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Accueil du site > Tribune Libre > Hommage à Dobrica Cosic : mort d’un géant de la littérature

Hommage à Dobrica Cosic : mort d’un géant de la littérature

L'un des plus grands écrivains du XXe siècle, géant de la littérature slave, sinon mondiale, est mort, ce dimanche 18 mai 2014, à l'âge respectable de 92 ans, dans une indifférence quasi générale, du moins hors des frontières de son pays. Et pour cause, aussi injuste fût-elle ! Dobrica Cosic (Dobritsa Tchossitch, en français) incarna, au regard étriqué du conformisme médiatique comme du dogmatisme intellectuel, une impardonnable tare : celle d'être Serbe, peuple outrageusement diabolisé, par une bonne partie de l'intelligentsia occidentale, durant tout le conflit en ex-Yougoslavie. Pis, ce membre influent de l'Académie serbe des Sciences et des Arts fut tout aussi injustement considéré comme le père spirituel du « nationalisme serbe » : idéologie, celle de la « Grande Serbie », au nom de laquelle des milliers de Croates, de Bosno-Musulmans et de Kosovars ont été massacrés, victimes du plus sanglant des nettoyages ethniques que l'Europe ait malheureusement connu depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

PRESIDENT DE LA YOUGOSLAVIE

Il est vrai, pour être aussi objectif qu'impartial, que Dobrica Cosic fut élu président, le 15 juin 1992, en plein conflit bosniaque, de ce qui était encore alors la République Fédérale de Yougoslavie (regroupant les républiques de Serbie et du Monténégro). Mais il n'en fut, à son corps défendant, que l'éphémère et impuissant dirigeant puisque c'est Slobodan Milosevic, apparatchik nettement plus aguerri, qui, un an après à peine, le 1er juin 1993, prit officiellement le pouvoir, après avoir écarté son rival de toute fonction politique, en cette turbulente région des Balkans.

Davantage, c'est faire injure au sens même de l'Histoire, plus encore qu'à la personne de Cosic, que de prétendre, par le plus infâme des paradoxes, que ce grand écrivain fut un fieffé nationaliste, doublé d'un dangereux extrémiste. Car, bien au contraire, c'est dès le mois d'avril 1941 que Cosic, alors jeune résistant communiste, s'engagea aux côtés des « partisans » de Tito pour combattre, armes à la main, l'Allemagne nazie, qui venait d'envahir la Yougoslavie.

 

LE RESISTANT AU NAZISME ET LE DISSIDENT COMMUNISTE

C'est de cette époque-là, précisément, que datent ses premiers combats contre deux des nationalistes les plus fanatiques de l'ancienne Yougoslavie : Franjo Tudjman, antisémite notoire qui deviendra en 1991 le président de la Croatie, et Alija Izetbegovic, fondamentaliste musulman qui deviendra en 1992 le président de la Bosnie-Hervégovine.

Plus encore : Cosic, en 1968 déjà, fut exclu du comité central du Parti Communiste de Serbie puis placé en résidence surveillée, en en faisant ainsi un des dissidents historiques du vieux bloc de l'Est (au même titre que Soljenitsyne, Sakharov ou Vaclav Havel), pour ce seul fait qu'il avait osé soulever, très légitimement pourtant, l'épineuse question du nationalisme albanais au Kosovo. Il y prônait, plus spécifiquement, le partage de cette région entre Albanais et Macédoniens, au sud, et Albanais et Serbes, au nord. Autant dire que si on avait accordé plus de crédit à ses propos visionnaires, le Kosovo aurait échappé, trente ans plus tard, à ce bain de sang dans lequel il plongea, et avec lui la Serbie sous les bombes de l'OTA N, en 1999 !

 

UN SERBE EN EXIL : NAISSANCE DE L'ECRIVAIN

C'est lors de cette retraite surveillée, comme en exil chez lui, que Cosic commença à écrire cette œuvre monumentale qui sera, sur le plan littéraire, la sienne. Au premier rang de ces romans émerge une trilogie épique, vaste fresque historique des tribulations du peuple serbe : Le Temps du Mal  ; Le Temps de la Mort  ; Le Temps du Pouvoir*. Les lecteurs les plus avisés feront certes là un rapprochement, non moins fondé, avec deux des plus grands livres, au regard du totalitarisme soviétique, du XXe siècle : Vie et Destin de Vassili Grossman et Les Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev. Car l’œuvre de Cosic, c'est encore bien plus, en réalité, que la douloureuse épopée des Serbes ; c'est, de manière plus universelle, la dénonciation de toute tyrannie politico-idéologique, quel que soit le peuple opprimé sous son immonde férule.

