A quoi servent les éditeurs ?
Cette petite agitation vite apaisée n’aurait guère d’intérêt si elle ne posait de vraies questions, auxquelles il importe de réfléchir d’urgence.
1) D’abord, comment expliquer la « spirale de refus », pour reprendre l’expression de François Bon, qui accule un auteur à la lassitude, et en définitive à une diffusion de son oeuvre vouée à l’échec ? Disons les choses comme elles méritent d’être dites : il y a quinze ans, Point vif aurait été accueilli par un éditeur, et il y a cinquante ans, aucun doute qu’on se serait battu pour le publier. François Bon rappelle à juste titre qu’un texte aussi fort aurait trouvé à la fois sa place sur l’étal des libraires, qu’il aurait été relayé par les revues – qui se seraient activées en sa faveur – et qu’un espace critique attentif, fervent, se serait déployé autour de lui. Le texte est inclassable, me dira-t-on. Certes. Il n’appartient à aucun genre défini, il est tantôt autobiographie, tantôt récit, tantôt méditation morale sur l’époque. Certes. Et alors ? Les éditeurs ne sont-ils pas là pour accompagner les créations « inclassables » et proposer à un public même restreint de les découvrir ? Qu’un éditeur comme Actes Sud, qui n’hésite pas à multiplier les déclarations de singularité et de résistance à la marchandisation du livre, ne veuille pas d’un tel texte, en dit long, à mon avis, sur l’état général de délabrement de l’édition en France.
2) Le net est-il l’avenir de la création littéraire ? La bataille du papier et du numérique est-elle engagée ? Les écrivains doivent-ils d’ores et déjà se préparer à de prochaines révolutions ? Sur ces questions, je me garderai bien de faire une réponse tranchée. Qui peut le faire, d’ailleurs ? Mais le simple fait qu’on commence à les poser est significatif. François Bon se demande, avec beaucoup de légitimité, si « les dispositifs traditionnels de l’édition sont encore à même d’accueillir les noyaux de la création ». Les « critères de publiabilité » sont aujourd’hui tels qu’internet peut constituer une aubaine miraculeuse pour des paroles singulières, vivantes, insolentes, dont la machine éditoriale ne veut pas. Comme le rappelait François Bon à un internaute qui l’accusait de vouloir « la mort du livre papier » : les éditeurs se débrouillent très bien pour organiser leur suicide tout seuls.
3) Qu’est-ce que l’espace public est donc devenu, dans un pays de vieille et forte tradition culturelle comme le nôtre, pour qu’un texte comme Point vif n’y ait plus accès, et pour que des milliers de lecteurs potentiels en soient privés ? Dans un article datant d’il y a plus de trente ans, et consacré à Bernard-Henri Lévy, sous le titre « L’industrie du vide », Cornelius Castoriadis dénonçait le « processus de destruction accélérée de l’espace public de pensée ». Nous en sommes toujours là aujourd’hui. Et plus que jamais. Les colères et les indignations ne servent même plus à rien, à ce stade. On reste sans voix, par exemple, quand Le Monde titre en première page sur le dernier Houellebecq : « une analyse aiguë du déclin de l’homme occidental ». De qui se moque-t-on ? Quels nigauds espère-t-on encore appâter avec cette nourriture avariée ? Et par quelle aberration en arrive-t-on à s’extasier devant une prose marinée dans la haine de soi et des autres ? Sans l’appui d’aucune artillerie médiatique, le livre de Pierre Mari nous interroge sur le travail contemporain en entreprise, le devenir peu reluisant de nos révoltes, le langage mécanique et désincarné dont nous sommes tous plus ou moins complices, la possibilité ou non de se frayer un chemin propre dans cette société irrespirable... De quoi renvoyer Houellebecq au néant de médiocrité névrotique dont aucun éditeur n’aurait jamais dû le sortir.
Qu’on se le dise – même si quelques lignes et quelques ferveurs rassemblées ne feront pas grand-chose contre la puissance de feu de la « rentrée littéraire ».
Et que François Bon soit remercié, une fois de plus, pour avoir fait office de passeur littéraire.
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