. C’est de censurer en amont qui est faignant. Défendre la liberté d’expression, c’est se donner les moyens de lutter contre des arguments fallacieux, des paroles infâmes, des représentations sociales négatives qui, sans contradiction et bien protégés par la circulation sous le manteau, pourraient tranquillement étendre leur moisissure intellectuelle dans les fondements mêmes de notre démocratie.
Ce n’est d’ailleurs pas autrement que tombent les dictatures : sous les coups de boutoir des chansonniers, des pamphlétaires, des fabulistes, des réunions secrètes, de toute cette contreculture qui est d’autant plus vivace sous la ligne de flottaison qu’elle est bridée en surface.
La liberté d’expression nécessite le long travail de démontage et de mise en évidence des fondements réels de ce qui guide l’ennemi politique. Je ne pense pas qu’on lutte efficacement contre la stratégie particulièrement brillante du FN en ce moment, en se contentant de les traiter de fachos, d’infréquentables, d’ennemis de la République et leurs adorateurs de crétins congénitaux. Par contre, je pense qu’on marque des points chaque fois qu’on argumente et qu’on démontre ce qui sous-tend leurs discours de façade.
Par exemple, au lieu de tomber dans le sensationnalisme facile de la mise en scène du clash du père et de la fille, il conviendrait de s’arrêter quelques instants sur une autre déclaration de madame Le Pen qui n’a pas eu l’accueil qu’elle méritait :
« La solution, c’est de rendre nos pays non attractifs à cette immigration. On coupe toutes les pompes aspirantes, on arrête de prendre en charge gratuitement l’école des enfants, les soins, l’aide sociale… », a plaidé Mme Le Pen sur iTÉLÉ, lors d’un entretien enregistré depuis New York où elle assistait à un gala du magazine Time qui l’a placée parmi une liste des 100 personnalités les plus influentes dans le monde.
Source : Drames migratoires : Marine Le Pen veut « rendre nos pays non attractifs » | Le Point
La plupart des lecteurs a inconsciemment complété la phrase de Marine Le Pen avec …pour les immigrés. Ce que madame Le Pen s’est d’ailleurs bien gardé de faire. Parce que ce n’est effectivement pas ce qu’elle disait, ce n’est pas ce qui a été relevé. Pour en finir avec des drames migratoires, madame Le Pen ne propose pas de rendre les pays d’origine moins insupportables à vivre, mais les nôtres moins attirants… en appliquant un programme purement libéral de liquidation du contrat social et de la protection des plus fragiles d’entre nous. En gros, en transposant férocement une politique antisociale à la Thatcher !
Non bien sûr, personne ne relève ce qui est pourtant dans le programme du FN qui n’a jamais, mais alors jamais, soutenu les prolos dont il drague si effrontément les suffrages avec des trémolos sur la lutte des classes, tout en ayant en toile de fond un projet de société qui fera ronronner d’aise le MEDEF le plus réactionnaire (désolée pour le pléonasme !).
De la même manière que l’on peut démonter toute la stratégie de respectabilisation et de confusionnisme idéologique menée actuellement par le FN, on peut et on doit démonter les discours extrémistes des révisionnistes les plus putrides, des réactionnaires qui se font passer pour des iconoclastes et défenseurs du petit peuple. Et donc, on ne doit surtout pas les décourager de déverser leurs ordures en place publique.
Passés les quelques extraits mis en exergue par les médias mainstream, une lecture même pas profonde des Soraleries est nettement suffisante pour voir que derrière le vernis craquelé du briseur de tabous se cache un bon gros réac de la pire espèce qui, comme la plupart de ses copains de bac de vidange, pense, par exemple, que les femmes sont une sous-espèce de l’humanité, ce qui est un indicateur disqualifiant de première bourre, selon moi.
Tout cela pour te dire, ami défenseur de la liberté d’expression à géométrie variable, qu’au contraire ton papier est une ode à la liberté d’expression totale et sans frein : quand tu lis les mots de Dieudonné, alors tu n’as plus aucun doute sur la dénaturation profonde de sa pensée. C’est grâce à la liberté d’expression que Le Pen vieux a toujours lâché les chiens et bien montré la sale gueule de son idéologie, ce qui a toujours été de nature à rendre inconfortable son soutien pour pas mal de réacs bon teint. Je trouve très bien que les fachos, les racistes, les dégueulasses de tous poils puissent vidanger sans limites la fosse à purin de leur pensée en place publique, parce qu’ainsi, il n’y a que les hypocrites qui pourront prétendre plus tard qu’ils n’avaient pas saisi l’ampleur de leur décrépitude intellectuelle, parce qu’ainsi, on peut les combattre.
Si tu censures les gros dégueulasses, cela implique deux choses :
- Que tu penses que les gens sont trop bêtes et influençables et qu’il faut trier pour eux ce qu’ils doivent écouter ou lire pour les faire « bien penser », ce qui est tout autant paternaliste et condescendant que contreproductif. Le problème, c’est que les fachos sont précisément d’accord avec toi sur ce point, mais pour des raisons radicalement opposées et ils s’empressent de mettre en place leur censure à eux dès qu’arrivés au pouvoir. Tu présupposes que c’est de recevoir la pensée fachotte qui rend facho, alors qu’au contraire les esprits fachos trouveront toujours à nourrir leur vision du monde jusque dans un documentaire animalier, alors qu’il est bon pour l’édification de tous et plus particulièrement des non-fachos hésitants et confus de voir sans détour la nature profonde de cette pensée afin, par exemple, de ne pas être tentés par de pseudo votes contestataires de mon cul !
- Le fait de censurer les fachos et autres dégueulasses ne les fait pas miraculeusement disparaitre sous le boisseau, pas plus que cela ne fait changer d’avis leurs sympathisants. Au contraire, cela les conforte dans leur martyrologie à deux balles : vous voyez, si on me censure, c’est parce que je dis la vérité, parce que je dérange les puissants et les vermines que je combats.
Du coup, la pensée dégueulasse poursuit son œuvre, mais de manière détournée, pour contourner la censure. Elle n’étale plus son abjection en pleine lumière, elle ne choque plus frontalement, mais elle instille insidieusement son poison, elle joue sur les mots, les images de ralliement, elle fricote avec le confusionnisme, brouillant les pistes pour contaminer plus de gens qui seraient nettement plus sur la défensive avec des discours bien crades.
En gros, les pensées abjectes sont un peu comme les blattes : elles ont toujours tendance à craindre la lumière et à s’épanouir dans l’ombre humide des caves obscures.
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