 

UN HUMANISME DEMOCRATIQUE

Morale de l'histoire ? Dobrica Cosic, c'était donc avant tout l'incarnation, comme il se plaisait à se définir lui-même, d'un « patriotisme humaniste et démocratique ». C'est à ce seul titre, comme l'un des plus grands écrivains de notre temps bien plus que comme président de son pays, que je consentis à le rencontrer, par l'intermédiaire de son éditeur francophone, feu Vladimir Dimitrijevic, en août 1992, à Belgrade.

A cette époque-là, la Serbie étouffait déjà sous l'embargo décrété unilatéralement par l'Occident, et la Bosnie elle-même, où la guerre faisait rage, était à feu et à sang. Je rencontrai Dobrica Cosic en son bureau présidentiel, celui-là même qu'avait jadis occupé le Maréchal Tito. Je me souviens parfaitement bien de cet entretien. Il est, du reste, fidèlement consigné, pour l'Histoire, dans le premier livre, intitulé Le Temps du Réveil**, que j'ai moi-même consacré à cette terrible question, qui n'a cessé de m'obséder depuis lors, de la guerre - une abominable guerre civile et fratricide - en ex-Yougoslavie : « L'expérience humaine est sans équivoque : les plus grands crimes frappent toujours les proches, les frères de sang et d'idées », me dit-il, consterné et affligé à la fois, paraphrasant là une sentence d'Ivan Katic, le héros de ce chef-d’œuvre incontesté qu'est effectivement son Temps du Mal. Puis, toujours aussi effondré, la gorge nouée, la voix éraillée et le regard mouillé derrière ses grosses lunettes d'écailles, Cosic renchérit, soupirant au bord d'un imperceptible sanglot : « Satan n'est qu'un bouffon comparé aux révolutionnaires actuels. ». Tout est dit, parfaitement résumé ! Aussi ne m'attarderai-je pas outre mesure, ici, sur la teneur de cette conversation.

 

AVEC ELIE WISEL EN BOSNIE : LA LIBERATION DE MANJACA, LE PLUS GRAND CAMP SERBE DE PRISONNIERS

Qu'il me soit toutefois permis d'ajouter, à toutes fins utiles et pour disculper une bonne foi pour toutes Cosic de toute complicité avec les crimes serbes, que c'est lors de cette première rencontre, le 21 août 1992, que le vieil écrivain me demanda de le mettre en contact avec Élie Wiesel, prix Nobel de la paix, afin qu'il vienne mener sa propre enquête, en tant que rescapé de l'Holocauste, sur les camps de prisonniers (que d'aucuns, au faîte d'un amalgame du plus mauvais aloi, eurent le très révisionniste culot de comparer à Auschwitz) alors détenus, en Bosnie, par les Serbes. Ce fut bien sûr là chose faite : quatre mois seulement après, en décembre 1992, j'organisai en effet, à la demande de Dobrica Cosic, ce voyage, avec Élie Wiesel, en Bosnie et en Serbie. Dobrica Cosic eut même alors la gentillesse de nous inviter à dîner, en dehors de tout protocole, dans sa petite mais coquette maison privée, sur les hauteurs de Belgrade, dans le quartier résidentiel de Dedinje.

Résultat ? Manjaca, le plus grand camp de prisonniers serbe (près de 3.000 civils bosno-musulmans et croates y étaient enfermés), situé dans le nord-ouest de la Bosnie, fut, à la suite de cette visite, libéré entre les 14, 16 et 18 décembre 1992. Cette libération pacifique, je l'ai supervisée en personne !

Ces faits aussi sont scrupuleusement relatés, en guise de mémoire historique, en un de mes autres livres consacrés à la guerre en ex-Yougoslavie : Requiem pour l'Europe – Zagreb, Belgrade, Sarajevo***, témoignage direct, à la manière d'un journal de bord, que je publiais en juin 1993, à la même époque, précisément, où Dobrica Cosic était démis de son poste de président de la République Fédérale de Yougoslavie.

Paix donc, enfin, à l'âme du grand écrivain et rare humaniste que fut, n'en déplaise à ses détracteurs de pacotille, Dobrica Cosic !

 

* Tous ces livres sont publiés, en français, par L'Âge d'Homme/Éditions de Fallois (1990, 1991, 1996).

** Publié chez L'Âge d'Homme (1992).

*** Publié chez L'Âge d'Homme (1993).

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER

 


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2 réactions à cet article    


  • Jean-François Dedieu Jean-François Dedieu 28 mai 2014 18:36

    Merci d’apporter à la réflexion sur le drame yougoslave alors que le silence aussi coupable qu’antidémocratique de l’Ouest (UE) dure depuis trop longtemps. 


    • filo... 28 mai 2014 23:53

      Un jour, je sais que ce jour viendra, la vérité sur la disparition planifiée et orchestrée de la Yougoslavie jaillira !
      Merci à l’auteur de cet article pour votre contribution et votre prise de position dès le début et indéfectible jusqu’à aujourd’hui.

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