Le 23 juillet 1964. Conférence de presse.
« Une Europe européenne signifie qu’elle existe par elle-même et pour
elle-même, autrement dit qu’au milieu du monde elle ait sa propre
politique. Or, justement, c’est cela que rejettent, consciemment, ou
inconsciemment, certains qui prétendent cependant vouloir qu’elle se
réalise. Au fond, le fait que l’Europe, n’ayant pas de politique,
resterait soumise à celle qui lui viendrait de l’autre bord de
l’Atlantique leur paraît, aujourd’hui encore, normal et satisfaisant.
On a donc vu nombre d’esprits, souvent d’ailleurs valables et sincères,
préconiser pour l’Europe, non point une politique indépendante, qu’en
vérité ils n’imaginent pas, mais une organisation inapte à en avoir une,
rattachée dans ce domaine, comme dans celui de la défense et celui de
l’économie, à un système atlantique, c’est-à-dire américain, et
subordonnée, par conséquent, à ce que les Etats-Unis appellent leur «
leadership ». Cette organisation, qualifiée de fédérale, aurait eu comme
fondements, d’une part un aréopage de compétences soustraites à
l’appartenance des Etats et qu’on eût baptisé « Exécutif », d’autre part
un Parlement sans qualifications nationales et qu’on eût dit «
Législatif ». Sans doute, chacun de ces deux éléments aurait-il fourni
ce à quoi il eût été approprié, savoir : des études pour l’aréopage et
des débats pour le Parlement. Mais, à coup sûr, aucun des deux n ’aurait
fait ce qu’en somme on ne voulait pas qu’il fasse, c’est-à-dire une
politique. Car, si la politique doit évidemment tenir compte des débats
et des études, elle est tout autre chose que des études et des débats.
La politique est une action, c’est-à-dire un ensemble de décisions que
l’on prend, de choses que l’on fait, de risques que l’on assume, le tout
avec l’appui d’un peuple. Seuls peuvent en être capables, et
responsables, les Gouvernements des nations. Il n’est certes pas
interdit d’imaginer qu’un jour tous les peuples de notre continent n’en
feront qu’un et qu’alors il pourrait y avoir un Gouvernement de
l’Europe, mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour était venu
».
Le 4 février 1965. Conférence de presse.
« Il s’agit que l’Europe, mère de la civilisation moderne,
s’établisse de l’Atlantique à l’Oural, dans la concorde et dans la
coopération en vue du développement de ses immenses ressources et de
manière à jouer, conjointement avec l’Amérique sa fille le rôle qui lui
revient quant au progrès de deux milliards d’hommes qui en ont
terriblement besoin ».
Le 14 décembre 1965. Entretien télévisé.
« Dès lors que nous ne nous battons plus entre Européens occidentaux,
dès lors qu’il n’y a plus de rivalités immédiates et qu ’il n ’y a pas
de guerre, ni même de guerre imaginable, entre la France et l’Allemagne,
entre la France et l’Italie et, bien entendu, entre la France,
l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre, eh bien ! il est absolument
normal que s’établisse entre ces pays occidentaux une solidarité. C’est
cela l’Europe, et je crois que cette solidarité doit être organisée. Il
s’agit de savoir comment et sous quelle forme.
Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait
pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu, on peut
sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! », « l’Europe
! », « l’Europe ! » mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie
rien.
Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont. Comment
sont-elles ? Vous avez un pays français, on ne peut pas le discuter, il y
en a un. Vous avez un pays allemand, on ne peut pas le discuter, il y
en a un. Vous avez un pays italien, vous avez un pays belge, vous avez
un pays hollandais, vous avez un pays luxembourgeois et vous avez, un
peu plus loin, un pays anglais et vous avez un pays espagnol, etc. Ce
sont des pays, ils ont leur histoire, ils ont leur langue, ils ont leur
manière de vivre et ils sont des Français, des Allemands, des Italiens,
des Anglais, des Hollandais, des Belges, des Espagnols, des
Luxembourgeois. Ce sont ces pays-là qu’il faut habituer progressivement à
vivre ensemble et à agir ensemble. A cet égard, je suis le premier à
reconnaître et à penser que le Marché commun est essentiel, car si on
arrive à l’organiser, et, par conséquent, à établir une réelle
solidarité économique entre ces pays européens, on aura fait beaucoup
pour le rapprochement fondamental et pour la vie commune. »
(...)
« Alors, vous en avez qui crient : « Mais l’Europe, l’Europe
supranationale ! il n’y a qu’à mettre tout cela ensemble, il n’y a qu’à
fondre tout cela ensemble, les Français avec les Allemands, les Italiens
avec les Anglais », etc. Oui, vous savez, c’est commode et quelquefois
c’est assez séduisant, on va sur des chimères, on va sur des mythes.
Mais il y a les réalités et les réalités ne se traitent pas comme cela.
Les réalités se traitent à partir d’elles-mêmes.
C’est ce que nous nous efforçons de faire, et c’est ce que nous
proposons de continuer de faire. Si nous arrivons à surmonter l’épreuve
du Marché commun — j’espère bien que nous le ferons — il faudra
reprendre ce que la France a proposé en 1961 et qui n’avait pas réussi
du premier coup, c’est-à-dire l’organisation d’une coopération politique
naissante entre les Etats de l’Europe occidentale. A ce moment-là, il
est fort probable qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, l’Angleterre
viendra se joindre à nous et ce sera tout naturel. Bien entendu, cette
Europe-là ne sera pas comme on dit supranationale. Elle sera comme elle
est. Elle commencera par être une coopération, peut-être qu’après, à
force de vivre ensemble, elle deviendra une confédération ».